Au frémissement de moustache, un remugle de décadence parvient jusqu’à vos narines éclairées… Sans doute faites-vous partie des anachroniques de l’acabit d’Ignatius Reilly. Dans ce cas, autant
vous prévenir tout de suite : la lecture de la Conjuration des imbéciles vous fera l’effet d’une révélation. Mieux que Batman, presque équivalent à Boèce, Ignatius se situe droit
dans la lignée des contempteurs de leur époque. Lorsque les vices décriés par les bonnes mœurs –saleté, misanthropie, exclusion sociale et professionnelle- deviennent les totems revendiqués de la
lutte contre le nivellement par le bas, Ignatius Reilly fait figure d’orateur hors-pair, toujours sûr de lui et des théories uniques dont il s’est fait l’auteur.
A contre-courant de tout et de tout le monde, Ignatius mène une vie qui se constitue à l’exact opposé du rêve américain. A trente ans, après avoir passé près de dix ans à l’université pour
ramener une licence qui ne lui servira jamais, il retourne vivre chez sa « manman » dans un pauvre taudis entouré de voisins suspicieux et racoleurs. Entre joutes verbales et confrontations
physiques, le fils et sa mère passent leur temps à se contredire à la manière d’un vieux couple à la relation platonique. Leurs sorties se limitent à la vieille boîte miteuse des « Folles nuits »
-avec « bouligne » quelquefois pour la mère Reilly qui désire se socialiser et cinéma pour Ignatius qui, en observateur attentif de la décadence de son époque, n’assiste qu’aux séances des films
les plus populaires afin de s’insurger contre le lavage d’esprit dont sont victimes ses contemporains. Gare ! La colère bloque le mécanisme d’ouverture de son anneau pylorique –qui ne l’empêche
cependant pas de se nourrir de macarons, de beignets et de hot-dogs maintenant son obésité maladive-, et pour pallier à cette réaction psychosomatique, Ignatius déverse sa bile noire dans des
montagnes de petits cahiers, tous gribouillés, à moitié achevés lorsqu’ils ne sont pas à peine commencés.
Ces petits cahiers froissés, recouverts de miettes de beignets et de traces de sperme, constituent un chef d’œuvre de politiquement incorrect. Leur humour ravageur tient à la fois à leur audace
et au fossé qui les sépare du sérieux de la démarche d’Ignatius et de l’incohérence absurde de ses propos. Ses théories relèvent du surréalisme mais rien n’y fait : Ignatius s’y accroche avec
conviction et ne doute jamais une seconde qu’il détient la vérité contre tous.
Personnage buté, grotesque, misanthrope, Ignatius est pourtant revigorant et libérateur. Qui ne lui a jamais été semblable une fois dans sa vie ? Il est le reflet de nos pensées les plus
extrêmes, celles qu’on ressent parfois subrepticement avant de les chasser, rattrapés par la bonne couche de vernis policé et civilisé qu’on se doit de s’imposer pour vivre en bons termes avec la
civilisation. Ignatius est drôle parce qu’il ose et assume l’insanité de ses convictions. On l’admire parce qu’il est sûr de lui, et on l’envie parce qu’il ne doute jamais et ne démord pas de ses
théories, même dans l’adversité. Il est un personnage entier et honnête et même s’il n’a certainement pas les pieds sur terre, il vit dans un monde qu’il est le seul à percevoir de cette
manière.
Sans se limiter à Ignatius, les personnages qui l’entourent –sa mère Reilly, son employeur Levy, son amie-ennemie Myrna, le policier Mancuso, le pédérastre Dorian…- constituent des figures
secondaires atypiques, complètement anormales elles aussi mais d’une manière plus conventionnelle. Car Toole a ce talent : révéler, à travers l’excentricité d’Ignatius, la folie tout aussi vive
qui touche ceux dont les comportements sont pourtant validés par la civilisation. C’est d’ailleurs tout l’intérêt de la Conjuration des imbéciles : en s’exprimant d’un ton
pince-sans-rire, John Kennedy Toole nous fait comprendre qu’Ignatius n’est pas plus dérangé qu’un autre, et il met ainsi en avant toute la folie des comportements contemporains.
Une lecture exaltante et excitante qui nous fait voir le monde à travers le prisme « du bon goût, de la décence, de la géométrie et de la théologie » -valeurs sûres et définitives d’une
civilisation qui se respecte.
Quelques exemples des fameux écrits répertoriés dans les cahiers d'Ignatius ?
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« L’humble et vieux paysan, Pierre Laboureur, alla en ville afin de vendre ses enfants aux seigneurs de l’Ordre Nouveau, pour que ces derniers les utilisent à des fins pour le moins douteuses. (Voir Reilly, Ignatius J., Du sang sur les mains : Ce qu’il y avait de criminel dans tout cela, Une étude de quelques abus choisis parmi les plus représentatifs du XVIe siècle. Monographie, 2 pages, 1950, section des livres rares, couloir de gauche, deuxième bibliothèque du mémorial Howard-Tilton, Université de Tulane, La Nouvelle-Orléans, Louisiane. Note : J’ai fait donc de cette monographie singulière à la bibliothèque et la lui ai adressée par la poste. Je n’ai donc aucune certitude quant au fait que le manuscrit ait ou non été accepté. Il risque d’avoir été jeté à la poubelle, parce qu’il était rédigé au crayon, sur du papier de brouillon). Le cercle s’était élargi. La grande chaîne de l’être s’était rompue aussi facilement que la chaîne que forme un idiot à l’aide de trombones. Le nouveau destin de Pierre serait désormais tissé de mort, de destruction, d’anarchie, de progrès, d’ambition et d’amélioration personnelle. Destin hideux s’il en fut : il devait désormais affronter l’ultime perversion : ALLER AU TRAVAIL. » |
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« Si Roswitha était encore parmi nous, nous nous tournerions vers elle pour solliciter ses conseils. Avec l’austérité tranquille de son monde médiéval, la célèbre nonne de Gandersheim exorciserait de son regard pénétrant de Sibylle légendaire les horreurs qui se matérialisent devant nous sous le nom de télévision. S’il était seulement possible de juxtaposer le globe oculaire de cette sainte femme et un tube cathodique, rapprochement facilité par la similitude des formes et des conceptions, à quelles explosions fantasmagoriques d’électrodes n’assisterait-on pas ! Les images de ces enfants lascivement virevoltants se décomposeraient en autant d’ions et de molécules, effectuant la catharsis que réclame nécessairement cette tragédie : la corruption des innocents. » |
Une tranche de vie parmi tant d'autres dans la vie d'Ignatius...
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« Bondissant vigoureusement sur le flanc, Ignatius sentit monter un rot dans sa gorge mais, quand il ouvrit la bouche pleind ‘espoir, il n’émit qu’un hoquet ridicule. Cependant, le mouvement avait produit quelques effets physiologiques. Ignatius tâta la modeste érection qui piquait du nez dans le drap, referma la main dessus, et demeura immobile, cherchant à décider ce qu’il allait faire. Dans cette posture, sa chemise de nuit de flanelle rouge remontée sur la poitrine, son gros ventre saillant sur le matelas, il songea avec quelque tristesse qu’au bout de dix-huit ans de pratique de son violon d’Ingres il avait fini par en faire seulement un acte physique mécanique et répétitif, dépourvu de toutes les frasques de l’imagination et de l’invention qu’il avait autrefois été en mesure d’y apporter. Il n’avait pas été loin de se hausser jusqu’à l’œuvre d’art, jadis, pratiquant son violon d’Ingres avait l’adresse et la ferveur d’un artiste, d’un philosophe, d’un universitaire et d’un gentleman. Il conservait encore, dissimulés dans sa chambre, divers accessoires qu’il avait autrefois utilisés, un gant de caoutchouc, un fragment d’ombrelle de soi, un pot de col-cream. Il avait fini par trouver trop déprimante la nécessité de les ranger une fois que tout était fini. » |
Une missive envoyée par Ignatius à un professeur qu'il ne devait certainement pas porter dans son coeur...
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Votre totale ignorance de ce que vous faites profession d’enseigner mérite la peine de mort. Vous ignorez probablement que saint Cassian d’Imola mourut sous les coups de stylet de ses
élèves. Sa mort, martyre parfaitement honorable, en a fait le saint patron des enseignants. Implorez-le, stupide engeance, minable joueur de golf, snobinard des courts, lampeur de coquetèles, pseudo-cuistre, car vous avez effectivement grand besoin d’un patronage céleste. Vos jours sont comptés mais vous ne mourrez pas en martyr, car vous ne défendez nulle sainte cause –vous mourrez comme le fieffé imbécile, l’âne bâté que vous êtes. ZORRO. |