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25 juin 2013 2 25 /06 /juin /2013 13:37




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« M. KRAP. – Je serai franc avec vous. J’étais écrivain.
MME MECK. – Il est membre de l’Institut !
M. KRAP. – Vous voyez.
DR PIOUK. – Quel genre ?
M. KRAP. – Je saisis mal.
DR PIOUK. – Je parle de vos écrits. A quel genre allaient vos préférences ?
M. KRAP. – Au genre merde. »




Samuel Beckett avoue peut-être s’assimiler à M. Krap. Eleutheria, qu’il faudrait d’abord lire avant la préface pour ne pas se gâcher le plaisir, est une pièce qui appartient certainement au genre merde, ce qui ne veut absolument pas dire qu’elle est mauvaise. Simplement, Eleutheria emmerde un grand nombre de choses : les écrivains, le théâtre, les spectateurs, la famille, l’amitié, la connaissance, l’amour, la vie.


Si Samuel Beckett se rapproche de M. Krap dans le cadre de cet échange de répliques, plus généralement, il ne serait pas invraisemblable de lui trouver des similitudes avec Victor, le personnage central de la pièce, le nœud du problème autour duquel se réunissent tous les autres personnages. Victor n’apparaît qu’au deuxième acte d’Eleutheria mais dès le premier acte, il suscite déjà d’intenses conversations entre sa famille, les amis de la famille et sa fiancée qu’il n’aime plus. Victor, qui était un jeune homme brillant, a détruit l’équilibre fragile de son entourage en se retirant dans une chambre d’hôte déserte, disant refuser toute visite mais se laissant finalement envahir par toutes sortes de personnages, à commencer par un vitrier et son fils qui sont censés réparer, jour après jour, une vitre qui ne cesse de se briser. Victor n’a plus aucune énergie de contestation. Il est grotesque jusque dans la faillite des entreprises les plus simples qu’il essaie de mener à bien, qu’il s’agisse de retrouver une chaussure ou de se cacher sous son lit pour échapper à une visite inopportune. Même lorsqu’il essaie de détruire les derniers vestiges de son existence, Victor échoue. Et on lui demande encore de se justifier…


MLLE SKUNK. – Tu n’étais pas comme ça, avant. Qu’est-ce qui t’a rendu comme ça ?
VICTOR. – Je ne sais pas. (Pause.) J’ai toujours été comme ça.
MLLE SKUNK. - Mais non ! Ce n’est pas vrai ! Tu m’aimais. Tu travaillais. Tu blaguais avec ton père. Tu voyageais. Tu…
VICTOR. –C’était du bluff. Et puis assez ! Va-t’en. »



Autour de Victor finit par naître une fascination malsaine. Il semblerait que personne dans son entourage ne se soit autant intéressé à lui que depuis qu’il est « malade ». Il semblerait eu fait que personne dans son entourage ne se soit autant intéressé à quiconque d’autre depuis qu’en tombant « malade », il est devenu un objet de foire, le centre de leur conversation, l’objet de fascination étrange qu’il s’agit peut-être de comprendre, en tout cas de critiquer et de vilipender. Pièce absurde par excellence, Eleutheria s’évertue à interroger un personnage dont le comportement intrigue mais qui n’a rien à dire pour se justifier. N’est pas absurde –c’est-à-dire dénuée de sens- la mort, mais l’est en revanche cette vie portée sur un piédestal alors qu’elle n’apporte rien. Ceux qui ne l’ont pas compris continuent à s’agiter sur scène en paroles d’apparat et en gestes de circonstance, ce que Samuel Beckett s’amuse à moquer en brisant l’illusion théâtrale, mettant en scène l’intrusion d’un faux spectateur, d’un souffleur et d’un scénario bidon.


Ce n’est qu’après avoir lu Eleutheria qu’il faudrait découvrir la préface de Jérôme Lindon. On y apprendrait alors que Samuel Beckett s’était fermement opposé à la publication de cette pièce, mourant sans jamais revenir sur cette décision. Jérôme Lindon semble lui aussi de cet avis et s’excuse de la publication d’Eleutheria, nécessitée toutefois par la publication de sa traduction en anglais par un éditeur moins scrupuleux de respecter les volontés des écrivains :


« Que ceux qui ont aimé les trente livres admirables publiés de son vivant nous pardonnent. Il se trouvera certainement quelques nouveaux venus qui, n’ayant jamais rien lu de l’œuvre de Samuel Beckett, l’aborderont par Eleutheria. Je les supplie de ne pas en rester là. »


Mais qu’aurait écrit Jérôme Lindon si Samuel Beckett n’avait jamais rejeté aussi certainement cette pièce ? Elle n’est certes pas aussi brillante que les plus connues, En attendant Godot et Fin de partie en tête, mais elle ne s’écarte pas du propos que le dramaturge n’aura jamais cessé de tenir tout au long de l’élaboration de son œuvre. Autour d’un personnage lucide, abattu par son dégoût de l’existence, sans force pour lutter, s’agitent des personnages rendus volontairement ridicules pour mieux creuser le contraste. Si l’on devait adresser un seul reproche à Samuel Beckett concernant cette pièce, ce serait peut-être de s’être montré trop explicite à travers le personnage de Victor. Alors que nous sommes habitués à l’ironie légère de pauvres sires pas totalement désenchantés, l’humour habituel de Beckett se tarit ici quelque peu par abus de spontanéité. Enfin, les interventions externes du spectateur et du souffleur visant à nous démontrer l’illusion théâtrale alourdissent inutilement un propos déjà dense et coupent le rythme bien forgé d’Eleutheria.


Sans doute, Eleutheria n’est pas une pièce à la hauteur de Samuel Beckett. Se laissant prendre au jeu de l’écriture et inventant des justifications permettant de rationaliser le comportement de son alter-ego Victor, peut-être s’est-il senti abusé par lui-même, qui crache sur toute tentative d’explication existentielle. Même s’il ne s’agit que d’une fiction personnelle, les lecteurs qui aiment s’abreuver à la source beckettienne sauront reconnaître des éléments pouvant habilement se glisser dans leur propre fiction personnelle. Victor est le personnage que nous aimerions parfois être, sans jamais avoir le courage de le devenir complètement…

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24 juin 2013 1 24 /06 /juin /2013 12:56




L’Ethique de Spinoza est une belle construction philosophique et si c’est en cet honneur qu’on le connaît principalement, ce n’est pas en vertu de cette qualité que j’aimerais lui rendre hommage. Spinoza est peut-être un philosophe accompli –et davantage encore un logicien- mais il me semble surtout certain qu’il est un homme digne de notre admiration.


Son Ethique ne m’intéresse pas particulièrement pour la rigueur de ses démonstrations. Sa construction est curieuse et donne l’impression de feuilleter un ouvrage de sciences mathématiques, axiomes, démonstrations, corollaires, scolies et lemmes en furie. Hélas, comme tout ouvrage scientifique, ses limites transparaissent dès lors qu’on remet en question le moindre axiome innocent. Exemple de l’un parmi tant d’autres : « D’une cause déterminée donnée, suit nécessairement un effet, et au contraire, s’il n’y a nulle cause déterminée, il est impossible qu’un effet s’ensuive ». Le même scepticisme a déjà pu nous faire passer de la géométrie euclidienne à d’autres géométries non linéaires et on comprend bien que dans le domaine des sciences, aucune valeur sûre ne peut être affirmée. C’est pour cette raison que je suis passée d’une proposition à une autre avec peut-être un peu plus de légèreté que toute lecture conscience de L’Ethique aurait exigé. Et pourtant… je pense être aussi convaincue que l’exégète le plus minutieux de l’œuvre de Spinoza.


Les lourdeurs de style de L’Ethique (surcharge du texte en répétitions, tournures redondantes) sont aussi ses meilleurs atouts. Il faut rappeler que Spinoza a appris le latin plutôt tardivement et que le manque de fluidité de son écriture à cet égard est parfaitement compréhensible. D’une part, les répétitions sont nombreuses et donnent l’impression d’une écriture mécanique qu’on imaginerait presque cartésienne –avant de comprendre que ce n’est (heureusement ?) pas le cas. Les tournures de ses phrases sont parfois lourdes mais évitent tout risque de malentendu. La répétition a du bon et permet aux concepts et aux idées de se faire une place de choix dans notre esprit. La décomposition du texte en axiomes, propositions et autres démonstrations semble d’autre part peu attrayante mais cette forme permet en réalité la concision et débarrasse l’auteur comme le lecteur de toute tentation de laisser s’échapper un fragment de passion.


Et pourtant… Malgré sa volonté d’être un ouvrage purement rationnel, L’Ethique laisse apercevoir l’âme d’un homme si passionné qu’il a cherché à tuer la fougue et l’immodération par la passion de la raison. Ainsi, Spinoza classe les sentiments, les actes et –plus grossièrement- les hommes en deux catégories, selon qu’ils sont dominés par l’une ou par l’autre de ces qualités : la passion/passivité ou l’action/activité. La démonstration est bien sûr extrêmement rigoureuse et je ne prétendrais pas la résumer, car elle constitue l’ouvrage même en tant qu’aucune proposition ne peut être ôtée sans ébranler la totalité de son édifice. Plusieurs concepts nécessitent toutefois d’être évoqués. Ainsi une nouvelle définition de Dieu, envisagé comme le Tout que nous pourrions également appeler Nature (faut-il rappeler que Spinoza a eu le courage de penser ceci au 17e siècle dans un contexte religieux particulièrement féroce ?), un Dieu qui ne serait plus un être désirant formé à notre image mais un Dieu prouvant sa puissance et sa perfection par le seul fait d’être. Aucune meilleure définition pour traduire ce concept n’aurait pu être donnée que la suivante : « Dieu est cause immanente, mais non transitive, de toutes choses » -et on admire encore la concision. Cet être parfait ne manque de rien. Il ne désire donc rien, et n’attend rien de nous. Branle-bas de combat dans le milieu religieux traditionnel : avec ce modèle, les églises ne valent plus rien. Qui de s’indigner : où se dirige-t-on si la morale n’existe plus ? ; qui de s’enthousiasmer : aurait-on enfin découvert la véritable liberté ? C’est en fait ici que la distinction se joue entre deux catégories d’hommes : ceux qui se croient maîtres d’eux-mêmes, et ceux qui se savent soumis à une nécessité qui les dépasse –mais infinie et si parfaite qu’elle ne se remarque pas.


« Les hommes, donc, se trompent en ce qu’ils pensent être libres ; et cette opinion consiste uniquement pour eux à être conscients de leurs actions et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés. L’idée de leur liberté c’est donc qu’ils ne connaissent aucune cause à leurs actions. »



La liberté n’existe donc pas absolument, si ce n’est en théorie. En pratique, il s’agit seulement de s’en approcher par la vertu –ce qu’on appellerait aussi l’intelligence- et qui consiste à se détacher de ses propres sensations pour analyser les causes de chaque effet de façon rationnelle, selon les propositions avancées par Spinoza. Encore une fois, il s’agit d’être convaincu par son système, et si on ne l’est par la remise en cause (toute rationnelle) de ses axiomes, on peut l’être par l’assentiment instinctif, c’est-à-dire par la passion, ce qui est alors contraire à l’idéologie de Spinoza. Mais peut-être faut-il en passer par là ?



 
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Eugène Leroy, Etude d'après Giorgione




Lire L’Ethique procure une grande joie ou, comme la définit son auteur : « le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection ». On se sent devenir meilleur par une abnégation raisonnée des sentiments –aussi bien des bons que des mauvais- qui, contrairement à la croyance commune, ne serait pas la traduction d’un esprit désenchanté mais au contraire la vision d’un homme perpétuellement en transe, inclus dans le monde jusqu’à sa moindre parcelle insignifiante, ne vivant plus exclusivement pour lui-même mais pour participer à la perfection originelle de l’essence du monde. Cela s’appelle la béatitude, et elle n’est pas une joie car une fois atteinte, elle est la perfection même :


« La béatitude n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-même ; et nous n’en éprouvons pas de la joie parce que nous réprimons nos penchants ; au contraire, c’est parce que nous en éprouvons de la joie que nous pouvons réprimer nos penchants. »



Pour mieux comprendre cette idée de l’Être absolu, infini et parfait dont nous ne serions que des parties, je me suis représentée le rapport de notre Être avec nos cellules : notre pensée (notre intellect) serait l’essence, notre organisme serait le monde, et les différents constituants de notre organisme (cellules, liquides, os…) seraient les différents constituants du monde (êtres vivants, charpente géographique…). L’analogie fonctionne : notre corps est donné, parfait dans son existence même. A l’intérieur de lui se produisent des mécanismes qui, bien qu’imprévisibles et pouvant se manifester sous des formes différentes, ne sont en réalité jamais libres. On comprend enfin que, la perfection étant donnée dans son origine, elle n’empêche pas la réalisation du mal, qui pourrait être les affections ou maladies par lesquelles l’organisme se laisse envahir. L’analogie a bien sûr ses limites. Avec cet exemple, les maladies peuvent perturber jusqu’à l’intellect, ce qui signifierait que l’essence peut perdre sa perfection -ce que Spinoza n’admet pas. Encore : nos connaissances nous permettent de penser que les maladies ont souvent une origine externe (sauf peut-être dans le cas du cancer), ce qui signifierait que Dieu peut être influé par des causes qui ne dépendent pas de lui –or Dieu est parfait et rien de plus grand ne pourrait le perturber d’une façon ou d’une autre. Mais cette contradiction est peut-être, aussi, une ouverture intéressante de L’Ethique qui permettrait de considérer ce livre génial comme l’explication d’un phénomène imbriqué dans un maillon de matriochkas. Encore, cette explication signifierait que tout est lié et qu’il n’est pas irraisonnable de se sentir alarmé par des évènements qui se produisent même loin de soi –ce qu’on appelle le stress dans l’organisme peut être nommé angoisse dans le monde.


La pensée de L’Ethique provoque beaucoup de joie et rapproche de la vertu spinoziste en tant qu’elle apprend à raisonner, nous apaisant et nous rapprochant de la Béatitude. Toutefois, les moyens pour nous conduire à cet état sont extrêmement paradoxaux et on a parfois l’impression qu’il faut abolir la vie, dans la diversité de son expression et dans le tumulte de ses expériences, pour vivre parfaitement. C’est ce que Nietzsche aussi a remarqué, qui écrit dans Par-delà le bien et le mal :


« […] tous ces ermites par nécessité, qu’ils s’appellent Spinoza ou Giordano Bruno- finissent par devenir, ne fût-ce que dans une mascarade intellectuelle, et peut-être à leur insu, des empoisonneurs raffinés et avides de vengeance. (Qu’on aille donc une fois au fond de l’éthique et de la théologie de Spinoza !) […] »


Il faut se rappeler en effet que Spinoza, à cause d’idées qui ne convenaient ni à son époque, ni à son territoire de résidence, s’est trouvé exclu et rejeté par ses semblables alors qu’il était encore très jeune. En mettant au point un attirail rationnel poussé jusqu’au plus haut niveau, L’Ethique pourrait être pensé comme le moyen utilisé par Spinoza pour lutter contre la haine ressentie à l’égard de ceux qui l’ont rejeté, car la haine est « la tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure ». Ainsi, en construisant un système qui classe les hommes sur différentes échelles de la vertu, et en se faisant de fait, implicitement, l’homme placé sur le plus haut échelon –les autres continuant à patauger dans un marasme sans fond-, Spinoza réussit à transformer sa tristesse en joie par l’usage de la raison, ce qui lui fait écrire qu’il s’agit du plus grand bien.


« Agir par vertu absolument n’est rien d’autre en nous qu’agir, vivre, conserver son être (ces trois mots signifient la même chose) sous la conduite de la Raison, d’après le principe qu’il faut chercher l’utile qui nous est propre. »


Et dans cette œuvre remplie de joie, Spinoza aurait fini par être conduit par l’Amour, cette « joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure », et qui se traduit par l’existence géniale de son Ethique. Dans un sens, Spinoza n’a pas tort : tout est nécessaire, et ce qui peut nous apparaître immédiatement comme un mal indiscutable (la haine de la majorité de ses semblables pour l’auteur) peut en fait être une possibilité donnée à la vertu de s’exprimer par l’usage de la raison. Quant à la nécessité de la publication de L’Ethique, on ne la recherchera pas, comme on ne recherche plus la nécessité de ce qui est devenu parfait.

 

Si je ne devais retenir que deux propositions, ce seraient celles-ci :


Citation:
Par réalité et perfection, j’entends la même chose.




Citation:
Le suprême orgueil ou la suprême dépréciation de soi sont la suprême ignorance de soi.




Ce qui pourrait être un résumé de L'Ethique ? (bien que cette oeuvre ne soit pas capable d'être abrégée) :

Citation:
« Ainsi voit-on combien le Sage est supérieur, combien plus puissant que l’ignorant qui est poussé par ses seuls penchants. Car l’ignorant, outre qu’il est poussé de mille façons par les causes extérieures et ne possède jamais la vraie satisfaction de l’âme, vit en outre presque inconscient de lui-même, de Dieu et des choses, et sitôt qu’il cesse de pâtir, il cesse aussi d’être. Au contraire, le sage –considéré comme tel,- dont l’âme s’émeut à peine, mais qui, par une certaine nécessité éternelle, est conscient de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d’être, mais possède toujours la vraie satisfaction de l’âme. »


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22 juin 2013 6 22 /06 /juin /2013 13:23



Malgré son motif, Cléo de 5 à 7 est le film de l’insignifiance. Replacé dans le contexte de sa réalisation en 1962, situé dans le sillage de la Nouvelle-Vague, cette caractéristique est signe d’avant-gardisme, peut-être même de créativité et de puissance. Cinq décennies plus tard, l’audace a perdu de son attrait et ne reste plus qu’un film passablement ennuyeux dont les velléités d’expérimentation sont devenues procédés grossiers, à peine pardonnables par l’absence de plaisir qu’ils procurent.




La jeune et jolie Cléo, potiche en herbe, attend ses résultats d’examens médicaux avec angoisse. Elle croit être atteinte du cancer et pour conjurer son angoisse, elle virevolte entre ses connaissances, parle, pleure, rie et ceci jusqu’à l’exaspération. Agnès Varda expérimente et nous fait vivre en temps réel ses interrogations ainsi que ses doutes. Le temps défile en bas de l’écran mais, comme lorsqu’on s’ennuie, il défile lentement, les pensées de Cléo ne suffisant pas à capter l’attention de son auditoire. La fillette frivole se révèle finalement plus consistante qu’elle ne veut le laisser croire –message d’un machisme à peine voilé- mais s’oblige toutefois à larmoyer lorsqu’il est de bon ton de le faire. Son personnage est irréaliste, quand bien même l’écoulement du temps le serait.





Cléo de 5 à 7 mérite uniquement d’être salué pour ses dons de clairvoyance. Il s’agit d’un film qui annonce déjà les langueurs molles et désespérantes de la télé-réalité.

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21 juin 2013 5 21 /06 /juin /2013 12:43






A table ! Les peintres et les écrivains sont conviés à prendre place autour de tables aussi variées que la diversité même de leurs identités. Dans un format volumineux qui ferait presque concurrence au meuble honoré, les images succèdent aux textes, à moins que ce ne soient les seconds qui précèdent aux premiers. Si le temps de parole est respecté pour chaque média, on remarquera toutefois quelques petites inégalités de fond.


Les écrivains semblent privilégier la table comme lieu de commensalité et sur la nappe, dans les chaumières, les restaurants ou les cafés, on y mange et l’on y boit parfois jusqu’à en être écœuré –comme ce fut sans doute le cas pour le dîner de trente-deux couverts organisé chez Alexandre Dumas en janvier 1864 (en entrée : poulardes à la Rozolio, filets de bécasses à la Favorite, quenelles de rouget au velouté, chauds-froids d’alouettes ; en extra : punch à l’ananas, rôts, faisans truffés sauce Périgueux, chapons rôtis au cresson ; et vous n’avez encore rien vu des potages, des hors-d’œuvre, des relevés et des entremets…). Les peintres sont plus éthérés et si certains consacrent bien leur toile et leurs pinceaux à la représentation de splendides natures mortes ou de joyeux repas, d’autres y font allusion moins directement -comme Henri-Jules-Jean Geoffroy et sa « Porteuse d’oranges » ou Jules Worms et sa « Vente de fruits en Espagne »-, lorsque certaines toiles ne nous interrogent pas carrément sur la pertinence de leur présence dans cet ouvrage –ainsi Marcel Demagny et son « Flamboyant » ou Richard Boigeol et son « Bouquet de table avec Vincent » (ici, le vase serait à l’honneur plutôt que la table).


Les noms des peintres représentés dans ce livre vous semblent inconnus ? C’est normal… Autre disparité de cet ouvrage : alors que les écrivains évoqués sont des vieux loups du paysage littéraire européen –Emile Zola, Guy de Maupassant, Colette ou Marcel Proust en tête (la madeleine fera un passage qui relèverait presque davantage de l’obligation que du plaisir)-, les peintres sont pour la plupart des inconnus qu’une bonne vieille recherche Google ne permet pas toujours de retrouver. Heureusement, l’ouvrage liste les peintres regroupés dans ses dernières pages, indiquant également un lien vers leur site Internet pour qui désirerait en découvrir un peu plus…


Malgré ces quelques surprises, s’attabler avec ces peintres et ces écrivains constitue une agréable expérience qui nous ferait presque oublier qu’il est l’heure de passer à table… si le repas proposé chez Alexandre Dumas vous semble trop sophistiqué et surtout trop lourd à digérer, peut-être vous satisferez-vous davantage du dernier repas servi à Youri Gagarine avant son départ pour la Lune ?


« Au menu :
Purée de viande,
Café,
Marmelade de cassis
(tout cela en tubes) »



Dommage qu’aucun peintre n’ait figuré ce repas mélancoliquement terrestre…


Les moins connus...


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Abraham Mignon


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Arlette Font-Roblès


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Bernard Renot


...face aux plus connus :


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Francisco de Goya


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Johannes Vermeer


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Pablo Picasso


Sur la nappe ouvragée où le festin s’exalte,
La venaison royale alterne aux fruits des îles ;
Dans les chypres et les muscats de Rivesalte,
Endormeur des soucis, ô Léthé, tu t’exiles.

Mais l’antique hippogriffe au vol jamais fourbu,
M’a porté sur son aile à la table des dieux ; et là, dans la clarté sidérale, j’ai bu,
A pleine urne, les flots du nectar radieux.

Jean Moréas
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20 juin 2013 4 20 /06 /juin /2013 14:13




Qui est donc cet Œdipe dont le nom a fini par devenir celui d’un complexe ? Cité à tout bout de champ, à tort ou à raison, on se persuaderait presque de le connaître sans en avoir lu la légende. Sophocle nous apprendra-t-il quelque chose de plus que nous ne savions pas encore ?


Le plus grand défaut d’Œdipe Roi est peut-être son succès. Tout le monde connaît la conclusion de l’histoire : Œdipe a tué son père, épousé sa mère, il se percera les yeux et sera banni de la cité. En revanche, on connaît moins l’histoire qui précède ces révélations. C’est sur ce point précisément que l’Œdipe Roi de Sophocle est intrigant.


La peste s’est abattue sur Thèbes. En cette époque où tous les maux ont une origine divine, un prêtre et des enfants viennent supplier le roi Œdipe de combattre le coupable de ce châtiment, comme il avait auparavant su vaincre Sphinx. Œdipe envoie son beau-frère Créon consulter l’Oracle de Delphes pour en apprendre davantage. Le verdict tombe : les dieux sont courroucés par la mort de Laïos et ne seront pas en paix tant que son meurtrier ne sera pas découvert. A cette étape-là de l’intrigue, nous avons déjà tous deviné la nature du coupable. Tirésias le devin intervient alors pour suggérer à Œdipe, à demi-mot, qu’il serait peut-être bien responsable de la colère des dieux… Malheur au devin ! Œdipe s’insurge, pense à une machination de Créon pour s’emparer du trône, et refuse de croire aux prédictions. Jocaste, la femme d’Œdipe, en rajoute et lui conseille de ne pas accorder trop de crédit à ces oiseaux de mauvais augure. Pour le rassurer, elle prend en exemple un oracle reçu jadis par son ancien époux Laïos : il devait mourir assassiné par un enfant né de leur union, mais il fut finalement tué par des étrangers au cours d’un déplacement, et le seul enfant né de Laïos et Jocaste avait été abandonné sur le mont Cithéron dès sa naissance. Rassuré, mon petit Œdipe ? Plus tellement…


Œdipe se souvient que jadis, l’Oracle de Delphes lui avait révélé qu’il n’était pas le vrai fils de Polybe et de Mérope, et qu’il serait un jour coupable de parricide et d’inceste. Ne réfléchissant pas à la contradiction, Œdipe avait alors décidé de fuir ses parents pour ne pas accomplir les deux dernières prédictions. Chemin faisant, il avait subi une altercation avec une troupe d’hommes de laquelle il était sorti victorieux, massacrant toute âme qui vive. La vérité continue de cheminer avec les témoignages d’un messager puis d’un berger. Ce dernier finira par avouer qu’il a récupéré l’enfant abandonné par Jocaste et Laïos, et que cet enfant n’est autre qu’Œdipe. Grand fracas ! A présent, nous connaissons tous la suite de l’histoire : Œdipe n’est pas le fils de Polybe et de Mérope. Il est l’enfant de Laïos, qu’il a assassiné au cours de sa fuite, et l’enfant de Jocaste, qu’il a épousée et dont il a eu deux filles. Là où Œdipe et Jocaste, en bons précurseurs de Freud, auraient simplement pu tomber dans la névrose, ils préfèrent avoir recours aux expédients les plus extrêmes : Jocaste se pend et Œdipe se perce les yeux avec les épingles des vêtements de Jocaste.





Pour mieux apprécier cette histoire, il faut encore une fois se projeter loin dans le temps et imaginer être un spectateur qui découvre pour la première fois Œdipe Roi. On imagine que l’intérêt pris pour la progression de l’intrigue doit être beaucoup plus grand que le nôtre, puisque nous connaissons déjà sa résolution. Est-ce un plaisir pour Sophocle de mettre en scène des rois qui doivent à chaque fois apprendre l’humilité et la soumission à des forces qui leur sont supérieures ? Il se permet ainsi de nous glisser une petite leçon de morale qui fait toutefois pâle figure face aux détournements sordides empruntés par son esprit créateur.


Prise en elle-même, cette pièce n’est intrigante que pour ceux qui ne connaissent pas le mythe d’Œdipe. Elle est distrayante car sans cesse rythmée par les sentiments et les impulsions démesurés de ses personnages, mais ralentie par des complications dramatiques qui semblent parfois gratuites. Si Œdipe Roi n’était inventé qu’aujourd’hui, nous n’en dirions sans doute pas grand-chose, mais si cette pièce n’avait pas été créée plus tôt, notre héritage culturel serait radicalement différent. Peut-être parce que je louche un peu trop, il me semble reconnaître dans cette pièce tous les fondements qui ont permis à de nombreux auteurs postérieurs de fonder ou de contester leurs hypothèses concernant le destin, et c’est pourquoi Œdipe Roi est finalement le plus fascinant.





Jocaste a écrit:
«Faut-il se tourmenter sans trêve ? L’homme est l’esclave du hasard ; il ne peut rien prévoir à coup sûr. Le mieux est de s’en remettre à la fortune le plus qu’on peut. La menace de l’inceste ne doit pas t’effrayer : plus d’un mortel a partagé en songe le lit de sa mère. Pour qui sait surmonter ces frayeurs, comme la vie est plus simple ! »




* Bénigne Gagneraux, Œdipe aveugle recommandant ses enfants aux dieux
* Max Ernst, Œdipe Roi

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19 juin 2013 3 19 /06 /juin /2013 14:52



On se croirait chez Kafka. L’ambiance visuelle semble presque plagier l’auteur et pourtant, Kafka n’a jamais accompagné ses livres d’illustrations. Peut-être alors pense-t-on plutôt à l’adaptation cinématographique du « Procès » réalisé par Orson Welles…


Malgré ces ressemblances, le personnage de l’Origine ne se prénomme pas K. mais Julius Corentin Acquefacques. Il n’est pas non plus comptable –bien qu’il travaille dans l’administration et que son rôle ne soit pas des moindres. Au Ministère de l’Humour, il est chargé de mettre à jour le glossaire des blagues et des incongruités tandis que dans d’autres recoins du Ministère de l’Humour, une assemblée d’employés se réunit quotidiennement pour voter l’ajout et le retrait de certaines blagues de ce glossaire.


Un matin, Julius Corentin Acquefacques reçoit un pli contenant une planche de bande dessinée. Rien que de très banal ? A s’y pencher de plus près, cette planche représente en fait la scène que vient de vivre Julius, pensées comprises ! Et surtout, elle porte un titre mystérieux… l’Origine. Dans le monde bidimensionnel de la bande dessinée, ce terme n’existe pas et Julius Corentin Acquefacques va potasser plusieurs dictionnaires et rencontrer plusieurs spécialistes avant de comprendre la signification de ce mot. Entre temps, les planches qu’il reçoit continuent à se succéder au cours de la journée dans des situations plus incongrues les unes que les autres –surpassant parfois Kafka dans l’absurde d’un univers dépersonnalisé, fourmillant, labyrinthique : en un mot angoissant. Ces planches ne se contentent plus désormais de représenter des situations passées mais se font le plaisir de représenter l’avenir, emportant dans leur sillage ces fameuses impressions de déjà-vu que tout le monde connaît.





Comme K., Julius Corentin Acquefacques est un solitaire que sa solitude ne dérange pas. Ce choix de vie s’avèrera finalement être moins anodin qu’il n’y paraît et en apprenant qu’il est le motif de la construction du monde dans lequel il vit –et que nous tenons entre nos mains-, Julius comprend que sa condition n’aurait pas pu s’accorder avec celle d’un autre personnage qui aurait fini par devenir aussi primordial que lui. Avec l’aide d’un scientifique éclairé, Julius Corentin Acquefacques s’initie aux subtilités du concept d’’Origine, un mot qui n’a de sens que dans le monde tridimensionnel et qui est aussi obscur pour lui que les lois de la physique quantique le sont pour la plupart d’entre nous. Il découvre également l’anti-case, dont il peine à comprendre le fonctionnement, et pour en éclairer la pertinence lorsque nous nous élevons à un degré supérieur de la dimension, Marc-Antoine Mathieu la concrétise subtilement dans son album. On aurait envie de rire et de secouer Julius Corentin Acquefacques pour lui faire comprendre l’évidence de ce concept si nous n’étions pas nous-mêmes dépassés par d’autres phénomènes complexes de la science physique –antimatière en tête.





Marc-Antoine Mathieu nous démontre en quelques planches que l’incompréhension du monde que nous habitons consiste justement en ce que nous l’habitons. A l’image de Julius Corentin Acquefacques qui pense en deux dimensions, ce que nous ne comprenons pas est déterminé par notre vision du monde tridimensionnel. La mise en abyme est convaincante, loin d’être simpliste, et couronnée par l’humour glacial du personnage. Ne reste plus qu’à espérer que notre créateur soit aussi talentueux que Marc-Antoine Mathieu…


Citation:
Notre monde est le reflet, la projection émanant d’une entité vivant dans ce monde tridimensionnel. Certains grands penseurs affirment que toutes les recherches et découvertes que nous effectuons sont illusoires car elles-mêmes seraient prévues et feraient partie du projet… Projet voulu par cette « entité créatrice ».


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18 juin 2013 2 18 /06 /juin /2013 14:19



Même si Eminem crève l’affiche, 8 mile n’a pas pour vocation de retracer le parcours du rappeur. Certains éléments de la vie de « B-Rabbit » Smith Jr. s’inspirent certes de son existence –la résidence misérable qu’il partage avec sa mère et sa sœur, son travail à l’usine de tôle de voitures, l’antagonisme des populations séparées par la route 8 Mile…- mais le doute plane sur la véracité de certains évènements plus pathétiques –bastons, peines d’amour, difficultés financières et violence générale. A ce sujet, Eminem reste distant, précisant seulement que la réalité se situe parfois bien au-deçà des évènements montrés dans le film, et parfois bien au-delà.





Une fois que l’on sait cela, 8 Mile cesse d’être un film dont l’unique objectif serait de dresser un portrait stupidement admiratif d’Eminem. Ainsi, les catastrophes qui s’amoncellent sur ses épaules retrouvent de leur indépendance. On ne les imagine plus seulement justifiées par le besoin de prouver qu’Eminem est un martyr moderne dans la pure tradition judéo-chrétienne, mais par le besoin de représenter une certaine réalité de la vie autour de 8 Mile. Il n’empêche, la morale de l’histoire reste quand même très catégorique et fait l’apologie des bonnes vieilles valeurs du rêve américain –ce qui n’a pas que des désavantages car elle permet au film d’éviter l’écueil d’un surplus de violence gratuite (mais s’éloigne-t-on alors de la réalité ?)





Mais en évoquant tout cela, je n’aurais pas évoqué l’aspect le plus séduisant d’8 Mile qui consiste en sa créativité et en sa verve endiablée. Il faut laisser entendre les sonorités de la langue originale, quitte à s’aider des sous-titres, pour comprendre le talent nécessaire à la pratique des batailles locales de rap organisées par David Future Porter. Les enjeux et les antagonismes se révèlent et se règlent sur cette scène, dans la vision idéalisée d’une guerre clanique qui trouverait sa résolution dans les mots et dans la musique. On se laisse facilement persuader, pour peu que l’on ait un peu d’affinité avec cette musique –et plus particulièrement avec celle d’Eminem.

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18 juin 2013 2 18 /06 /juin /2013 14:07




L’effet bœuf pourrait être cette triste blague du serveur qui pose devant vous une assiette en fanfaronnant : « Voici votre côte de bœuf ! » S’il savait… et si nous savions !


« Du bœuf ? Ce n’est certainement pas ce qui se trouve dans l’assiette que l’on a posée devant vous. Il y a 95% de chances pour que ce soit de la vache issue d’un troupeau allaitant ou laitier. Le « bœuf », c’est un terme générique qui amuse la galerie et qui fait bon chic, bon genre. »


Bon. Mais alors, que deviennent les bœufs qui naissent malgré tout sur le territoire ? On se doute bien qu’ils ne jouissent pas du privilège de passer une vie de pacha tandis que leurs semblables femelles se font presser la mamelle avant de passer à l’abattoir ! En fait, nos bœufs français voyagent et finissent en Italie, au Maghreb ou en Turquie car, si on devait les élever pour en faire de la viande, ils « atteindraient des taux records de collagène ». Traduction : « ça donne de la semelle ». En centre de vacances, la production s’est spécialisée pour faire grandir ces animaux le plus rapidement possible et pour des coûts dérisoires. La viande n’a aucune qualité gustative, ce qui ne dérange absolument personne lorsqu’on la destine aux fast-foods ou aux plats préparés, par exemple.


Yves-Marie Le Bourdonnec, boucher réputé, déplore la composition du cheptel bovin français. Comme nous avons tout misé sur l’industrie de la vache laitière, les vaches à viande disparaissent peu à peu et parmi les rares restantes, certaines constituent de véritables aberrations génétiques constituées uniquement pour la rentabilité financière et absolument pas pour le goût.


Dans l’exercice de sa profession, Yves-Marie Le Bourdonnec dit avoir toujours accordé énormément d’importance à la provenance de sa viande. Ce n’est pas une question de charte ou de label (« Les labels, ces inventions des industriels, ne sont rien d’autres que des paravents. Ils ne garantissent que des cahiers de charges, des origines, des races pures, qui ne sont pas des outils pour atteindre l’excellence. ») mais une question d’implication personnelle. Quelle meilleure façon de s’assurer de la qualité d’un élevage qu’en rencontrant l’éleveur et en parlant avec lui ? Pour Yves-Marie Le Bourdonnec, la réussite dépend d’un critère majeur : « La clé est de revenir aux origines : et si les vaches mangeaient de l’herbe ? ». Et de nous citer Christian Valette qui bichonne ses quelques 120 vaches Aubrac au foin et au tourteau de lin, avec quelques séances de thalassothérapie pour les aider à lutter contre le stress. Démarche intéressée bien sûr puisque le bien-être de l’animal prime uniquement pour la recherche du bon goût. Lorsque le plaisir humain est mis en jeu, les élevages peuvent rapidement prendre des allures de « Ferme Célébrité ». Nous sommes bien loin de l’image de ces élevages inhumains qu’on s’évertue à nous décrire et à filmer depuis quelques années. Pragmatique, et même s’il engage à diminuer sa consommation de viande hebdomadaire pour privilégier la qualité et y mettre le coût, Yves-Marie Le Bourdonnec se moque toutefois doucement des puristes végétariens. L’élevage rapide à base d’antibiotiques tel que décrit dans Faut-il manger des animaux de J. S. Foer ? Pour les bovins, il n’existe qu’aux Etats-Unis. Et de faire un petit tour des élevages les plus ignobles du monde, en passant également par le Brésil.


Etats-Unis, nation du paradoxe, c’est également ici qu’Yves-Marie Le Bourdonnec a rencontré les bouchers les plus respectueux de leur profession. Regroupés sous le nom de « Neo-butchers », ils se rapprochent des locavores et du mouvement Slow Food pour privilégier la bonne bidoche au détriment des économies. Leurs vaches gambadent gaiement dans les prés et sont nourries exclusivement d’herbe et de foin. Il paraît que ça existe vraiment, Yves-Marie Le Bourdonnec l’a vu. Et pour que cet Effet Bœuf parvienne jusqu’en France, il a créé une association « I Love Bidoche » à travers laquelle il espère faire entendre son message. Il s’agit d’encourager les bouchers à renouer le lien avec les éleveurs pour lutter contre l’hégémonie des grandes surfaces et des marques nationales (au passage, on en apprendra de belles sur la marque Charal) et de raisonner les consommateurs en leur faisant comprendre que prix avantageux et qualité gustative ne font pas bon ménage.


On comprend que l’objectif d’Yves-Marie Le Bourdonnec est de convaincre rapidement. Certains points de son argumentation restent donc obscurs et on aurait aimé en savoir davantage, notamment concernant la sélection génétique des vaches françaises. En revanche, d’autres informations sont régulièrement répétées au cours de différents chapitres très brefs et donnent l’impression de lire plusieurs fois le même texte. Mais n’y aurait-il pas un peu de manipulation derrière ce manifeste ? Si Yves-Marie Le Bourdonnec dédramatise la condition bovine et assainit l’image du boucher, il semble toutefois oublier que le rôle de ce dernier ne consiste pas uniquement à vendre de la viande bovine. Oui, les bouchers consciencieux sont une voie de salut plus recommandable que les grandes surfaces, mais quid de la viande de volaille ou de porc, dont l’auteur se moque ouvertement en début d’ouvrage ?


Lorsque la recherche de la qualité gustative d’une viande devient primordiale, les éleveurs deviennent respectueux de leur élevage –et les bouchers se mettent à écrire. L’effet bœuf permettra au lecteur de découvrir une facette de l’élevage mal connue mais on sent que les intérêts financiers ne sont jamais bien loin et pour s’en préserver, il faudra toujours garder en tête que le discours d’Yves-Marie Le Bourdonnec n’est pas totalement impartial.



 
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Yves-Marie Le Bourdonnec en bonne compagnie




La condamnation de Charal a écrit:
« La supercherie de la marque Charal a fonctionné à merveille dans les grandes surfaces. Du pain béni pour sa maison mère, Bigard/ Socopa. Une stratégie malicieusement réfléchie pour berner les dindons de la farce : les consommateurs. Ils ont lancé cette marque en utilisant une quantité astronomique de vaches laitières, ces pisseuses de lait qui ressemblent à des toiles de tente et dont vous retrouvez la viande bon marché et de piètre qualité en promotion dans les supermarchés, dans la restauration collective, les fast-foods… Elle a créé de toutes pièces une image de qualité en nous faisant avaler qu’on achèterait de la très bonne viande. Ne leur restait plus qu’à inonder les rayons avec les côtes, les entrecôtes, les faux-filets…qui flirtent avec le bas de gamme. Des carcasses qui coûtent entre 500 et 700 euros quand une vache à viande comme la limousine peut coûter 3000 euros. / Comment a-t-on pu naïvement penser qu’on avait affaire à de la viande de très haute qualité ? Tout simplement parce qu’elle était vendue extrêmement cher. Le prix n’a jamais été une assurance ! »


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17 juin 2013 1 17 /06 /juin /2013 13:59



Icare attise toutes les convoitises…
Dès sa naissance, incapable de faire comme tout le monde, il s’est envolé dans les airs dès que son cordon ombilical fut coupé. Un peu plus de discrétion lui aurait peut-être permis de mener une vie relativement tranquille et anonyme, mais le gouvernement est aussitôt informé de ce miracle qui ne le laisse pas indifférent. Précisons que l’histoire se situe dans un futur indéterminé dans lequel, une fois n’est pas coutume, la population se sépare en différentes castes. Celle des hommes-éprouvettes inquiète particulièrement le gouvernement. Eprouvée par sa condition misérable, cette catégorie d’hommes rejetés a récemment tenté de se rebeller en provoquant sans relâche des attentats. Icare, le bébé volant, apparaît alors comme le premier prototype d’une nouvelle caste d’hommes qui permettrait de combattre efficacement ces terroristes. Icare est arraché à sa mère, enfermé dans une serre adaptée à sa taille et observé nuit et jour par des scientifiques.



Le développement d’Icare n’intéresse ni Moebius, ni Taniguchi. Un beau jour, l’homme-volant se déploie devant nos yeux du haut de ses vingt ans. Bien que confiné dans sa serre, il semble heureux car il n’a aucune idée de ce que peut être le monde à l’extérieur et de ce dont les scientifiques et le gouvernement le privent. Alors que la zoologiste Yukiko croit égayer un peu son quotidien en lui apportant un couple d’oiseaux, Icare prend brusquement conscience de sa condition. C’est autour de son sentiment d’injustice et de la rébellion qu’il tentera de mener à bien en compagnie de Yukiko que Moebius et Taniguchi se concentrent particulièrement.



L’état d’esprit de la bande dessinée Icare semble relever davantage des inspirations traditionnelles de Moebius que de celles de Taniguchi, mais l’apport de ce dernier au dessin n’est pas négligeable et donne naissance à une œuvre hybride : du Moebius version Taniguchi –la réciproque marche aussi. Malheureusement, la collaboration semble entraver chacun dans les particularités de son style et donne un travail qui ne semble qu’à moitié abouti. L’aspect science-fictionnel de Moebius est bâclé : on ne sait que très peu de choses concernant cette société qui veut s’accaparer le talent d’un Icare et la rébellion de ce dernier est résumée à un décevant combat entre les forces du Bien et du Mal. L’aspect psychologique propre à Taniguchi n’est pas approfondi : les motivations des personnages sont troubles et aucun d’entre eux n’est particulièrement attachant. Même Icare et Yukiko, censés incarner les « forces du Bien », paraissent ridicules, et ce n’est pas le peu de phrases qu’ils prononcent dans cet ouvrage de plus de deux cent pages qui nous convaincront du contraire : « C’est mignon. C’est mignon, les oiseaux. Mes frères ».

Cet Icare est toutefois sauvé par la beauté de ses dessins. Taniguchi, toujours aussi professionnel pour mettre en place des univers qui lui sont propres, crée des plans quasi-cinématographiques du plus bel aspect. Même si l’on est souvent tenté de se moquer des niaiseries et des simplicités scénaristiques qui aboutissent à une moralité très convenue, on accordera toutefois à Icare le minimum de respect que lui accorde son statut original de prototype de poésie dessinée. A cet égard, on peut bien accepter pour une fois que le propos ne soit pas aussi original que le dessin et la mise en page –ce qui ne fera toutefois pas disparaître totalement une déception tout à fait légitime.


Une déclaration d'amour bouleversante ::


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14 juin 2013 5 14 /06 /juin /2013 12:56










Ionesco, dramaturge de l’absurde ? Pas toujours… malheureusement, quand il essaie de donner un sens aux actes de ses personnages, Ionesco devient tragique. A force de vouloir combattre l’absurde par le sens, il ne reste que des Victimes du devoir.
 
Pourtant, les évènements semblaient avoir débuté comme Ionesco avait pu nous en donner l’habitude avec la Cantatrice chauve. Dans un intérieur bourgeois, un couple oisif se lance dans une conversation dégingandée. Tant qu’il n’est question que de parler pour meubler le silence, les propos demeurent paroles de surface, preuves ostentatoires d’un effort réciproque pour lier une relation, bien plus souvent dénuées de logique que savamment étudiés. Dans une pièce de théâtre, lire (ou entendre) : « Toi qui vas souvent au cinéma, tu aimes beaucoup le théâtre » fais rire, mais dans la réalité, la récurrence de propos tout aussi absurdes est monnaie courante.
 
Mais soudain, voilà que dans la douce atmosphère bourgeoise surgit un policier. D’abord doucereux et précautionneux, il se transformera bientôt en monstre de professionnalisme intransigeant, puis en psychiatre, peut-être enfin en père avant de redevenir policier. Il soumet Choubert –dans lequel on reconnaîtra sans mal Ionesco- à un interrogatoire précis concernant le précédent propriétaire de l’appartement dans lequel il loge avec sa femme Madeleine. Choubert, incapable de fournir des réponses avérées, se voit contraint de régresser d’années en années, traversant un passé tantôt paisible, tantôt angoissé, parfois exalté. Madeleine commence par l’accompagner dans cette régression mais cesse bientôt de demeurer sa femme pour devenir sa mère –mère en tant que génitrice, mère en tant qu’épouse de son père- et on ne sait jamais si elle est complice du policier ou de Choubert. La dernière partie de la pièce la fait sombrer dans un néant au sein duquel son seul rôle consiste à transporter des tasses de thé de la cuisine au salon, du salon à la cuisine. A ce moment-là intervient Nicolas d’Eu, homonyme aussi symboliquement célèbre que Choubert.




 
En parlant de musique, cette pièce de théâtre pourrait aisément être comparée à une composition musicale à plusieurs voix. Choubert assurerait la base stable et constante de la partition tandis que le policier, Madeleine et Nicolas d’Eu figureraient des voix improvisantes et imprévisibles, versatiles et caractéristiques. Ce n’est pas Choubert qui confère leur ton aux différentes atmosphères qui se succèdent dans Victimes du devoir mais ce sont les personnages subalternes : le policier lorsqu’il se lance dans son interrogatoire, Madeleine lorsqu’elle se flétrit, les deux lorsqu’ils se transforment en spectateurs de leur propre théâtre.
 
En évoquant à demi-mot son expérience à travers le personnage de Choubert, Eugène Ionesco n’aurait pas complètement démontré la fragmentation dont souffre chaque homme. Sans doute d’ailleurs n’atteint-il jamais complètement cet objectif, mais en faisant s’agiter autour de Choubert des formes aussi variables et insignifiantes que le policier, Madeleine ou Nicolas d’Eu, il relève d’une façon remarquable la fragmentation d’une personnalité soumise à des influences extérieures totalement exemptes de sens. Dans la pièce de Samuel Beckett, En Attendant Godot, le mobile de départ qui constitue en l’attente du fameux Godot ne sera jamais accompli –dans Victimes du devoir, on suivra un mouvement similaire puisque l’intervention du policier, qui visait initialement à savoir si le nom du précédent propriétaire s’orthographiait Mallot ou Mallod, ne trouvera pas non plus de réponse. Et dans un cas comme dans l’autre, l’oubli du mobile de départ semble n’occasionner aucune contrariété.
 
« CHOUBERT : Autrefois… autrefois…

MADELEINE : Qu’est-ce que c’est encore ?

LE POLICIER, à Madeleine : Il évoque son passé, je suppose, chère amie.

MADELEINE : Si on se mettait tous à évoquer le nôtre, où irions-nous… Nous aurions tous des choses à dire. Nous nous en gardons bien. Par modestie, par pudeur. »
 
Dans Victimes du devoir, Eugène Ionesco a dépassé sa modestie et sa pudeur pour évoquer son passé et parler de lui, mais peut-être aussi de tout le monde. Etrangement grave lorsqu’il s’évoque, il ne réalise pas ici sa pièce la plus comique. Purs amateurs de l’ironie cynique d’Ionesco, prenez garde à vous : si les premières pages, dans le pur style de la Cantatrice chauve, sont à mourir de rire, et si l’imprévisibilité des personnages réussit toujours à provoquer son petit hoquet de surprise, la plus grande partie de cette pièce fait à peine sourire. Eugène Ionesco y perd une partie de sa force et de sa puissance caractéristiques –bien qu’il lui ait certainement fallu s’investir davantage que dans ses autres pièces pour se livrer autant- mais il apprend au lecteur à mieux le connaître pour peut-être mieux l’apprécier par ailleurs.









Voix du policier a écrit:
Mais en même temps, une joie débordante m’envahissait, car tu existais, mon cher enfant, toi, tremblante étoile dans un océan de ténèbres, île d’être entourée de rien, toi, dont l’existence annulait le néant. Je baisais tes yeux en pleurant : « Mon Dieu, mon Dieu ! » soupirais-je. J’étais reconnaissant à Dieu, car s’il n’y avait pas eu la création, s’il n’y avait pas eu l’histoire universelle, les siècles et les siècles, il n’y aurait pas eu toi, mon fils, qui étais bien l’aboutissement de toute l’histoire du monde. Tu n’aurais pas été là s’il n’y avait pas eu l’enchaînement sans fin des causes et des effets, parmi lesquels toutes les guerres, toutes les révolutions, les déluges, toutes les catastrophes sociales, géologiques cosmiques : car tout est le résultat de toute la série des causes universelles, et toi, mon enfant, aussi. Je fus reconnaissant à Dieu pour toute ma misère et pour toute la misère des siècles, pour tous les malheurs, pour tous les bonheurs, pour les humiliations, pour les horreurs, pour les angoisses, pour la grande tristesse, au bout desquels il y avait ta naissance, qui justifiait, rachetait à mes yeux tous les désastres de l’Histoire. J’avais pardonné au monde, pour l’amour de toi. Tout était sauvé puisque rien ne pouvait plus rayer de l’existence universelle le fait de ta naissance.
 




 *peintures de Mark Brusse

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