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12 décembre 2013 4 12 /12 /décembre /2013 14:18





 
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On lit Ubu Roi et on s'émerveille : comment ? Cette pièce de théâtre aurait été écrite par un lycéen? A cet âge de tourments hormonaux et estudiantains, un Jarry surdoué, premier en thème, en version, en mathématiques et autres glorieuses disciplines, adepte d'une vie mondaine et littéraire précoce, aurait encore trouvé le temps de se faire l'auteur d'une pièce révolutionnaire ? Ubu Roi, tout grotesque qu'il soit, continue d'envahir l'espace. Quel est donc ce géniteur, certainement plus dingue, qui lui a donné vie ?


En remontant un peu aux sources de la création d'Ubu, on découvre que le personnage constitue la légende d'une génération d'étudiants. Lorsqu'il arrive au lycée, Alfred Jarry prend connaissance du mythe de P. H., professeur tout à la fois martyrisé et vénéré, victime d'un bouc-émissariat qui dépasse parfois son objet de proie. A son sujet, une pièce de théâtre intitulée les Polonais a déjà été élaborée et retouchée par une myriade d'étudiants à la fois féroces et géniaux. Alfred Jarry fut l'élève qui signa l'achèvement de cette tradition quasi-biblique, mélange de faits véridiques et de fantasmes, recueil d'allégories élaboré grâce à la transmission orale et manuscrite. Comme la préface l'indique, si Jarry a "instillé une dose de sexualité absente des élucubrations originelles" et s'il a "haussé le texte du scatologique à l'érotique", il n'empêche toutefois que "les situations ubiques et l'attirail de tortures du Père Ubu existaients, tels quels, dans les premiers écrits de Rennes ; l'action personnelle de Jarry sur quelques mots du texte initial n'a fait que rendre plus évidentes des pulsions enfantines et puis adolescentes décelables avant même ce travail de réécriture". On aimerait pouvoir comparer cet Ubu Roi à la dernière version des Polonais pour se rendre réellement compte du travail de peaufinage effectué par Alfred Jarry. Ses modifications furent peut-être minimes et bénéficièrent certainement de l'impulsion d'un élan créateur original; il n'empêche qu'il a su trouver les mots et les situations finales qui figèrent le texte dans sa perfection décisive.


Ce n'est pas pour rien que la pièce fut représentée officiellement pour la première fois au théâtre de l'Oeuvre. Si Alfred Jarry se défend de toute conception intellectualisante du théâtre, il se fit toutefois l'auteur d'un essai critique sur l'absurde au théâtre, qui le fera lorgner vers le symbolisme. Ainsi, Ubu Roi est un symbole : en lui se résument le rustre, grossier, aviné, avide et machiste, l'homme assoiffé de vin mais aussi d'argent, de pouvoir et de territoires. Malgré toutes ces caractéristiques, Ubu Roi n'est pas détestable : sa personnalité est un fardeau divin. Ses valeurs se jugent à l'aune de lui-même: est bien tout ce qui l'améliore, est mauvais tout ce qui le diminue. Ainsi commet-il de mauvaises actions sans en avoir conscience, ainsi n'en commet-il pas de bonnes par hasard, et non pas par méchanceté. Son "merdre" même est tout un symbole : c'est le ridicule qui alourdit la démarche du méchant pour le rendre seulement grossier.


Les personnages entourant le pauvre père Ubu ne valent pas mieux que lui. Son épouse, la mère Ubu, apparaît plus ouvertement sournoise. Elle accepte de se laisser humilier par sa tendre moitié pour mieux tirer les ficelles de la guerre qui se trame entre Ubu et les polonais. Les nobles sont tous pourris, le peuple est maudit, les riches passent à la trappe, et le voiturin à phynances se remplit tant bien que mal. Un ours passe. On meurt et on ressuscite à toute vitesse, entre deux "corne physique" enlacés des plus délicats néologismes inventés par un auteur pluriforme, gargarisé de latin, de littérature classique et de sciences physiques.


Si Ubu Roi plaît autant, ce n'est pas simplement parce qu'il représente la vulgarité qui fait rire mais que l'on méprise. On ne jette pas de regard dédaigneux sur les aventures et les pensées de ce bon vieux père inspiré des personnages rabelaisiens. Au contraire, on le voit se passionner et se lancer dans des tirades enluminées, qui virent parfois presque au lyrisme, avec une admiration croissante. Le père Ubu représente une tentation et la déchéance d'un homme qui a tant et si bien méprisé la culture et les luttes terrestres qu'il a fini par abdiquer, et par en devenir le pire contributeur. Don Quichotte de la chevalerie, mais aussi de la littérature et des sciences. Ubu Roi est fou, à moins qu'il ne soit génial.



Citation:
"PEUPLE: Vive le Roi! Vive le Roi! Hurrah !
PERE UBU, jetant de l'or: Tenez, voilà pour vous. Ça ne m'amusait guère de vous donner de l'argent, mais vous savez, c'est la Mère Ubu qui a voulu. Au moins promettez-moi de bien payer les impôts."



"Sabre à finances, corne de ma gidouille, madame la financière, j'ai des oneilles pour parler, et vous une bouche pour m'entendre!"




 
Des extraits de la préface :

Citation:
"[...] Ubu n'est de Jarry que parce qu'il a changé les noms des personnages des Polonais, et baptisé Ubu. Le génie [...] pour Jarry est moins d'écrire que de vouloir écrire. Ainsi, il remet en cause fondamentalement la notion d'auteur, la notion de propriété littéraire. Il montre qu'il n'y a de littérature que volontaire, publiée, signée. Mieux encore, la signature crée l'oeuvre (Duchamp, Dada iront dans ce sens et seul, au siècle de Jarry, Lautréamont)."


Citation:
"Pourquoi Jarry s'est-il approprié Ubu qui n'était pas de lui, qui n'était pas lui ? Observer [...] que Jarry y a instillé une dose de sexualité absente des élucubrations originelles, qu'il a haussé le texte du scatologique à l'érotique, trouver preuve de cet infléchissement dans la transformation de certains mots (ainsi des Salopins aux Palotins), c'est bien [...] ; il demeure que les situations ubiques et l'attirail de tortures du Père Ubu existaient, tels quels, dans les premiers écrits de Rennes; l'action personnelle de Jarry sur quelques mots du texte initial n'a fait que rendre plus évidentes des pulsions enfantines et puis adolescentes décelables avant même ce travail de réécriture."

 

La chanson du décervelage :

 

"Je fus pendant longtemps ouvrier ébéniste
Dans la ru’ du Champs d’ Mars, d’ la paroiss’ de Toussaints ;
Mon épouse exerçait la profession d’ modiste

Et nous n’avions jamais manqué de rien.
Quand le dimanch’ s’annonçait sans nuage,
Nous exhibions nos beaux accoutrements
Et nous allions voir le décervelage
Ru’ d’ l’Echaudé, passer un bon moment.

Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler;
(Choeur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

Nos deux marmots chéris, barbouillés d’ confitures,
Brandissant avec joi’ des poupins en papier
Avec nous s’installaient sur le haut d’ la voiture

Et nous roulions gaîment vers l’Echaudé.
On s’ précipite en foule à la barrière,
On s’ flanque des coups pour être au premier rang ;
Moi j’me mettais toujours sur un tas d’pierres
Pour pas salir mes godillots dans l’sang.

Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler;
(Choeur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

Bientôt ma femme et moi nous somm’s tout blancs d’ cervelle,
Les marmots en boulott’nt et tous nous trépignons
En voyant l’Palotin qui brandit sa lumelle,

Et les blessur’s et les numéros d’ plomb.
Soudain j’ perçois dans l’ coin, près d’ la machine,
La gueul’ d’un bonz’ qui n’ m’ revient qu’à moitié.
Mon vieux, que j’ dis, je r’connais ta bobine :
Tu m’as volé, c’est pas moi qui t’ plaindrai.

Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler;
(Choeur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

Soudain j’ me sens tirer la manche’par mon épouse ;
Espèc’ d’andouill’, qu’elle m’ dit, v’là l’ moment d’te montrer :
Flanque-lui par la gueule un bon gros paquet d’ bouse.

V’là l’ Palotin qu’a juste’ le dos tourné.
En entendant ce raisonn’ment superbe,
J’attrap’ sus l’ coup mon courage à deux mains :
J’ flanque au Rentier une gigantesque merdre
Qui s’aplatit sur l’ nez du Palotin.

Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler;
(Choeur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

Aussitôt j’ suis lancé par dessus la barrière,
Par la foule en fureur je me vois bousculé
Et j’ suis précipité la tête la première

Dans l’ grand trou noir d’ousse qu’on n’ revient jamais.
Voila c’ que c’est qu’d’aller s’ prome’ner l’ dimanche
Ru’ d’ l’Echaudé pour voir décerveler,
Marcher l’ Pinc’-Porc ou bien l’Démanch’- Comanche :
On part vivant et l’on revient tudé !

Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler;
(Choeur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !"

 


*peinture : Le dégraisseur patriote, fin 18e

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