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7 décembre 2011 3 07 /12 /décembre /2011 11:39



Après le Pavillon des cancéreux, lourd pavé qui s’attachait à décrire chacun de ses personnages dans le moindre détail de ses pensées, grande a été ma surprise de partager une journée avec Ivan Denissovitch.
Une journée et une centaine de pages devront suffire au lecteur pour s’imprégner de l’univers concentrationnaire des goulags au début des années 1950. A la fresque magnifique et humaine qui s’attardait à détailler les cancéreux du pavillon, ici prévaut l’économie des mots, la distanciation, comme une certaine forme de crainte de l’émotion et du sentiment.


Ivan Denissovitch est projeté sur le devant de la scène sans que nous ne sachions rien de lui, et après une journée passée en sa compagnie, partageant son quotidien de froid glacial, de famine, de fatigue et de maladie, nous n’en saurons toujours pas davantage (ou si peu) sur son passé ni sur ses valeurs, sur tout ce qui aurait pu le concerner en tant qu’être humain fait d’histoires et de sentiments. Est-ce parce que l’individu est écrasé dans le Goulag que Soljenitsyne refuse de lui donner la moindre singularité ? Les seules caractéristiques qui différencient les prisonniers les uns des autres concernent leurs aptitudes à la survie et à la débrouillardise. Rien à voir avec le Pavillon des cancéreux, qui donnait au moins le droit à ses malades de revendiquer leur passé et leurs sentiments.
Pour autant que ce style froid et impersonnel traduise à merveille l’inhumanité des Goulags, il m’a rendu ce livre beaucoup plus difficile d’accès que le Pavillon des cancéreux. On a parfois l’impression de lire le planning d’une journée, et même si cette journée est quelque peu particulière puisqu’elle se déroule dans un Goulag, les efforts requis pour ne pas décrocher sont très importants. Et si je suis restée de marbre sur la durée de ma lecture, j’ai toutefois été surprise de me sentir mal à l’aise en tournant la dernière page. La résignation d’Ivan Denissovitch est telle qu’elle ne laisse aucun espoir à l’humanité. La conclusion de ce livre est d’un pessimisme rare et d’autant plus fort qu’il jaillit d’un style journalistique qui tente a priori de rester parfaitement neutre.

Il faut donc du courage pour entrer dans ce livre, mais il en a fallu certainement davantage à Soljenitsyne pour revenir sur son expérience dans les Goulags. Finalement, le prix à payer pour que tout lecteur puisse s’en imprégner à son tour n’est pas si élevé que ça…

« Choukhov releva la tête et fit : « Oh ! ». Le ciel était d’un pur ! Et le soleil y avait grimpé, presque en haut de sa course. C’était merveilleux comme le travail fait passer le temps. Choukhov l’avait remarqué qui sait des fois : les journées, au camp, ça file sans qu’on s’en aperçoive. C’est le total de la peine qui n’a jamais l’air de bouger, comme si ça n’arrivait pas à raccourcir. »

 

J'ai trouvé la préface de Jean Cathala très pertinente. Deux extraits:


Citation:
« La parabole politique, pourtant, sautait aux yeux. Cette société concentrationnaire, royaume du vol et de la bêtise, où le service des « Loisirs culturels » a pour fonction de censurer les lettres, et que régissent des lois si « parfaites » qu’elles ne se peuvent pas toujours appliquer, cette société ubuesque où la joie suprême consiste dans un travail qui ne sert à rien et où l’on traite en ennemi son compagnon de chaîne, alors qu’on se sent obscurément solidaire du bourreau, une telle société en évoque irrésistiblement une autre. Et ce chantier de forçats, appelé la « Cité du socialisme », où, avant que de construire, il faut d’abord s’enfermer derrière des barbelés, est symbole si éclatant qu’on se demande même comment cela a pu être imprimé en URSS. En bref, le bagne n’est, pour Soljenitsyne, que le reflet caricatural de la société soviétique, et Choukhov, l’homme du peuple qui a compris l’incarnation d’une majorité silencieuse refusant la société qu’elle subit. »


Citation:
« A première vue, Choukhov semble représenter la solution païenne au problème du salut. Il ne croit guère en Dieu, et son dieu, en tout cas, ne s’occupe pas des affaires humaines. Sans illusions sur les hommes, il n’attend rien de la liberté –l’autre monde d’ici bas-, et l’idée d’un monde de l’au-delà lui paraît ridicule. Son pessimisme est absolu. Mais il a tiré de ces prémisses de désespoir une morale rigoureuse : survivre (marauder des soupes au cuisinier ou rendre des services aux copains, qui le remboursent en nourriture) ; accomplir sa tâcher (maçonner en conscience, même sachant que cela ne sert à rien) ; et, surtout, lutter contre soi-même pour demeurer un homme (ne pas quémander les mégots des « riches », ni « licher » les fonds d’écuelle). Il ne renonce pas : il assume. »


Et n'empêche, ce livre, c'est un traité d'épicurisme ! Ou comment réaliser que les choses les plus simples (se nourrir quand on a faim, se reposer quand est fatigué, se réchauffer quand il fait froid...) sont les meilleures...

"Le poisson, ç’avait beau être surtout de l’arête, la chair, émiettée par trop de cuisson, ne tenant plus guère qu’à la tête et à la queue, Choukhov raclait les carcasses naines, tant qu’il n’y reste plus bribe ni écaille, après quoi il les mastiquait à pleines dents, suçait à refus et recrachait sur la table. Le poisson, n’importe lequel, il n’en laissait jamais rien : ni nageoires, ni queue, et pas même les yeux, du moins quand ils étaient restés à leur place, vu que si, détachés en bouillant, ils nageaient dans l’écuelle, il ne pouvait pas avaler ces grosses boules."

« C’était merveille à n’y pas croire, que rester à ne rien faire de cinq bonnes minutes dans cette pièce si propre, si tranquille, et que la grosse ampoule éclairait si fort. Quand il eût bien regardé les murs (où il n’y avait rien à voir), Choukhov regarda sa veste où le matricule de la poitrine s’effaçait (il faudrait la faire rafraîchir, crainte d’écoper) puis se caressa les joues avec la main que le thermomètre lui laissait libre. »

« Dans les camps, que de fois Choukhov s’était rappelé comme on mangeait, dans le temps, à la campagne, des pommes de terre à pleines poêles, la kacha à même la marmite et, encore plus avant, avant les kolkhozes, de la viande, par tranches entières, et quelles tranches, sans compter le lait, qu’on lampait à s’en faire péter les boyaux du ventre. Or, dans les camps, Choukhov avait compris que c’était mal agir. On aurait dû manger en y pensant, en pensant seulement à ce qu’on mangeait, comme il faisait, en détachant de tous petits morceaux avec ses dents, en se les promenant sous la langue, et en les suçant avec le dedans des joues, de sorte qu’on ne perde rien de ce bon pain noir humide et qui sentait si bon. »

« Maintenant, Choukhov va souper. D’abord, il boit et reboit le liquide. C’est chaud. Ca s’épand par tout le corps (ce que votre dedans palpitait d’attente !) Et c’est d’un bon ! Ca dure juste un clin d’œil, mais c’est pour ce clin d’œil que vit un zek. »
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