On pourrait croire que le narrateur de L’extension du domaine de la lutte est un énervé de première catégorie, ennemi de la société et de ses semblables. Ce serait presque le cas
si ce personnage ne s’incluait pas lui-même dans la liste des désagréments que lui inflige le quotidien et si nous ne finissions pas par comprendre que cette configuration du monde ne semble pas
particulièrement lui déplaire, puisqu’elle permet à sa lassitude de prendre forme et de le construire à l’image d’un Bouddha qui aurait chassé tout désir hors de lui. La quête ataraxique se
conclut rapidement. Il n’est pas nécessaire de s’étendre plus longuement sur un objectif si facilement atteignable.
La trentaine à peine révolue, ce personnage a déjà tout du vieillard dont la plus grande partie de l’existence s’est déjà consumée en quelques histoires peu constructives, en débauches
épisodiques peu réjouissantes et en évènements insignifiants. Sa vie actuelle s’écoule sans remous entre une activité d’informaticien salarié et une vie recluse dans un appartement parisien. Cet
anti-héros ne peut même pas revendiquer l’extraordinaire d’une vie de misanthrope, dont les ferments destructeurs seraient compensés par la volonté renouvelée quotidiennement de haïr toujours
plus ses semblables, car il mène une vie sociale tout ce qu’il y a de plus banal. Relations cordiales avec les collègues même dans les cas les plus extrêmes, lorsqu’il s’agit par exemple de
partir en binôme avec l’un d’eux dans le cadre des affaires de l’entreprise : le narrateur cache bien les sentiments de ridicule et de lui dégoût que lui inspirent ses semblables –et qu’il
s’inspire lui-même, ne faisons pas de jaloux. Ce personnage n’a donc rien du névrosé qui refuse le principe de réalité si bien décrit par Freud, ce cher vivier de concepts pertinents. Alors qu’on
aurait pu penser que l’Extension du domaine de la lutte ressemblait au roman du Solitaire d’Eugène Ionesco, qui se rejoignent dans des similitudes de
premier-plan nombreuses -même solitude, même résignation, même tristesse mélancolique-, la suite fait apparaître des divergences. Dans le premier cas, le personnage accepte la réalité et fait
montre de peu de sensibilité ; dans le second cas, la névrose précède la psychose et ses débordements d’émotivité. Le personnage de l’Extension du domaine de la lutte est plus
fort que le Solitaire car il brave l’absurdité en injectant une bonne dose de dérision à sa vision du monde. Mais certains constats restent malgré tout dignes de figurer dans les
plus beaux morceaux du théâtre de l’absurde… (« En tout cas, la conclusion que j’en tire, c’est qu’on peut très facilement passer de vie à trépas –ou bien ne pas le faire –dans certaines
circonstances »)
Extension du domaine de la lutte fait aussi penser à une construction littéraire semblable aux sculptures hyperréalistes de Duane Hanson –comme si, pour coller au plus près de la
réalité, il fallait exacerber les sentiments, les sensations et les lieux les moins nobles : puanteur, cafétérias, mayonnaise, branlettes mécaniques.
« Pour le restaurant, à mon instigation, nous allons au Flunch. C’est un endroit où l’on peut manger des frites avec une quantité illimitée de mayonnaise (il suffit
de puiser la mayonnaise dans un grand seau, à volonté ; je me contenterai d’ailleurs d’une assiette de frites noyées dans de la mayonnaise, et d’une bière. Tisserand, lui, commande sans hésiter
un couscous royal et une bouteille de Sidi Brahim. »
Le plus merveilleux, dans tout ce déchaînement de sensations ingrates, est de constater que le narrateur ne s’en formalise pas. Il accepte tout de bonne grâce, avec une résignation telle qu’on
peut se demander si ce comportement incarne la sagesse la plus absolue ou le désespoir le plus complet ? Même les tentatives qu’il effectuera pour donner un peu de passion à son existence
résultent d’impulsions rationnelles, dirigées dans l’objet bien précis de donner forme à une trajectoire qui ne peut être reconnue qu’à travers le regard d’autrui. Le narrateur s’inspire de ses
plus proches congénères et les analyse dans le but de comprendre quelles solutions ils ont trouvé pour donner un sens à leur vie, et de quels déficits elles ont pris leurs sources.
L’extension du domaine de la lutte ne raconte donc pas seulement la vie d’un raté triste et solitaire. Le titre du roman ne tarde pas à s’expliquer : après la lutte économique
inspirée du libéralisme, le 20e siècle a vu apparaître la lutte sexuelle inspirée de la libération des années 70. Michel Houellebecq inverse les tendances : la « liberté » qu’on croit permettre
aux individus devient source d’angoisse et d’individualisme. Une solution existe, celle proposée par son personnage qui, en bon disciple de Henri Laborit, ne pourra supporter de subir une
situation contre laquelle il ne peut pas lutter, et décidera en l’occurrence de prendre la fuite et d’abandonner ses responsabilités sociales et familiales. Radical. Les romans suivants de Michel
Houellebecq permettront quant à eux de donner un aperçu de l’évolution possible d’un tel personnage et donnent à considérer autrement les Particules élémentaires ou la
Carte et le territoire. Jusqu’à la résignation la plus totale, le parcours n’est pas toujours linéaire…
Prémisses des copier-coller Wikipédia ?
Citation: |
« Plus tard, je pris rendez-vous au ministère de l’Agriculture avec une fille appelée Catherine Lechardoy. Le progiciel, lui, s’appelait « Sycomore ». Le véritable sycomore est un arbre apprécié en ébénisterie, fournissant en outre une sève sucrée, qui pouse dans certaines régions de la zone tempérée froide ; il est en particulier répandu au Canada. Le progiciel Sycomore est écrit en Pascal, avec certaines routines en C++. Pascal est un écrivain français du XVIIe siècle, auteur des célèbres « Pensées ». C’est également un langage de programmation puissamment structuré, particulièrement adapté aux traitements statistiques, dont j’avais su acquérir la maîtrise par le passé. » |
On sent les efforts d'un homme qui rêverait peut-être de mener une vie psychique complètement robotisée...
Citation: |
« Pour ma part, c’est toujours avec une certaine appréhension que j’envisage le premier contact avec le client ; il y a là différents êtres humains, organisés dans une structure donnée, à la fréquentation desquels il va falloir s’habituer ; pénible perspective. Bien entendu l’expérience m’a rapidement appris que je ne suis appelé qu’à rencontrer des gens, sinon exactement identiques, du moins tout à fait similaires dans leurs coutumes, leurs opinions, leurs goûts, leur manière générale d’aborder la vie. Il n’y a donc théoriquement rien à craindre, d’autant que le caractère professionnel de la rencontrer garantit en principe son innocuité. Il n’empêche, j’ai également eu l’occasion de me rendre compte que les êtres humains ont souvent à cœur de se singulariser par de subtiles et déplaisantes variations, défectuosités, traits de caractère et ainsi de suite –sans doute dans le but d’obliger leurs interlocuteurs à les traiter comme des individus à part entière. Ainsi l’un aimera le tennis, l’autre sera friand d’équitation, un troisième s’avèrera pratiquer le golf. Certains cadres supérieurs raffolent des filets de hareng, d’autres les détestent. Autant de destins, autant de parcours possibles. » |
Et ce passage me semble être une autre bonne définition de l'absurdité, parmi tant d'autres...
*sculptures de Diane Hanson