Semi-réflexion sur le hasard et la fatalité, Homo Faber est le récit presque fantastique d’une rencontre qui n’avait qu’une chance sur des milliards de se produire, qui aurait
mieux fait de ne pas se produire, mais qui s’est produite quand même, impliquant des personnages qui n’avaient absolument pas conscience du caractère maudit de ce coup de dés.
Max Frisch, avec son détachement habituel qui peut être signe de dérision comme il peut être l’annonce d’une lassitude dépressive, nous raconte le tout comme s’il s’agissait de rien : un accident
d’avion, une longue attente dans la solitude sauvage de l’Amérique du sud, un voyage en paquebot, un amour incestueux, une mort envenimée, les retrouvailles d’un amour ancien… Comique sans le
vouloir, tragique malgré lui, cet homonyme de Max Frisch qui, dans le livre, se nomme Faber, décrit tout ce qui lui arrive du point de vue de la technique –ne croyant en rien qui puisse le
déterminer avant l’heure, il croit toutefois fermement à son identité de technicien :
« Je ne crois pas à la fatalité ni au destin, en tant que technicien j’ai l’habitude de m’en tenir au calcul des probabilités. Pourquoi fatalité ? […] Je ne vois
point la nécessité d’une mystique pour admettre l’improbable en tant que phénomène ; les mathématiques me suffisent. »
Et de se justifier, tout au long du roman, du hasard qui a conduit Faber à réaliser ce qui pourrait passer pour une effroyable fatalité. Même s’il ne s’agit que de décrire certaines coïncidences,
le ton de Faber est parfois tel que lui-même semble frappé par l’extraordinaire des circonstances. En choisissant un horaire de décollage différent, il n’aurait pas vécu cet accident d’avion, il
n’aurait pas connu son voisin de siège, il n’aurait pas eu envie de bifurquer un temps aux Etats-Unis pour retrouver une maîtresse ennuyeuse, il ne l’aurait pas fuie en prenant le paquebot… Sur
le paquebot, il aurait très bien pu passer à côté de Sabeth sans lui parler ; après lui avoir parlé, ils auraient très bien pu ne plus se revoir ; si elle n’avait pas été aussi tenace, ils
n’auraient pas fait de voyage ensemble, ils auraient pu visiter des contrées différentes, ils auraient pu ne jamais croiser la route du serpent ; enfin, Faber aurait pu ne jamais apprendre la
vérité de la relation qu’il noua avec Sabeth.
Faber semble vouloir avant tout convaincre son lecteur de l’inexistence du destin ; quant à lui, on l’image commencer à en douter lorsque les allusions aux mythes anciens se font de plus en plus
fréquentes. On retrouve de l’Œdipe inversé, la vengeance des Erinyes et le serpent, révélateur de la vérité qui provoque le mal –piégés dans une boucle à la façon de l’éternel retour appliqué à
l’échelle humaine. La démonstration aurait pu être tonitruante, implacable : même cette ressemblance de la fatalité avec d’autres mythes tragiques n’est qu’un hasard –Faber n’en démord pas : tout
est hasard, la mort aussi, et elle ne vaut pas la peine qu’on s’y attarde. Mais cette démonstration échoue justement de nous avoir convertis à la thèse : puisque tout est hasard, cette histoire
malheureuse ne mérite pas plus d’extase qu’une autre. Le ton du technicien nous en détache, parvenant seulement à nous provoquer lorsque la discordance entre l’environnement et l’état intérieur
de Faber transforment ce personnage en Houellebecq-avant-l’heure :
« Ma hantise : cancer de l’estomac.
Sinon, heureux. »
Max Frisch avait destiné son Homo Faber à être le roman qui abolit la fatalité prédéterminée d’une existence –son Homo Faber échappera lui aussi à cette destinée
et s’il réussit à nous captiver, c’est davantage par le ton cynique de celui qui en raconte l’histoire que pour l’implacabilité de sa démonstration du hasard.
Citation: |
« La probabilité (que sur 6 000 000 000 de coups de dé à six faces, le « 1 » sorte approximativement 1 000 000 000 de fois) et l’improbabilité (qu’exceptionnellement il se trouve six « 1 » sur six coups de dé avec le même dé) ne diffèrent pas en leur essence, mais uniquement sous le rapport quantitatif, et c’est simplement la plus grande quantité qui d’emblée paraît plus vraisemblable. Mais quand, pour une fois, l’improbable surgit, il n’y a là rien de supérieur, point de miracle ou autre chose semblable, comme le prétend le profane. Quand nous parlons de probabilité, l’improbabilité y est toujours comprise, et ce en tant que cas limite du possible, et lorsque surgit l’improbabilité, il n’y a, pour nous autres, pas lieu de s’étonner, d’être bouleversé, de fabuler. » |
Un autre exemple pré-Houellebecquien ? (voire Cioranesque)
Citation: |
Je sentais mon estomac. (Je fumais trop !) Jadis, au XIe ou au XIIIe siècle, il devait y avoir toute une ville ici, dit Herbert, une ville maya. Je m’en fous ! |
*peintures de Raphaël Delorme :
- Le grand paquebot
- Vénus au voile bleu