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1 juin 2013 6 01 /06 /juin /2013 12:50



Lire l’autobiographie d’un Homme fini est une expérience paradoxale. Quel homme véritablement achevé, quel homme absolument désespéré, arriverait concrètement à écrire un livre, puis à le faire publier, et enfin à recevoir la reconnaissance littéraire qui lui échoit ? Comme Cioran louant les gloires du suicide et crevant à plus de quatre-vingt ans, Giovanni Papini est surtout un homme paradoxal qui ne justifie pas ses contradictions mais qui les analyse pour s’en moquer cruellement.


Avant tout cruel avec lui-même, Giovanni Papini juge être un homme fini alors qu’il a trente-quatre ans, la création de la revue Anima et la publication de quelques romans reconnus derrière lui, et une réputation d’agitateur terrible qui lui sied à merveille. Tout pour être heureux ! Giovanni Papini le reconnaît lui-même : voici la situation qu’il avait toujours espérée et qu’il avait autrefois désespéré de ne jamais pouvoir obtenir. Et maintenant qu’elle est sienne… il se rend compte que ce n’est pas assez ! ou que ce n’est peut-être pas ce qu’il recherchait véritablement.


Mais reprenons dans l’ordre… Eternel insatisfait, Giovanni Papini se penche sur sa genèse personnelle et commence par évoquer son enfance. La succession des chapitres se veut mélodique. Six grandes parties se succèdent à la manière de rythmes musicaux : Andante, Appassionato, Tempestoso, Solenne, Lentissimo et Allegretto –la vie de Giovanni Papini est une partition baroque et sentimentale, à moins qu’elle ne le soit devenue que pour mieux se soumettre à l’envie de l’écrivain de métamorphoser son existence en œuvre. Et quelle œuvre… là où on se croit en droit d’attendre une esthétique classique, qui viserait au beau, Giovanni Papini nous fournit une esthétique de la déchéance –mais il rejoint là la définition du sublime proposée par Schopenhauer (« Le sentiment sublime provient de ce qu’une chose parfaitement défavorable à la volonté devient objet de contemplation, pure, contemplation qui ne peut se prolonger, à moins qu’on ne fasse abstraction de la volonté et qu’on ne s’élève au-dessus de ses intérêts […] »). En effet, alors que Giovanni Papini débutait dans la vie en accumulant les pires tares (laideur, timidité, asociabilité) et qu’il se croyait définitivement rejeté du monde par ses semblables, il réussit finalement à s’offrir une place de choix dans la société. Giovanni Papini n’a jamais cherché à faire plaisir à ses semblables et n’est pas devenu un avorton hybride, moitié misanthrope, moitié enfant docile, pour leur faire plaisir. Sa solitude lui plaisait, et c’est grâce à elle qu’il a pu se consacrer exclusivement à l’étude jusqu’à ce qu’il atteigne sa deuxième décennie.


Lorsque Giovanni Papini sent venir le besoin de devenir à son tour créateur, les évènements de sa vie monacale se gâtent. C’est qu’il faut à présent faire ses preuves… et les regards des autres deviennent alors nécessaires. Mais comment les intégrer après tant d’année de réclusion volontaire ? Et surtout, à force d’avoir fréquenté les noms et les textes les plus prestigieux de ses figures littéraires, scientifiques et philosophiques préférées, Giovanni Papini s’est décroché de la réalité. Ce qu’il attend de la vie se situe au-delà de ce qu’elle peut certainement apporter. A qui en imputer la faute ? A soi-même ? Aux autres ? A tous ?


« Votre vie à tous me dégoûte. Je veux ou être grand ou me tuer. Il n’y a pas d’autre choix pour quelqu’un comme moi. J’ai besoin d’être au-dessus de vous pour vous tirer encore plus haut. »


Giovanni Papini semble avoir écrit un Homme fini pour trouver une réponse à cette interrogation. Son texte n’est pas une thèse –son auteur avance de page en page sans sembler savoir davantage que nous jusqu’où le conduiront ses pérégrinations intellectuelles. Qui a dit qu’il était nécessaire d’être deux pour mener l’analyse d’un seul homme ? Giovanni Papini dispose d’une lucidité suffisamment grande pour révéler à lui-même les explications secrètes qui avaient jusque-là maintenu son existence dans un écheveau de nœuds. Il fait également preuve d’un courage et d’une sincérité presque surprenantes lorsqu’il fait la confession des sentiments qu’il éprouve envers les autres et de son inextinguible certitude de supériorité :


« Mais qu’est-ce que je suis devenu, grand Dieu ? De quel droit est-ce que vous autres encombrez ma vie, me volez mon temps, fouillez mon âme, sucez ma pensée, me voulez pour compagnon, confident, informateur ? Pour qui m’avez-vous pris ? Est-ce que par hasard je suis un acteur payé pour jouer tous les soirs devant vos têtes à claques la comédie de l’intelligence ? Est-ce que par hasard je suis un esclave acheté et payé qui doit me plier à vos caprices de désœuvrés et vous faire cadeau de tout ce que je sais et je fais ? Est-ce que par hasard je suis une putain de bordel qui doit soulever sa jupe et enlever sa chemise au premier signe d’un mâle décemment habillé ? »


Giovanni Papini alterne sans cesse entre création et autodestruction, semblant chercher à tout prix à détruire l’auréole de gloire qu’il a réussi à faire flotter autour de son personnage en moins d’une décennie. Il se prend ainsi pour principale cible de ses critiques, après avoir avoué qu’il pensait être l’homme surplombant l’humanité.


« Je voulais, en somme, que commençât avec moi, de mon fait, une nouvelle époque de l’histoire des hommes. »


Mieux qu’une diatribe envoyée contre le monde entier pour se justifier de sa déception, Giovanni Papini écrit le procès de sa propre accusation sur un ton toujours léger, cynique et désabusé. Faut pas s’en faire… être un homme fini n’est pas si grave. Après tout, mieux vaut en rire que s’en apitoyer.


« Être débiteur de Shakespeare est déjà assez fâcheux, mais devoir quelque chose à une infusion de Porto Rico et de Saint-Domingue, ou de thé de Ceylan, est par trop humiliant. »


Parce qu’on aurait aimé en connaître davantage sur son existence (qui dura jusqu’aux soixante-dix ans largement dépassés) et faire durer ce livre plus longtemps, on ne peut reprocher qu’une seule chose à Giovanni Papini : ne pas avoir attendu encore un peu de temps –et rajouter à son autobiographie les pages de ces années supplémentaires- avant de juger qu’il était un Homme fini


Avec ce texte, on comprend mieux Giovanni Papini et la teneur de ses autres ouvrages...

Citation:
« Quand j’eus conquis par l’activité capricieuse et téméraire de trois ou quatre années ce qui à n’importe qui (à beaucoup), aurait paru un aboutissement, une victoire –avoir un nom, être lu, discuté, suivi, craint-, je sentis plus profondément qu’auparavant un vide honteux en moi-même.
Mais quoi ? C’est tout ? Ce n’est que ça, le but ultime de mes jours et de mes nuits de labeur, la conclusion de mes efforts tentaculaires vers une lumière moins terrestre, le résultat unique et définitif de toute une jeunesse, de toutes les ardeurs et les fureurs d’une jeunesse concentrée et comprimée durant de longues années et soudain flamboyante come un feu de joie sur la montagne ? Seulement ça ? Rien que ça ? »




Citation:
« Je vous aime, hommes, comme peu vous aiment. Toute ma vie intérieure est pénétrée de ce profond amour. Je voudrais vous voir plus grands, plus heureux, plus purs, plus nobles, plus puissants. Et mon rêve le plus cher était celui d’être votre rédempteur, le vrai et le plus grand.
Mais cet amour est jaloux, il est caché, il est bizarre. Sitôt que j’essaie de l’exprimer, les mots se glacent sur mes lèvres ; sitôt que je tente de vous embrasser, il se transforme en dégoût ; sitôt que je respire au milieu de vos haleines, il s’empoisonne et se cache. C’est un amour tout intime, tout à moi –un amour solitaire, égoïste, impuissant. »


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