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13 janvier 2013 7 13 /01 /janvier /2013 18:35






A une époque où la frénésie des voyages et des grandes expéditions commençait seulement à prendre son essor, certains, pressentant déjà la monotonie qui gagnerait le cœur des vagabonds quelques décennies plus tard, se prenaient déjà à imaginer des vagabondages plus fantastiques. Puisqu’on aura bientôt fait le tour de la Terre, pourquoi ne pas prévenir la lassitude qui ne saurait tarder d’apparaître en se plongeant directement dans ses entrailles ?


Nous sommes d’accord –et Jules Verne aussi- une telle idée ne pouvait naître que dans l’esprit un peu hétérodoxe d’un savant fou. Le professeur Lidenbrock, grand fantasque, maigre et sec comme une trique, nerveux comme une ampoule électrique mais déconnecté de la réalité, convient parfaitement au rôle. Qu’on ne cherche pas la nuance : Jules Verne n’ambitionne pas de détailler ses personnages dans les moindres ambiguïtés de leur caractère. Il en fait des types plutôt grossiers dont la description nous les rendra immédiatement familiers. Non pas qu’on ne les connaisse de longue date, mais on les a déjà rencontrés ailleurs, sous d’autres noms peut-être, mais leur essence reste la même.


« Il était professeur au Johannaeum, et faisait un cours de minéralogie pendant lequel il se mettait régulièrement en colère une fois ou deux. Non point qu’il se préoccupât d’avoir des élèves assidus à ses leçons, ni du degré d’attention qu’ils lui accordaient, ni du succès qu’ils pouvaient obtenir par la suite ; ces détails ne l’inquiétaient guère. Il professait « subjectivement », suivant une expression de la philosophie allemande, pour lui et non pour les autres. C’était un savant égoïste, un puits de science dont la poulie grinçait quand on en voulait tirer quelque chose : en un mot, un avare. »



Le professeur Lidenbrock, fort de la maîtrise d’une modeste douzaine de langues, intercepte un message crypté glissé entre deux feuillets d’un volumineux manuscrit. La compréhension du code posera problème cinq minutes, et puis le message finira par être déchiffré, comme l’on s’y attend. Quel suspens… impossible d’imaginer quelle sera la teneur du message… Quoi ? Vraiment ? Un homme aurait trouvé une voie pour s’infiltrer jusqu’au centre de la Terre ? Ainsi, tout le mystère du titre du roman s’éclaire ! Et Lidenbrock, émoustillé par une idée aussi saugrenue qui irait à l’encontre des principales théories de son époque –si on peut se rendre au centre de la Terre, alors la température n’y est pas aussi élevée que ce que disent les plus grands scientifiques- décide de suivre les traces de ce précurseur et de s’engager à son tour jusqu’aux entrailles de la Terre. Tout ceci est rapporté par son neveu, jeune dadais romantique et naïf, possédant juste ce qu’il faut de science pour affronter son oncle lors de passionnantes discussions théoriques. Celui-ci, à force de ne vouloir rien faire, finira par être embarqué dans le sillage de son oncle pour un Voyage au centre de la Terre.


Récit d’aventure bien rythmé, pas avare en péripéties et en étapes géographiques, ce roman entraînera ses personnages à crapahuter d’abord en Islande, aussi loin du monde civilisé que possible, avant de leur faire découvrir les profondeurs de la planète. Au cours de leur expédition, ils embarqueront avec eux un guide islandais. Pas pénible du tout, celui-ci a l’avantage de ne s’exprimer que par monosyllabes (ce que l’on traduirait par « oui » ou « non » en islandais) et de gérer d’une main de maître les bagages et provisions des deux énergumènes qu’il accompagne. Jules Verne n’aime pas s’embarrasser de complications, qu’il s’agisse de personnages, de situations ou d’énigmes. Ces dernières, par exemple, justifient leur existence dès lors qu’elles sont citées. La question importe plus que la réponse. Le plaisir loge dans l’interrogation et la spéculation intellectuelle qui en découle, plus que dans la certitude du fait accompli.





En lui-même, le Voyage au centre de la Terre n’a rien qui ne parvienne à égaler les artifices en trois dimensions que serait capable de nous fournir le cinéma aujourd’hui. On le verra, la progression de l’aventure sera plutôt linéaire. Le dépaysement, si tant est qu’il existe, s’inspire des données des sciences archéologique, biologique et géologique, dernières en date apparues pour tenter d’expliquer l’évolution d’un monde, de sa flore et de sa faune. Sous les profondeurs de la Terre, rien de neuf ne surgit de l’esprit de Jules Verne, mais la découverte d’un monde différent que celui qui bruisse à la surface ; une possibilité parmi tant d’autres. Jules Verne, précurseur de la théorie des univers parallèles, un siècle avant que Hugh Everett ne l’énonce ? Mieux encore ! Puisque sous terre, il est possible de constater la présence d’un ciel, quid de celui qui surplombe nos épaules sur ce que l’on croit être la « surface » de la Terre ? Cette fois, Jules Verne anticipe les spéculations des théoriciens de la « Terre creuse », dont Louis Pauwels nous avait parlé dans son livre Le Matin des magiciens :


« Pour les partisans de la terre creuse qui organisèrent la fameuse expédition parascientifique de l’Ile de Rügen, nous habitons l’intérieur d’une boule prise dans une masse de roc qui s’étend à l’infini. Nous vivons plaqués sur la face concave. Le ciel est au centre de cette boule : c’est une masse de gaz bleutée, avec des points de lumière brillante que nous prenons pour des étoiles. Il n’y a que le soleil et la lune, mais infiniment moins grands que ne le disent les astronomes orthodoxes. L’univers se limite à cela. Nous sommes seuls, et enveloppés de roc. »



Mais Jules Verne ne s’étend pas sur les interrogations que suscite le monde qu’il met en place. Véritable jouisseur des mots et des images, il s’amuse à faire voyager ses personnages de tableaux en tableaux, faisant naître une flore et une faune dont les monstruosités côtoient les ondoiements des roches et des minéraux :


« Aux schistes succédèrent les gneiss, d’une structure stratiforme, remarquables par la régularité et le parallélisme de leurs feuillets, puis les micaschistes disposés en grandes lamelles rehaussées à l’œil par les scintillations du mica blanc.
La lumière des appareils, répercutée par les petites facettes de la masse rocheuse, croisait ses jets de feu sous tous les angles, et je m’imaginais voyager à travers un dimant creux, dans lequel les rayons se brisaient en mille éblouissements.
Vers six heures, cette fête de la lumière vint à diminuer sensiblement, presque à cesser ; les parois prirent une teinte cristallisée, mais sombre ; le mica se mélangea plus intimement au feldspath et au quartz, pour former la roche par excellence, la pierre dure entre toutes, celle qui supporte, sans en être écrasée, les quatre étages de terrains du globe. Nous étions murés dans l’immense prison de granit. »





Jules Verne excelle dans la représentation de cette beauté naturelle, subtilement remaniée par ses soins. Si l’on ne sait pas vraiment ce que le professeur Lidenbrock et son neveu recherchent en s’engageant jusqu’au centre de la Terre, en revanche, on sait quelles sont les motivations de Jules Verne : donner la possibilité à son émerveillement biologique et géologique de s’épanouir au sein d’une trame dramatique. Pour parler de sa prose en elle-même, peut-être devra-t-on en revanche oser avancer l’hypothèse qu’elle s’inspire plus vraisemblablement de celles qui parcourent ses ouvrages de vulgarisation scientifique que de celles qui définissent ce que l’on appelle couramment la « grande littérature ». Lorsqu’il ne sait pas comment conclure les situations qu’il a amorcées, Jules Verne s’en sort souvent par une résolution en queue-de-poisson : ainsi décide-t-il subitement, au milieu du livre, d’amorcer l’écriture d’un journal de bord tenu par le neveu ; puis, voyant que le procédé ne tient pas la route, il décide de l’interrompre subitement pour revenir à la narration habituelle et se justifie maladroitement par une note entre crochets :


« [Ici mes notes de voyage devinrent très incomplètes. Je n’ai plus retrouvé que quelques observations fugitives, prises machinalement pour ainsi dire. Mais dans leur brièveté, dans leur obscurité même, elles sont empreintes de l’émotion qui me dominait, et mieux que ma mémoire, elles donnent le sentiment de la situation.] »



Jules Verne n’hésite pas non plus à avouer que les mots lui manquent lorsqu’il s’agit de décrire les sensations éprouvées par ses personnages. Les confessions se multiplient au fil de la progression du voyage :


« Toutes ces merveilles, je les contemplais en silence. Les paroles me manquaient pour rendre mes sensations. Je croyais assister, dans quelque planète lointaine, Uranus ou Neptune, à des phénomènes dont ma nature « terrestrielle » n’avait pas conscience. A des sensations nouvelles, il fallait des mots nouveaux, et mon imagination ne me les fournissait pas. »



Heureusement, les images sont là pour pallier aux limites naturelles du langage. Chaque chapitre est accompagné d’une vignette en noir et blanc effectuée par Riou. Racées et précises, elles apportent du charme à cette histoire un brin désuète –en cela même, attachante- et rappellent d’autres contes fantastiques de la même époque –que l’on pense par exemple à Alice au pays des merveilles. D’ailleurs, le Voyage au centre de la Terre aurait également pu s’intituler Voyage au pays des merveilles ; hormis le fait que le déplacement est ici aussi primordial que la destination.


« - Et le retour ?
- Le retour ! Ah ! tu penses à revenir quand on n’est pas même arrivé !
- Non, je veux seulement demander comment il s’effectuera.
- De la manière la plus simple du monde. Une fois arrivés au centre du sphéroïde, ou nous trouverons une route nouvelle pour remonter à sa surface, ou nous reviendrons tout bourgeoisement par le chemin déjà parcouru. J’aime à penser qu’il ne se fermera pas derrière nous. »




O folie joyeuse ! Et c’est dans cet état d’esprit insouciant/inconscient que Jules Verne nous mène à la baguette. La science n’est pas terne, et loin d’être triste : grâce à elle, les hommes deviendront les égaux de Lidenbrock, sautillant allègrement entre des parois de feldspath et de quartz, virevoltant entre les troncs démesurés des « lyoperdon giganteum », et s’abreuvant aux sources joyeuses de la biologie et de la géologie !


Comment récolte-t-on les plumes de l'eider ?

Citation:
[…] M. Fridriksson m’apprit que ce tranquille personnage n’était qu’un « chasseur d’eider », oiseau dont le duvet constitue la plus grande richesse de l’île. En effet, ce duvet s’appelle l’édredon, et il ne faut pas une grande dépense de mouvement pour le recueillir.
Aux premiers jours de l’été, la femelle de l’eider, sorte de joli canard, va bâtir son nid parmi les rochers des fjords dont la côte est toute frangée. Ce nid bâti, elle le tapisse avec de fines plumes qu’elle s’arrache du ventre. Aussitôt le chasseur, ou mieux le négociant, arrive, prend le nid, et la femelle de recommencer son travail. Cela dure ainsi tant qu’il lui reste quelque duvet. Quand elle s’est entièrement dépouillée, c’est au mâle de se plumer à son tour. Seulement, comme la dépouille dure et grossière de ce dernier n’a aucune valeur commerciale, le chasseur ne prend pas la peine de lui voler le lit de sa couvée ; le nid s’achève donc ; la femelle pond ses œufs ; les petits éclosent, et, l’année suivante, la récolte de l’édredon recommence.



Profitons des réflexions du professeur Lidenbrock...

Citation:
- Voici ce que je décide, répliqua le professeur Lidenbrock en prenant ses grands airs : c’est que ni toi ni personne ne sait d’une façon certaine ce qui se passe à l’intérieur du globe, attendu qu’on connaît à peine la douze-millième partie de son rayon ; c’est que la science st éminemment perfectible, et que chaque théorie est incessamment détruite par une théorie nouvelle. N’a-t-on pas cru jusqu’à Fourier que la température des espaces planétaires allait toujours diminuant, et ne sait-on pas aujourd’hui que les plus grands froids des régions éthérées ne dépassent pas quarante ou cinquante degrés au-dessous de zéro ? Pourquoi n’en serait-il pas ainsi de la chaleur interne ? Pourquoi, à une certaine profondeur, n’atteindrait-elle pas une limite infranchissable, au lieu de s’élever jusqu’au degré de fusion des minéraux les plus réfractaires ?



Et lorsqu'il discute avec son neveu...

Citation:
- Je ne comprends pas la présence de pareils quadrupèdes dans cette caverne de granit.
- Pourquoi ?
- Parce que la vie animale n’a existé sur la terre qu’aux périodes secondaires, lorsque le terrain sédimentaire a été formé par les alluvions, et a remplacé les roches incandescentes de l’époque primitive.
- Eh bien ! Axel, il y a une réponse bien simple à faire à ton objection, c’est que ce terrain-ci est un terrain sédimentaire.
- Comment ! à une pareille profondeur au-dessous de la surface de la terre !
- Sans doute, et ce fait peut s’expliquer géologiquement. A une certaine époque, la terre n’était formée que d’une écorce élastique, soumise à des mouvements alternatifs de haut et de bas, en vertu des lois de l’attraction. Il est probable que des affaissements du sol se sont produits, et qu’une partie des terrains sédimentaires a été entraînée au fond des gouffres subitement ouverts.
- Cela doit être. Mais, si des animaux antédiluviens ont vécu dans ces régions souterraines, qui nous dit que l’un de ces monstres n’erre pas encore au milieu de ces forêts sombres ou derrières ces rocs escarpés ?

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11 janvier 2013 5 11 /01 /janvier /2013 18:45





Et Nietzsche a pleuré fait partie de ces livres qui se découvrent en deux temps.


Premier temps : enthousiasme. L’écriture est fluide, Irvin Yalom est rusé : en mettant en scène des personnages connus, en les destituant de leur piédestal par d’habiles pirouettes visant à présenter les aspects les plus pathologiques de leur personnalité, en leur faisant vivre des aventures tragiques et rocambolesques, mêlant les aspects les plus excitants et universels de l’existence –l’amour, le sexe, la téléologie, la mort, l’accomplissement personnel, la solitude…-, l’écrivain crée un livre addictif –ce qui est un comble pour un psychiatre ! Mais c’est peut-être justement en cette qualité de psychiatre qu’Irvin Yalom brille à fournir à son lecteur ce qu’il peut être en mesure d’attendre d’un livre intitulé Et Nietzsche a pleuré.


Mais… deuxième temps : dubitation. Une fois l’histoire engloutie et absorbée avec plaisir, mieux vaut ne pas rouvrir ce livre : on serait alors déçu de voir apparaître en fil blanc toutes les astuces qu’a déployées Irvin Yalom pour construire son livre. Les personnages, alors qu’ils semblaient jusqu’à présent dotés d’une épaisseur et d’une vie propre, s’effondrent dans toute leur substance et redeviennent ce qu’ils n’avaient jamais cessé d’être : des amas de mots puis de lignes, supports d’une mise en pratique et d’une illustration des principales pensées de Nietzsche. La progression de l’intrigue, qui avait jusque-là pu sembler mouvante, imprévisible et surprenante, révèle son format répétitif. Mais qu’on se rappelle les bases… Le célèbre psychanalyste Josef Breuer, ami et confident de Sigmund Freud, est un jour convoqué par Lou Salomé, jeune femme fatale qui serait bien capable de détourner le médecin de son obsession pour une de ses patientes nommée Bertha, alors même qu’il est marié à une femme resplendissante et père de plusieurs enfants. Lou Salomé demande à Breuer de recevoir son ami Friedrich Nietzsche, un philosophe solitaire et reclus, qu’elle soupçonne de vouloir mettre fin à ses jours. Ce personnage extravagant ne saurait accepter de consulter le docteur Breuer dans le cadre d’un simple traitement : Lou Salomé demande alors à ce dernier de mettre au point une méthode d’analyse qui saurait dissimuler ses véritables intentions, et qui apparaîtrait, par exemple, comme un entretien d’ordre philosophique.


Irvin Yalom ne nous permet pas de patauger dans le marasme des gens insignifiants. Les histoires qui se noueront entre ces grands esprits épris de nouveauté et de liberté sont à la mesure de la platitude des évènements qui parcourent la vie du commun des mortels. Mais qu’on ouvre un peu l’œil, et on découvrira la supercherie : la théorie de l’éternel retour s’illustre jusque dans les procédés utilisés par Irvin Yalom. Un entretien entre Nietzsche et Breuer, une entrevue entre Freud et Breuer, une incursion dans les journaux intimes de Nietzsche et Breuer, et la boucle reprend. Si les conversations entre les personnages sont stimulantes, c’est parce qu’elles reprennent parfois mot pour mot les propos de Nietzsche, et qu’elles se donnent à peine l’apparat d’une illustration. Si la première lecture donne l’impression que ces incursions s’inscrivent naturellement dans la progression de l’histoire, une seconde lecture fera apparaître leur nature quasi-plagiaire.


Enfin, plaisir retors s’il en est : oui ! étalons au grand jour la misère et le pathétique de l’existence de Nietzsche ! ôtons-lui la grandeur de surhomme qu’il a toujours essayé de revendiquer ! comme le Christ, faisons-le retomber de son piédestal ! et nous nous retrouvons alors en face d’un Nietzsche-Yalom : non plus ce Nietzsche qui a pu écrire Par delà le bien et le mal, Ainsi parlait Zarathoustra, Le crépuscule des idoles et tant d’autres ; pas ce Nietzsche qui s’exprimait tout en finesse et en allusions, qui en disait le plus en en disant le moins ; mais un Nietzsche-factice qui croit atteindre la quintessence de son art en se vautrant dans le plaisir mièvre de la confession et de l’atermoiement –essayant de susciter la pitié ?! à contre-courant total donc de son idéologie.


Si Irvin Yalom a certainement dévoilé une vérité cruciale de Nietzsche, il ne s’est contenté d’en gratter qu’une partie du fond. Pour ce qui est de la forme, on préfèrera celle plus ambitieuse du véritable Nietzsche qui, entre pudeur et courage, parvient bien souvent à se montrer plus éloquent dans des silences que dans de poussives démonstrations.


Yalom nous transmettrait-il ses techniques de psychiatre infaillible ?

Citation:
« […] Lorsque j’aborde un cas médical, je trouve toujours des moyens pour entrer dans la sphère psychologique. Prenez l’insomnie, par exemple : j’interroge souvent les patients sur la nature des pensées qui les maintiennent éveillés. Ou, une fois que le patient m’a récité toute la litanie de ses symptômes, je compatis avec lui et lui demande, l’air de rien, s’il se sent abattu par sa maladie, s’il a envie d’abandonner le combat, de mourir. Et cela convainc presque toujours le patient de me dire tout ce qu’il a sur le cœur.»




Des discussions intéressantes sur l'origine psychologique de certains troubles somatiques :

Citation:
- […] je ne sous-entends pas du tout que vous ayez choisi votre maladie, à moins, bien sûr, que vous tiriez un quelconque profit de vos migraines. Est-ce le cas ? »
[…] Nietzsche finit par répondre : « Est-ce que je tire profit, d’une manière ou d’une autre, de ce supplice ? Cela fait longtemps que je me pose cette question. Peut-être, oui, que j’en tire un profit. […] Vous laissez entendre que les crises sont liées à l’angoisse ; mais parfois c’est le contraire : les crises atténuent mon angoisse. Mon travail, qui m’oblige à affronter la face obscure de l’existence, est harassant, et les migraines, si atroces soient-elles, constituent une sorte de secousse salutaire qui me permet de tenir bon. »




Nietzsche apparaît souvent comme le ventriloque de ses livres :

Citation:

« On m’a donné tous les noms : philosophe, psychologue, païen, agitateur, antéchrist… On m’a même affublé de termes moins flatteurs. Mais je préfère me considérer comme un savant, car le socle de ma méthode philosophique est le même qui soutient la méthode scientifique : l’incrédulité. »




Citation:
« Vous devez choisir entre le confort et la vérité ! Si vous choisissez la science, si vous voulez être délivré des chaînes rassurantes du surnaturel, si, comme vous l’affirmez, vous refusez la crédulité pour embrasser l’athéisme, dans ce cas vous ne pouvez pas convoiter les petits bonheurs du croyant ! Si vous tuez Dieu, vous devez par la même occasion quitter son temple. »


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9 janvier 2013 3 09 /01 /janvier /2013 19:22






Parce que le gras semble doté d’une vie à part, qui lui permettrait de se mouvoir, de croître ou de dépérir au gré des apports lipidiques de chacun, cet essai de George Vigarello porte bien son titre. Les métamorphoses du gras, suivi de la mention presque anecdotique de ce qui constitue pourtant le sujet de recherche principal de l’auteur -Histoire de l’obésité-, s’inscrit dans un paradigme contemporain de dénonciation et de matraquage lipidique, en face desquels la maîtrise de son poids de forme apparaît au contraire comme une obole promise à tout bon élève.


En fait d’histoire, George Vigarello distingue six périodes qui se suivent de près au cours des derniers siècles écoulés. De plus, il faut peut-être le préciser, cette histoire ne concerne que notre bonne vieille Europe occidentale. Au-delà de ces frontières, l’étude de la thématique aurait peut-être nécessité une somme trop importante pour être finement analysée. Nous nous contenterons donc d’une vision du gras ciblée et précise –à l’ère de son observation minutieusement médicale, cela ne saurait plus surprendre.


Avant le Moyen Âge, le gros semble surtout briller par son absence. Pas qu’une gestion déficitaire des denrées alimentaires n’empêchât la population d’alors de s’empâter à loisir dans ses chaumières, mais parce que si la gloutonnerie ou le bon appétit existaient bien dans les textes, les vignettes et autres fresques de l’époque semblaient se refuser à exprimer les variations de silhouette.


« Le « gros » s’impose d’emblée dans l’intuition ancienne. Il impressionne. Il séduit. Il suggère aussi : incarnant l’abondance, désignant la richesse, symbolisant la santé. Signes décisifs dans un univers où règne la faim, sinon la précarité. »


Tous les personnages ont encore la même silhouette




Au Moyen Âge, commencent à se développer des associations encore relativement discrètes entre l’appétit et la corpulence. On retient en priorité l’image gargantuesque du bon vivant, telle que développée par Rabelais : bon mangeur et gai luron, sachant reconnaître dans la profusion des banquets et des ripailles une manne qu’il serait honteux de mépriser dans des temps où la disette pouvait menacer tout un chacun, c’est un personnage joyeux et sensuel –ce que l’Eglise ne tardera pas à condamner- à condition de ne pas dépasser les limites de la bienséance visuelle. Entre le « gros » et le « très gros » monstrueux et morbide, aucune échelle n’est encore établie. Dans le texte, on passe de l’un à l’autre comme de la joie à la frayeur. C’est qu’aucun moyen de mesure ou de détermination n’a encore été instauré pour jauger la corpulence.


Avec la Renaissance, les progrès des connaissances dans la médecine, la peinture et dans le développement de la vie intellectuelle en générale font émerger une image du gros plus singulière, que les nouveaux arts ne tarderont pas à étudier. La perspective en peinture fait naître un intérêt croissant pour la représentation des silhouettes. Si ce détail, jusqu’alors, avait pu être négligé, l’observation croissante, accrue, permet de découper plus finement la population en tranches de corpulences distinctes. La médecine tente d’expliquer ces variations par la théorie des humeurs –le gras est alors fluide qui se déplace dans les réseaux lymphatiques-, ou comment les théories médicales héritées de l’Antiquité se mêlent aux découvertes des premières dissections humaines. Surtout, dans cette période de grande stimulation intellectuelle et d’ouverture sur le monde, le gros représente le flegmatique repu –l’absence de curiosité-, la mollesse, l’indolence, tous caractères moraux qui s’opposent à la marche en avant de ce siècle.



« La graisse fabriquerait de l’impuissance. La carence du gros devient, avec la modernité, celle des dynamiques et des capacités. Elle avive aussi des dénonciations collectives, où l’embonpoint des nantis traduirait leur rapine autant que leur sourde inefficacité : nobles et abbés de la fin du XVIIIe siècle, aux ventres rebondis et aux corps affaissés, en sont l’exemple, « profiteurs » que les images révolutionnaires livrent au « pressoir réducteur » tout en dévoilant leur inutilité. »




De même avec le siècle des Lumières, le gros représente la réaction d’une époque en tant qu’il se retrouve en majorité chez les plus aisés de la société, en opposition à un monde rural moins favorisé –les germes d’une remise en question des castes apparaissent déjà. On retiendra surtout une métamorphose inédite dans le monde du gros avec l’apparition du mot « obésité » non plus pour désigner une corpulence mais pour définir une maladie –un ensemble de symptômes dont on essaie d’expliquer les causes, de mesurer les degrés, mais qu’on cherchera également à traiter. Du plus barbare au plus modéré, le traitement se diversifie : chocs électriques et corsets pour les plus douloureux, régimes préventifs ou curatifs pour les plus modérés –mais les connaissances nutritionnelles sont infondées et nous paraissent aujourd’hui aberrantes.


« Autre recours excitant, enfin, celui de l’électricité : le fluide et ses commotions, les chocs « expérimentés » au milieu du XVIIIe siècle par quelques amateurs et savants. Schwilgué propose un bain froid doté de courant électrique dont il attend resserrements et sécrétions. »


Les corsets, torture domestique...



L’association du gros avec le repu bourgeois s’accentue encore au 19e siècle, occasion d’éprouver la force symbolique du gras et ses rapports avec la société. Surtout, ce sera le siècle des révolutions médicales. Industrialisation oblige, l’homme devient à son tour objet quantifiable et mesurable. Les statistiques font apparaître des moyennes, précurseurs des normes, et la chimie permet à certains scientifiques tels Lavoisier de mettre à jour un procédé de « combustion » qui rapproche l’homme de la machine dans son fonctionnement intrinsèque. Les apports et dépenses caloriques sont mesurés, des croyances s’effondrent : non, les biscuits et pâtisseries, dont le goût fin étaient supposés jusqu’alors gages de légèreté, ne doivent pas être consommés dans le cadre de régimes amincissants ; non, les obèses ne souffrent pas d’un défaut de la combustion


Le 20e siècle est celui de toutes les métamorphoses. La maîtrise du poids devient objet de volonté personnelle. L’impossibilité de changer traduit un échec qui stigmatise le gros en le figeant dans une image d’impuissance d’autant plus injustifiable que les progrès du commerce et de la société de service profitent du créneau pour multiplier leurs offres de produits amincissants, de cures thermales ou de livres de développement personnel. Le « martyre » du gros, déjà énoncé dans le livre éponyme de Henri Béraud, récompensé par le prix Goncourt en 1922, s’inscrit alors dans le paradoxe d’une société qui stigmatise d’autant plus qu’elle veut faire croire à chacun qu’il dispose des moyens de contrôler son existence et son apparence.



Publicité, années 1920-30



Cette Histoire de l’obésité est décrite dans toutes ses nuances. Evoluant en parallèle avec les croyances et valeurs de chaque époque, la signification du gras entre en répercussion avec une certaine conception de la vie culturelle, sociale, économique, politique et industrielle. Des rapports souvent inattendus apparaissent, des origines se dévoilent. On remonte par exemple aux sources de la dénonciation de la consommation d’aliments carnés, bien plus ancienne que l’apparition des mouvements écologistes :



« L’originalité […] tient à un débat nouveau au XVIIIe siècle : la présence de la viande dans le régime lui-même. […]
Le débat se double d’un enjeu culturel déjà cent fois étudié : la critique du luxe et de l’artifice, des modes urbaines et des excès de raffinement, l’ « amollissement » dont l’abondance de viandes serait une des causes. […] La menace de « dépérissement » collectif se dit ici bien autrement que se disaient les vieilles craintes de recul moral ou d’abandon religieux. L’inquiétude porte sur l’amoindrissement physique, l’atteinte organique, les conséquences présumées des techniques et des préciosités. Un mal censé inverser le progrès, convertir la modernité en faiblesse, altérer des santés collectives pour la première fois clairement désignées : voie déclinante où « les races périssent ou dégénèrent au bout de quelques générations ». L’humanisme des Lumières peut alors condamner les tueries animales, les « massacres », la « voracité » des peuples, l’installation de « vastes boucheries » couvrant l’univers. »




George Vigarello permet également de s’interroger sur l’origine de l’intérêt accru porté sur la silhouette, apparu avec la civilisation moderne. Des hypothèses sont proposées, qui continuent de renforcer le lien entretenu entre le corps et la civilisation :


« L’évaluation renouvelée de la silhouette au début du XIXe siècle ne vient pas seulement de la présence du chiffre. Elle vient aussi d’exigences sociales, du brouillage que la révolution est censée avoir introduit dans les codes de l’apparence physique. Voyageurs et observateurs des années 1820-1830 se disent brusquement confrontés à un monde plus confus. Les « castes » auraient disparu. Les vieilles frontières s’effaceraient. Les ressemblances se multiplieraient, une fois la société d’ordres abolie. »




La métamorphose du gras s’inscrit jusque dans le langage, qui bénéficie lui aussi d’une analyse pointue :


« […] les récits de la Renaissance inventent des termes : « rondelet » au milieu du XVIe siècle, pour désigner quelque rondeur toute « naturelle », celle « remplie de gentillesse », d’une jeune Baloise évoquée par Platter dans les années 1530, ou celle, plus sensuelle, de la « jeune pucelette » évoquée par Ronsard en 1584 ; « grasselet » et « grasset » surabondants dans les chansons d’amour du XVIe siècle, avec leur volonté « diminutive » ; « dodu » aussi, accompagnant au même moment les références au douillet ; « ventripotent », encore, inventé par Rabelais pour spécifier ballonnement et pesanteur du ventre ; et même « embonpoint », banalisé après 1550 pour désigner la « corpulence ni trop grasse, ni trop maigre ».




Pour étayer toutes ces considérations, George Vigarello s’appuie sur un corpus de textes et d’images dense voire –pour s’inscrire dans la continuité du champ lexical du gros- lourd, étouffant, dévorant. Une grande majorité des thèses développées ne sont que citations et mises entre guillemets. On peine à apercevoir, entre toutes ces références, la voix de l’auteur. Un épuisement de lecture apparaît, provoqué par le rythme discordant qui s’établit entre ces citations effrénées et la voix timide de George Vigarello. Une impression de redondance imposée par le découpage du livre se fait également ressentir. Chaque période s’ouvre par une introduction, se suit avec des développements et se termine par une conclusion. Souvent, l’introduction synthétise déjà les développements, lorsqu’elle ne laisse pas s’échapper les prémisses de la conclusion. La lecture se fait donc de manière un peu laborieuse mais il faut bien reconnaître que le manque de fluidité littéraire ne devient qu’un détail une fois le livre refermé. Le gras a subi sous nos yeux une métamorphose multiforme et imprévisible et s’est doté de significations insoupçonnées, preuve que George Vigarello n’a pas chômé pour nous fournir les résultats d’une recherche qui se veut la plus exhaustive possible, sur la période et l’espace concernés.


Cette Métamorphose du gras comme essai d’analyse des représentations de l’obésité s’inscrit à son tour dans un paradigme singulier –celui du 21e siècle. Quel est son sens ? Pourquoi cherche-t-on aujourd’hui à prendre à nouveau du recul sur les images et les conceptions imposées par les siècles derniers ? Voici une question à laquelle les années suivantes se chargeront peut-être de répondre…


Le livre s'accompagne d'un feuillet central qui permet de mettre en avant l'évolution de la représentation du gros dans le domaine graphique et visuel :


Rubens - Chute des damnés, 17e


Thomas Rowlandson - Reverendissimo Viro, 18e


Albrecht Dürer - Bain de femmes, 1496


James Gillray - Two penny whist, 1796


Jean Veber, Le foudre de guerre, 1901
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5 janvier 2013 6 05 /01 /janvier /2013 19:04






Mal lire les quatrièmes de couvertures peut parfois entraîner des surprises. Avec un titre énumératif comme Ecovillages, communautés et cohabitats, je pensais découvrir une liste relativement complète (l’ouvrage fait presque cinq cents pages) des regroupements humains qui ont décidé de se fonder dans l’espoir de mener une vie partagée autour d’une entente commune. Et de foncer, tête baissée, à l’affût de noms, de lieux, de projets, de visions qui sauraient me faire rêver un peu avant de repartir de plus belle dans le quotidien de mon mode de vie supra-communautaire (après tout, c’est bien cela qu’est une nation).


Mais Diana Leafe Christian ne l’entend pas ainsi… Rôdée des communautés intentionnelles puisqu’elle est la rédactrice en chef du magazine « Communities » depuis 1993 et membre de l’écovillage Earthaven en Caroline du Nord, il semblerait plutôt qu’elle cherche, par le biais de cet ouvrage, à juguler une croissance de l’engouement de la population pour ce mode d’existence. Contre l’irréalisme qui sied habituellement à ce qui reste encore largement considéré comme une utopie, Diana Leafe Christian oppose son pragmatisme et son sens des réalités. Peut-être la domination de l’économique, du politique et de l’administratif sont les premières raisons qui peuvent pousser un individu à vouloir se retirer de la communauté non-intentionnelle d’un Etat, mais l’économique, le politique et l’administratif sont des pivots majeurs de l’élaboration d’une communauté intentionnelle :



« Un vieil adage indien affirme qu’ « il faut une épine pour ôter une épine ». Aujourd’hui, il faut un budget, un plan d’affaires et une compréhension rudimentaire de l’immobilier et du financement pour pouvoir créer des modes de vie alternatifs à l’intérieur d’une société où ces outils sont nécessaires. »




En de nombreux chapitres très détaillés, l’auteure livre son expérience en matière de choix immobiliers, abordant des points aussi cruciaux que la création d’une personne morale, le choix d’un avocat, le financement autogéré, les permis de construction ou les prêts financiers. Elle aborde la loi et l’économie en nous rappelant des notions fondamentales telles que le titre de propriété, la société à responsabilité limitée, l’association de propriétaires, l’association de condominiums, et les caractéristiques particulières d’une communauté constituée en association exonérée d’impôt.


Voici pour le rébarbatif. Toutefois, ce qui constitue la motivation principale des individus désirant intégrer une communauté intentionnelle reste majoritairement la puissance de sa symbolique humaine. Autour de cette conception, les fantasmes sont souvent plus pérennes que la capacité effective des individus à vivre durablement et sereinement en communauté. Marre des hiérarchies et des systèmes de soumission/domination ? Qu’on n’aille pas s’imaginer que tout ceci disparaîtra miraculeusement une fois installé en communauté… Des figures de dirigeant émergeront d’elles-mêmes, si elles ne sont pas nécessitées par les contingences du milieu. Mais parce que cette hiérarchie s’établira dans un milieu composé d’un nombre d’individus réduit, il est possible de la rendre la plus légitime possible. Diana Leafe Christian recommande de passer par la rédaction de projets et de visions qui serviront de base stable à l’évolution des mentalités au sein de la communauté. Elle ne nie pas que les individus qui souhaitent intégrer une communauté intentionnelle ne possèdent pas des motivations et des dispositions psychologiques propres et, le reconnaissant, elle appelle à la vigilance, non pas pour stigmatiser mais pour qu’une fois les failles mises en avant, il soit plus facile pour chacun d’en éviter les pièges –car, elle le rappelle, près de 90% des communautés intentionnelles rompent avant d’avoir pris leur envol.




« Larry se souvient : « Tout à coup, nous étions 10, débordants d’enthousiasme, caressant de grands espoirs et idéaux, et traînant tous dans nos bagages nos blessures et nos carapaces. Aucun de nous n’était très outillé en termes d’expérience de vie collective. Délicatement tissée au fil des ans, la culture communautaire de Lost Valley n’a pu survivre à l’invasion. Nous avons rapidement sombré dans l’incompréhension, le ressentiment et les conflits. » »



Ne rêvons pas : les communautés intentionnelles ne sont ni plus ni moins différentes que les sociétés dans lesquelles nous avons pu vivre jusqu’à présent. Peut-être plus gérables, plus conviviales et parfois fondées sur des idéologies unificatrices, elles peuvent fournir un lieu de développement et d’épanouissement plus serein pour des individus brisés ou exténués par leur ancienne existence. Mais parce que ces communautés regroupent justement des êtres fragilisés et dégoûtés par une société qui, vaille que vaille, semble avoir fait ses preuves plus largement que 90% des communautés intentionnelles fondées à la va-vite, Diana Leafe Christian nous rappelle qu’il est important d’exercer son regard critique, même au moment crucial à partir duquel on ne souhaite plus qu’une chose : voir son fantasme d’une communauté unie se concrétiser.

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2 janvier 2013 3 02 /01 /janvier /2013 19:35






Au départ, tout allait bien. La psychanalyse a fait son apparition sur le terrain encore relativement peu défriché de la maladie mentale –que l’on appelait encore « folie » pour ne pas se casser la tête et parce que la répertoriation de toutes les différentes modalités d’expression du « fou » n’avait pas encore été réalisée. Et puis, le 20e siècle s’est emballé avec son lot de découvertes. Pharmacologiques pour le domaine de la psychiatrie, biologiques pour le domaine des neurosciences –si l’on cherche à résumer. Mais réduire les trois disciplines à des domaines aussi fermés, n’est-ce pas simplifier à outrance leur domaine d’action, au risque de négliger leurs influences réciproques, et empêcher dès lors leur réunion dans l’obtention d’une synthèse réussie qui permettrait peut-être d’ouvrir à de nouveaux horizons les points de vue sur la maladie mentale ?
Le 20e siècle est vite passé, qui n’a pas vraiment permis de se laisser le temps de réfléchir à cette question. Et si le bilan est aussi mitigé, la faute est surtout celle des spécialistes : pris au piège du dogmatisme de leur profession, ne jurant que par écoles, courants et mouvements, définis ou non par des diplômes ou des affiliations, il leur est parfois difficile de prendre en considération des concepts, pensées ou opinions qui ne relèvent pas de leur domaine. La faute aux idéologies, mais aussi à la complexification croissante des disciplines qui ne permet pas de s’approprier toutes les connaissances les plus pointues de chacune d’entre elles. En sciences comme partout ailleurs, il faut faire des choix, c’est-à-dire se spécialiser, et accepter de n’avoir pas une maîtrise absolue de disciplines convergentes qui pourraient pourtant enrichir le point de vue.






Dans Œdipe et Neurones, ouvrage collectif supervisé par Béatrice Boffety, des intervenants des domaines susmentionnés sont invités à délivrer leurs points de vue. Leur sélection est très pertinente et les points de vue professionnels et passionnés de chacun permettent de découvrir des imbrications insoupçonnées et des pans de l’histoire des disciplines qui ne se seraient sans doute pas dévoilés avant longtemps sans la lecture de cet ouvrage. Œdipe et Neurones est un titre qui résume d’ailleurs très bien le travail de réflexion engagé à travers cette collaboration d’auteurs, et on découvre comment, les premiers, les mythes grecs ont su constituer un freudisme avant l’heure du fait de leur richesse symbolique. Grand bon dans le futur et apparition de la psychanalyse et de ses dérivés, puis découvertes pharmacologiques qui permettent de prendre en charge des patients en situation d’urgence, puis banalisation de ces mêmes psychotropes. N’oublions pas les découvertes neurobiologiques parallèles qui s’insinuent au cœur même du fonctionnement de l’individu, dans l’intimité de ses neurones. Mais n’allons pas trop vite, et ne sautons pas cette période obscure de la « folie » médiévale, parfois confondue avec son penchant, la « sorcellerie ». Nous apprendrons donc comment, peu à peu, la folie s’est dégagée de cette stigmatisation ésotérique et comment s’est affiné le regard que l’on porte sur elle. D’abord hystérie, mot fourre-tout parfait pour glisser en vrac n’importe quelle caractéristique qui fait glisser l’individu de la norme à l’anormal, on a ensuite séparé la névrose de la psychose –bien que l’on ne soit plus certain, aujourd’hui, de la pertinence de cette séparation- avant d’établir une nosologie pointue qui aboutira au manuel de référence du DSM.
Dans cette première partie, si préjugés il y avait encore, ils disparaîtront : où l’on apprendra que la définition de la folie répond également au théorème de la relativité et qu’elle est surtout une question de culture.




« Les choses ne sont pas si simples pour autant, car c’est l’extension de la notion du réel qui varie, selon les époques et les systèmes, alors que la notion de folie –comme inadéquation entre une conscience et le réel, semble, elle, rester fixe. In fine, il convient donc de s’interroger non pas tant sur la façon qu’a une société à un moment donné de se représenter la folie, mais sur les frontières qu’elle donne à la notion de réel. » (Béatrice Boffety)




La deuxième partie de l’ouvrage présente les différentes disciplines que sont la psychanalyse, la psychiatrie et les neurosciences. Des spécialistes s’expriment et donnent leurs points de vue sur leur discipline, les raisons qui les encouragent à croire en la pertinence de leurs recherches et les intérêts qu’ils y décèlent pour la prise en charge et le traitement des personnes en souffrance psychologique. Ces apports ne sont pas des charges à visée de prosélytisme. Les auteurs n’hésitent pas à exprimer leurs doutes ou à reconnaître des influences extérieures qui ont su enrichir les recherches de leurs domaines. Surtout, les points de vue sont originaux : en citant des exemples qui semblent parfois à mille lieux de la maladie mentale, ils permettent de comprendre la complexité de l’être humain et, allant, la difficulté que revêt la possibilité d’agir ou non sur son comportement. On découvrira par exemple quels sont les processus impliqués dans la régulation de la faim (Jacques Le Magnen), comment peut naître une pensée à partir d’une mécanique neuronale (Stanislas Dehaene), quels sont les paradoxes de la mort cellulaire (François Gros) ou encore ce qui définit la pulsion, de la biologie à l’économie (Alain Gibéault).


En troisième partie, le corpus se scinde en plusieurs discours : l’un concerne la névrose et cherche à comprendre son degré de déterminisme, sa prise en charge et la thérapie psychanalytique ; le deuxième concerne la psychose maniaco-dépressive et la schizophrénie ; le troisième s’attarde davantage sur la psychosomatique à travers les exemples de la maladie de Crohn, de la fibromyalgie, de l’épilepsie et des cancers ; le quatrième, enfin, s’attarde sur le cas particulier des maladies mentales infantiles avec une focalisation particulière sur le cas de l’autisme.







La dernière partie d’Œdipe et Neurones constitue une ouverture à la réflexion amorcée au cours de la lecture. Après s’être tourné sur le passé et avoir cherché à comprendre comment s’est menée la lente constitution du paysage de la maladie mentale aujourd’hui, les auteurs se tournent vers l’avenir et essaient de deviner ce que sera la prise en charge des troubles psychiques à l’avenir. Va-t-on vers un tout-biologique plus prégnant, avec le développement des neurosciences ? Consommera-t-on tous, de manière généralisée, davantage de psychotropes ? Ou disparaîtront-ils au contraire, au profit d’une meilleure connaissance de l’être humain –connaissance qui passe justement par une meilleure compréhension de ses mécanismes cérébraux, entre autres. Faut-il réformer la formation des psychanalystes ? Modifier la prise en charge des patients ? De quelle manière l’argent intervient-il dans les rapports entre patient et analyste ? Sur des questions d’apparence anodine, les auteurs nous montrent, encore une fois, qu’aucun changement n’est anodin et détermine une certaine manière de considérer le traitement thérapeutique.


Œdipe et Neurones est un ouvrage passionnant et foisonnant, qui s’adresse aussi bien à l’initié –qui trouvera sans doute son compte dans le lot des apports originaux et novateurs des auteurs- qu’à l’amateur –dont la clarté des auteurs mettra à sa portée des notions et des théories souvent inattendues. Psychanalyse, psychiatrie et neurosciences se recoupent et apparaissent finalement beaucoup plus liées qu’il n’y paraît. Oui, mais c’est aussi et surtout l’être humain qui est pris au piège au centre de ces disciplines, et s’intéresser à leur évolution conjointe, c’est finalement et surtout se préoccuper de l’évolution de la place donnée à l’homme dans un monde où l’on exige de lui toujours plus de performance et d’excellence –parfois et trop souvent au-delà de ses limites naturelles.







Ce livre m'aura entre autres donné envie de lire Henri Laborit et son Eloge de la fuite après lecture de son intervention dans l'ouvrage :

Citation:
« […] pour moi, toute la pathologie dépend de la façon dont on peut ou non contrôler son environnement par l’action.
J’avais trouvé, entre 1970 et 1974 […] que, lorsqu’il y a inhibition de l’action, il y avait augmentation de la cortisolémie. Tout le monde sait également que le cortisol détruit le système immunitaire. […] Le système vasculaire est rétréci, contient trop de liquides et toute une pathologie en dépend (hypertension, infarctus).
Maintenant, en ce qui concerne l’inhibition du système immunitaire, on appelle cela la « neuro-immunomodulations ». J’ai d’abord mis en évidence les aires cérébrales qui aboutissaient à ce que j’ai appelé l’ « attente en tension » du moment où l’on peut agir. Si ça ne dure pas longtemps, ça va ; et cela peut même parfois vous sauver la vie. Mais si par exemple vous êtes ouvrier chez Renault, que la tête du contremaître ne vous revient pas, vous ne pouvez pas lui casser la figure parce que l’on vous poursuivrait ; vous ne pouvez pas fuir parce que vous seriez au chômage ; vous ne pouvez pas lutter. Vous êtes en inhibition d’action. Vous libérez alors vos glucocorticoïdes et détruisez votre système immunitaire : les ennuis arrivent. »




Des considérations sur le travail de mélancolie de Benno Rosenberg :

Citation:
« C’est une des découvertes importants de Freud que d’avoir compris que le mélancolique qui se mésestime, se dévalorise, se rabaisse soi-même, s’adresse en réalité à l’objet en utilisant le fait que l’objet est en lui-même puisqu’il l’a introjecté, puisqu’il s’est identifié à lui.
[…] Nous avons vu que le travail de mélancolie a pour but de liquider l’investissement narcissique de l’objet, de l’objet perdu. Or, l’investissement narcissique de l’objet est lié à l’idéalisation de l’objet, chez le mélancolique à coup sûr, et par conséquent attaquer l’idéalisation de l’objet, dévaloriser l’objet, c’est rendre impossible de continuer à l’investir narcissiquement. D’autre part, et en opposition parfaite avec le discours conscient du mélancolique, le sujet mélancolique finit par se reconnaître (inconsciemment bien entendu) comme supérieur à l’objet.
C’est par ce double mouvement –dans lequel l’objet dévalorisé est le sujet implicitement valorisé par rapport à l’objet –que se crée la distance entre les deux, laquelle rend impossible la continuation de l’investissement narcissique d’objet, qui les éloignerait l’un de l’autre.
Tout ceci, comme nous le savons, est lié à une souffrance inouïe pour le sujet mélancolique. Mais il faut dire que la souffrance ne consiste pas seulement dans le fait que le sujet mélancolique est obligé de s’attaquer soi-même pour attaquer l’objet (introjecté) : la souffrance consiste aussi, sinon surtout, dans la déchirure du lien étroit (narcissique dans le plein sens du mot) qui les reliait auparavant. C’est une véritable torture, comparable à une amputation, que le mélancolique s’inflige à lui-même, mais c’est aussi, et par là même, la rupture avec l’objet perdu, et donc la sortie de l’accès mélancolique. »




reste à savoir si la date de publication de l'ouvrage ne le rend pas trop obsolète aujourd'hui...


*images de Gaston Chaissac

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1 janvier 2013 2 01 /01 /janvier /2013 11:42






Des éclairs


… pour symboliser les recherches épatantes d’un scientifique surdoué et à la force de travail prodigieuse –Gregor, directement inspiré de Nikola Tesla qui vécut à cheval entre le 19e et le 20e siècle…
…pour symboliser les amis les plus proches et les plus fidèles d’un homme qui ne s’intégrait aux mondanités qu’afin de financer ses recherches scientifiques, alors qu’il préférait la solitude aux comédies de la vie sociale (« Il semble […] s’adresser aux éclairs eux-mêmes comme à des employés, des enfants, des élèves ou des pairs, avec une étonnante variété d’intonations : consolateur, sévère, plaintif, affectueux ou menaçant, moqueur ou grandiloquent, humble ou mégalomane »)…
… et pour symboliser, enfin, l’écriture de Jean Echenoz, qui fulgure et qui réduit la biographie fictive d’un homme ayant réellement existé, à une centaine de pages où le lecteur part en cavalcade minimaliste…


A la limite, la genèse du personnage de Gregor n’intéresse pas Jean Echenoz. Gregor surgit du néant. Son existence ne mérite pas d’être justifiée. Pourquoi deviendra-t-il ce qu’il est ? Comment se fait-il qu’il soit doté de capacités extraordinaires, d’une intelligence hors du commun ? Jean Echenoz s’en frappe la tête contre les murs et nous bâcle la présentation de son personnage en un couple de pages, pas davantage. La description de la personnalité de Gregor nous fait profiler les stéréotypes les plus agaçants du type de l’intellectuel méprisant. A force de réduire, on se croit projeté dans la simplification :


« […] son caractère se dessine vite : ombrageux, méprisant, susceptible, cassant, Gregor se révèle précocement antipathique. Il se fait tôt remarquer par des caprices, des colères, des mutismes, des fugues et des initiatives intempestives, destructions, bris d’objets, sabotages et autres dégâts »




De même, hop ! hop ! Gregor est devenu adulte et omniscient en moins d’un paragraphe :


« Ayant ainsi appris en cinq minutes une bonne demi-douzaine de langues, distraitement expédié son parcours scolaire en sautant une classe sur deux, et surtout réglé une bonne fois pour toutes cette question des pendules –qu’il parvient bientôt à désosser puis rassembler en un instant, les yeux bandés, après quoi toutes délivrent à jamais une heure exacte à la nanoseconde près-, il se fait une première place dans la première école polytechnique venue, loin de son village et où il absorbe en un clin d’œil mathématiques, physique, mécanique, chimie, connaissances lui permettant d’entreprendre dès lors la conception d’objets originaux en tout genre, manifestant un singulier talent pour cet exercice »




Manière de renforcer les prodiges d’apprentissage d’un homme ? Ou mépris de Jean Echenoz qui cherche à se débarrasser le plus rapidement possible de formalités afin de se consacrer aux conséquences de la possession de telles facultés ? Puisqu’on ne le sait pas encore, à cette étape de la lecture, Jean Echenoz semble n’avoir livré qu’un texte décevant. En ce sens, il fonctionne à l’inverse de son personnage. Ce dernier, d’abord brillant –il cumule les découvertes révolutionnaires, réussissant même à braver l’opprobre et les réticences de la plèbe en se procurant le soutien de milliardaires et de scientifiques influents-, finira par voir apparaître une accumulation de gestes maladifs, une solitude et de mauvais choix de gestion de patrimoine qui s’achèveront dans la déchéance. Mais Gregor se préserve des malheurs ! reclus dans un monde qu’il a créé de toutes pièces, il reçoit des messages extraterrestres et se fait le protecteur et plus grand ami des pigeons, ayant abandonné tout souci de se faire valoir et de rechercher des mécènes, ayant fait disparaître toute envie d’inventer, de spéculer, de se torturer la matière grise pour que d’autres s’emparent mieux que lui du privilège d’être « l’inventeur ». Gregor semble plus serein que jamais.


On comprend alors pourquoi Jean Echenoz a survolé si rapidement les débuts de l’existence de Gregor ainsi que ses maigres et relatifs succès –vite volés par d’autres scientifiques moins dispersés et plus pragmatiques que lui. La vie « saine », dans ce qu’elle comporte encore de minimum de relations sociales, plus ou moins bien tolérées, n’est qu’une marque de l’incomplétude de l’affirmation véritable du caractère d’un homme. Gregor devient entièrement singulier lorsqu’il perd toute attache avec les conventions et les normes de la vie sociale. C’est sur ce tournant de la vie du scientifique que Jean Echenoz consacre la plus grande part des Eclairs. On s’en veut alors d’avoir regretté l’allusion rapide de l’auteur aux débuts de la biographie de Gregor : en effet, ce n’était pas là ce qu’il y avait de plus intéressant à dire. En quelque sorte, Jean Echenoz semble récompenser le lecteur qui ne se serait pas laissé décourager par ce minimalisme en lui livrant, peu à peu et sur le tard, l’évolution objectivement désastreuse mais subjectivement merveilleuse d’un homme qui s’était peut-être d’abord réfugié dans la spéculation scientifique pour donner une forme conventionnelle aux folies qui rongeaient en réalité son esprit –et qui finirent par le rattraper.


Les manies croissantes de Gregor sont simplement constatées -ici le minimalisme d'Echenoz est un avantage. On s'en fiche de savoir si ces manies sont bonnes ou mauvaises, et pour qui, d'ailleurs ? Elles existent, dans la continuité logique de l'existence du personnage :


Citation:
« Quand il descend au salon, vingt et une serviettes immaculées se trouvent empilées par avance sur la table attribuée à Gregor. Pourquoi tant de serviettes pour un homme seul, dites-vous : eh bien parce que sa hantise des microbes est devenue telle qu’il lui faut, avant de manger, soigneusement nettoyer lui-même ses couverts, ses assiettes et ses verres, même si les cristaux du salon des palmiers étincellent aussi fort que son argenterie. Et pourquoi spécialement vingt-et-une, insistez-vous : eh bien, on vous l’a dit, parce que c’est divisible par trois donc bien mieux, presque aussi bien que l’adresse de son laboratoire, 33 Third Avenue. »




Citation:
« […] d’un geste bref il incite le maître d’hôtel à présenter le dîner. Mais, après qu’on l’a servi, pas question de manger aussitôt car il lui faut d’abord estimer –méthodiquement quoique instantanément, vu qu’il y est rompu- le volume exact de chacun des plats, puis celui du contenu de chaque verre, la charge précise de chaque fourchette et de chaque cuiller. Calculs d’autant plus nécessaires qu’il n’aurait pas tellement faim sans eux, ce sont même eux qui lui permettent au fond de se nourri. Car manger, à part ça et sans ça, Gregor n’aime pas plus que ça. »


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29 décembre 2012 6 29 /12 /décembre /2012 19:46






Attention ! A l’heure où les mouvements en –ISME se multiplient, sortez vos calepins et rajoutez à votre liste ce nouveau terme : le « crudisme ». Selon les auteurs, il est aberrant que ce terme ne soit pas encore passé dans le langage courant. Mais il ne tient qu’’à eux d’en convaincre le lecteur… Voyons voir quels sont leurs arguments…


UN : Puisqu’une grande partie de la population moderne occidentale se dit aujourd’hui fatiguée et lasse de mener un rythme de vie épuisant et dénaturé, l’argument du retour vers une existence plus saine et naturelle trouvera forcément bon entendeur… Au niveau symbolique, le crudisme marche fort. Manger des aliments crus, c’est laisser tomber les conserves, les plats industriels et autres aliments pré-emballés qui génèrent une quantité d’emballage parfois supérieure à la quantité de produit en lui-même. C’est un acte culpabilisant en moins, accompagné d’un retour vers le naturel ici symbolisé par le contact direct avec l’aliment. Au-delà de ce seul aspect, les auteurs tendent malheureusement à en rajouter une couche et font du crudisme le seul mode de rédemption de l’humanité envers la Terre :


« Un régime biologique cru et végétalien peut ramener l’humanité à un mode de vie entièrement naturel qui permet d’avoir, pour la première fois, le contrôle total de nos vies. C’est le seul régime qui garantit non seulement la santé et le bien-être de l’humanité mais également la sauvegarde de l’environnement et de toutes les créatures de la Terre. »




DEUX : La population moderne occidentale est malade, ou si elle ne l’est pas, elle le sera forcément un jour ou l’autre. La menace règne comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête, menace d’autant plus angoissante que, si beaucoup de facteurs sont soupçonnés, aucun n’est jamais précisément ciblé dans l’étiologie. Les auteurs, eux, sont indubitables : les maladies les plus courantes aujourd’hui (ostéoporose, troubles cardiaques, rénaux, hépatiques, cancers, rhumatismes…) proviennent de la dénaturation de nos aliments par la cuisson –études en appui. Où le cuit, en opposition au cru bon et naturel, devient symbole de déchet et de toxique :


« En mangeant constamment des aliments dénaturés nous produisons une quantité importante de déchets, et les organes préposés à l’élimination n’arrivent pas à faire leur travail convenablement : les déchets s’accumulent et ceci entraîne un état général d’intoxication de l’organisme, ce qui provoque la maladie. »




TROIS : Vous avez appris à l’école que l’homme est un omnivore. Vous aviez tort. D’après les caractéristiques morphologiques qui définissent les grands groupes de mangeurs (carnivores, herbivores, omnivores, frugivores) l’homme est… un frugivore ! Aussitôt descendu de son arbre, l’homme y retourne pour bouletter des pommes et des prunes, à moins qu’il ne brasse dans les buissons pour se faire une bouillie de myrtilles et de cassis.


« En examinant attentivement les différentes catégories nous pouvons nous rendre compte que l’homme n’appartient ni à celle des carnivores ni à celle des herbivores ni aux omnivores, mais qu’il appartient bien à celle des frugivores. La preuve principale en est le placenta, que le biologiste anglais Thomas Henry Huxley considérait comme la meilleure base de classification des espèces, puis viennent la main préhensile comme chez les singes ou les rongeurs et enfin la position de la mâchoire et de la dentition inférieure, élément typique chez l’homme mais aussi chez les singes et chez les animaux végétariens en général. »




Tous ces bons arguments déroulés, ne reste plus qu’à se convertir au crudisme. Oui, bon, d’accord, mais avant tout virement de cuti, on aimerait quand même bien avoir quelques informations sur le nouveau parti que l’on va intégrer. Les auteurs nous donnent donc bien aimablement leur définition du crudisme :


« Le crudisme consiste en l’élimination de la phase de cuisson. Le crudiste ne consomme donc que des aliments crus, afin de conserver toutes les valeurs nutritives qui sont normalement détruites par la cuisson. Les bénéfices du crudisme sont nombreux : les vitamines et minéraux présents dans les aliments restent inaltérés, la digestion est stimulée l’intestin est nettoyé et l’organisme est désintoxiqué et hydraté. »




Et c’est parti… Comme dans un jeu, les auteurs proposent au lecteur de se classer dans la catégorie des « débutants », des « moyens » ou des « avancés ». Chaque catégorie bénéficie de son quota d’aliments crus et de ses encouragements personnels. Quoiqu’il en soit, tous les crudistes sont tenus de bouleverser de fond en comble leur mode de vie : réduire la consommation de sel, suivre le rythme de son corps (envers et contre les obligations de la vie moderne, basta !), programmer ses sorties et prévoir, pour chaque déplacement à l’extérieur, sa barquette d’aliments crus qui viendra sauver le nouveau converti de la menace omniprésente des aliments cuits. Où l’on apprendra également qu’il est mauvais de trop manger le soir ET le matin (nous franchissons une étape qui dépasse encore les exigences de la chrononutrition ou de la médecine chinoise qui, eux, se contentaient de nous tancer de trop manger le soir)…


On le verra, le crudisme nécessite donc une véritable discipline… ainsi qu’un porte-feuille coopératif qui acceptera d’investir dans des ingrédients qui ne se trouvent pas forcément à portée de main et dans des techniques censées nous faciliter la vie (déshydrateur, centrifugeuse, germoir…). Pour nous aider à organiser au mieux nos journées de crudistes, les auteurs nous aident (heureusement ?) à préparer nos repas et nous livrent une liste de recettes dans lesquelles on pourra venir piocher quelques bonnes idées, crudiste ou pas. La liste est longue des smoothies, salades, soupes, sauces et laits végétaux. Un peu de variété est introduite avec une revisite de plats traditionnels (boulettes, légumes farcis, pizzas) et de plats du monde (tortillas, burritos, houmous, feta, asian slaw, sushimaki, choucroute, kuchen…). Et la gourmandise, dans tout ça ? C’est l’éclate, nous promettent les auteurs ! Avec leurs recettes, on va enfin pouvoir manger des gâteaux tous les jours tout en préservant notre capital santé –mieux encore ! en l’améliorant ! Oui, mais il y a gâteau et gâteau…et surtout beaucoup de ruse et de falsification de termes ! Les gâteaux des crudistes sont composés de raisins et de noix ; ou d’amandes et de dattes ; ou de graines de tournesol, de poudre de cacao et de raisins secs… Peut-être pas mauvais, c’est à essayer, mais de là à nous assurer que « si, si, ce sont des gâteaux », il faudrait peut-être assumer qu’il existe des techniques de contrefaçon en cuisine comme ailleurs…
Entre autres découvertes gourmandes, on apprendra comment se confectionner une glace à la banane uniquement à partir de bananes, ou de truffes au chocolat au beurre d’amandes…


Comme dans tous les livres mettant en avant de nouvelles règles d’hygiène alimentaire, la prudence est de rigueur… il faut savoir trier le bon grain de l’ivraie, accepter de glaner des informations intéressantes et laisser de côté celles qui virent au fanatisme. Les auteurs et leur maison d’édition eux-mêmes en sont conscients, qui indiquent en ouverture de leur ouvrage :


"L’éditeur décline toute responsabilité quant à l’utilisation qui pourrait être faite par les lecteurs des informations scientifiques, sanitaires, psychologiques, diététiques et alimentaires présentées dans ses livres."




Ben quoi… on croyait que le crudisme avait tout bon ?

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26 décembre 2012 3 26 /12 /décembre /2012 15:31






Vladimir Sorokine a des goûts culinaires peu orthodoxes – voyez un peu ce menu idéal qu’il imagine pour les habitants de son futur proche, 2068… Au petit-déjeuner : « jus d’érable, porridge de laminaires, beurre de chèvre, pain d’avoine café N, café TW, thé vert » ; pour le déjeuner : « croûtons grillés à a cervelle de bouc, salade d’herbes des prés, bouillon de poule pressée, filet de ragondin aux pousses de bambou, fruits, blub de mûres sauvages » ; pour le dîner : « koumys, soupe wantan, gâteau au fromage de millet » ; et pour le souper : « pulpe de bouleau à la polenta, hydromel au gingembre, eau de source ». Et de préciser, pour nous signaler l’émergence d’échelons d’évaluation individuels dont on comprend peu les objectifs –et qui se retrouvent dans le domaine de l’alimentation comme dans tous les autres aspects les plus anodins de l’existence : « le coefficient de L-harmonie d’un menu pareil est de 52-58 sur l’échelle de Guerachtchenko ». Il s’agit plutôt d’une bonne note, peut-être relevée par ce « clone de dinde aux fourmis rouges », dessert qui provoque chez le narrateur « un accès de nostalgie violette ».


Et le lard bleu, dans tout ça ? Une croquette parmi tant d’autres dans la procession de ces menus d’une autre époque ? C’est qu’il ne faudrait pas tout confondre… Non seulement, le lard bleu est aux habitants du futur ce que la truffe noire est pour nous aujourd’hui, mais il fait l’objet d’une convoitise et d’une dangerosité qui le placent à l’égal de notre bombe atomique. Le lard bleu est produit par des scientifiques dans une enceinte close et strictement surveillée. La chimie s’élève au rang du clonage. Que ses détracteurs se rassurent : en 2068, la technique semble encore loin d’être au point et les essais pour obtenir un clone convenable doivent fréquemment se renouveler, sans jamais que la perfection ne soit atteinte. Par le biais des lettres que le narrateur, Boris, envoie à son amant (son « lourd garçon », sa « tendre salope », son « top-direct divin et abject ») dans un néo-russe ponctué de chinois, à la fois vulgaire, technique et propice aux effusions sentimentales, nous découvrons peu à peu l’avancée des travaux d’obtention du lard bleu. Et d’apparaître dans une étrange procession, moitié figures auréolées de gloire, moitié monstres avilis, les plus grands écrivains russes des siècles derniers… Ici, on les nomme « objets » et ils portent la dénomination de Tolstoï-4, Tchekov-3, Nabokov-7, Pasternak-1, Dostoïevski-2, Akhmatova-2 et Platonov-3. Pasternak-1, obtenu du premier coup, est de loin la réalisation la plus prometteuse, et pourtant, on ne l’imaginait pas de la sorte : « la similitude avec un lémurien est saisissante : une petite tête recouverte de duvet blanc, un minuscule visage ridé aux yeux roses immenses, de longs bras qui descendent jusqu’aux genoux, de petites jambes ».


Le lard bleu s’écoulera du corps de ces clones d’écrivains lorsque les scientifiques les soumettront à une traite impitoyables : écrivez, chiens ! et le lard bleu goutte douloureusement de leur organisme forcé à l’écriture. La production littéraire, soumise à l’exercice scientifique, devient une torture à nulle autre égale. Les écrivains, que l’on aurait pu croire enclins à l’exercice, semblent lutter corps et âmes dans la production de textes pourtant courts, que Boris livre en complément des lettres qu’il adresse à son amant. Vladimir Sorokine se livre alors à des jeux de réécriture à la fois brillants et terrifiants. Reprenant le genre de prédilection de chaque auteur et s’emparant des caractéristiques de son écriture, il lance l’illusion au point de nous faire croire que nous allons retrouver un brin de lecture digne du grand siècle de la littérature russe –et qu’est-ce que l’on espérerait cette pause salutaire après s’être tapé des pages d’un néo-russe sans âme et pas toujours compréhensible ! Mais on découvrira rapidement que même la littérature est sapée et des vers de dégénérescence se glissent dans ce qu’on avait imaginé être la résurgence d’une littérature noble et puissante. Le futur de 2068 s’inscrit ici encore et fait frémir –à la manière de la novlangue du 1984 d’Orwell.


« Dostoïevski-2
Le comte Réchetovski

[…] Ce fut très précisément cette impression que produisit sur les quelques badauds présents l’apparition de Kostomarov et de Voskressenski ; deux simples passants, un étudiant et une dame d’un certain âge s’arrêtèrent comme bornes fichées en terre, des bornes, oui, des bornes bornes n’est-ce pas, des bornes de verstes, et, saisis d’une émotion qu’ils ne parvenaient pas à contenir, ils suivirent du regard ce couple étonnant jusqu’à ce qu’il eût atteint l’entrée. Cet hôtel particulier de deux étages appartenait au comte Dmitri Alexandrovitch Réchetovski et était l’une de ces maisons remarquables en son genre vers lesquelles, les mardis ou les jeudis –telles des abeilles qui rejoignent leur ruche, oui, telles de laborieuses petites abeilles dégourdies qui retournent à leur ruche solidement fabriquée, bien que les constructions des ruches soient des plus diverses, certaines en forme de cloche ou de cylindre, d’autres dans un tronc d’arbre évidé ou en terre cuite-, prend la peine de se diriger la bonne société pétersbourgeoise. »




Bon gré, mal gré, deux kilos de lard bleu réussissent à être produits et alors que les scientifiques célèbrent leur victoire, un commando s’infiltre dans leur base scientifique et vient leur racler la mise. Se réfugiant dans une mine désaffectée, ils envoient le lard bleu en 1954 par le biais d’une machine à remonter le temps…


Ah ! 1954… Fini le néo-russe fatigant et lassant ! La narration redevient plus classique sans céder toutefois à sa pornographie et à son exubérance de chaque phrase.
La mallette de lard russe et ses représentants du commando font irruption en plein milieu d’une représentation théâtrale. Les spectateurs se prennent de terreur. Qu’on les rassure : rien de grave ne se produira. Il faut seulement prévenir Staline le plus rapidement possible. Staline, en 1954 ? Première surprise… les autres ne tarderont pas à se succéder… on découvrira que celui-ci s’est partagé l’Europe avec Hitler, que Londres a été rasée par une bombe atomique (puisqu’on en parlait) et que les Etats-Unis sont responsables de la Shoah.



Join in the navy, 2010, Pierre et Gilles




Vladimir Sorokine ne nous épargne rien et nous coupe de toute valeur sûre. Croyait-on pouvoir faire confiance à la grande littérature russe ? Il nous l’avilit en deux coups de plume. Croyait-on pouvoir se reposer confortablement, de retour dans le territoire connu de 1954 ? Il bouleverse tous nos points de repère et fait surgir la description d’une société dégénérée où le meurtre, le viol, la débauche sexuelle et le sadomasochisme semblent être les oripeaux de la normalité. La religion en prend pour son grade, autant que le fanatisme politique, dans des parodies de discours dont la vulgarité fait ressortir toute l’invraisemblance et tout le ridicule :


« Mes frères ! Par trois fois devant vos yeux, je viens d’émettre ma semence dans la Terre de la Sibérie orientale, dans cette Terre sur le corps de laquelle nous vivons, nous dormons, nous mangeons, nous chions et pissons. Notre Terre n’est ni tendre ni friable, elle est rude, froide et rocailleuse, et elle ne se laisse pas pénétrer par n’importe quelle bite. C’est pourquoi nous sommes peu nombreux désormais, et les faiblards de la bite se sont enfuis jusque dans les terres chaudes et accessibles à tous. Notre Terre est peut-être rocailleuse, mais l’amour la rend forte : celui qui y a introduit sa bite est à jamais repu de son amour, et jamais elle ne l’oubliera ni ne le laissera partir. »



Telle est la définition de l’élitisme dans cette Terre uchronique de 1954. Les grandes figures politiques en prennent elles aussi pour leur grade. Staline, Hitler, Himmler, Khrouchtchev deviennent de petits bonhommes obnubilés par la sauterie et les grands cocktails. Lorsqu’ils parlent du sort du monde, ils le font avec le détachement d’enfants racontant leurs dernières constructions Playmobil. Pour eux, le morceau de glace contenant le lard bleu, en provenance du futur, n’est qu’une pièce de collection rare parmi toutes leurs autres briques de construction. Mais de sauterie en séances de flagellation, l’attrait pour l’objet du futur s’accroît et la convoitise devient frénésie voire folie dans un déchaînement des pulsions égoïstes et des envies de domination. Cette dernière partie est baroque, folle furieuse, en aucun cas convenue : Vladimir Sorokine n’éprouve aucun effort à faire se succéder les pires perversités de son imagination, là où d’autres écrivains n’auraient réussi à produire que du ridicule et de l’invraisemblable.


Ce Lard bleu est si hénaurme qu’on se demande pourquoi il a provoqué un tollé de réactions désapprobatrices. Le plus étonnant reste la poursuite en justice du gouvernement de Poutine pour la « pornographie » du roman : les grands pontes se seraient-ils reconnus dans les scènes de débauche extrême entre gouvernants politiques, où la plus réussie reste celle mettant en scène Staline et Khrouchtchev se livrant aux jeux du sadomasochisme ? …



« La langue du comte toucha prudemment le bout du gland et se mit à écarter le méat.
« Mais…non…Ne jouis pas ! Ne jouis pas pour moi ! » disait Staline, les yeux révulsés.
Khrouchtchev serra très fort les couilles du Guide, qui s’étaient rassemblées.
« Que ça ne jaillisse pas…oh-oh-oh… Donne-moi un ordre ! Un ordre, comme autrefois ! Mais avec tendresse ! Avec tendresse quand même !
- Offre-moi ton petit derrière, mon délicieux garçon ! » lui ordonna amoureusement Khrouchtchev qui continuait de tenir avec ténacité Staline par les couilles.
Staline se tourna sur le ventre en sanglotant :
« Le petit garçon a peur… Fais-lui un bisou sur son petit dos…
- Nous allons faire un bisou sur le petit dos du petit garçon… » »




La censure est parlante…

 

 

Pour une tentative de définition du lard bleu :

Citation:
« C’est quoi le lard bleu ? » Gloner regarda ses doigts fins :
« C’est… c’est une matière de type LW.
- Parle en russe. C’est quoi le type LW ?
- Un ultra-isolateur.
- C’est quoi un ultra-isolateur ?
- Une matière dont l’entropie est toujours égale à zéro. Sa température demeure constante et égale à la température du corps du donneur.
- Dans quoi est-elle utilisée ?
- Pour l’instant, nulle part.
- Alors à quoi est-elle nécessaire ?
- C’est dans le plus-posit qu’il est difficile de fonder…
- Ne me casse pas les couilles, j’ai pas beaucoup de temps ! Parle rapidement, en russe et clairement.
- Eh bien, rips… Ô Pur Cosmos… Cette matière a été obtenue par hasard lors de la reconstruction expérimentale de scripteurs…autrement dit d’individus qui notaient le fruit de leur imagination sur le papier.
- Des écrivains, donc ?
- Oui…c’est ainsi qu’on les appelait autrefois. »



Un néo-russe pas toujours facile à comprendre (lorsqu'il n'est pas incompréhensible, purement, comme ici) :

Citation:
Beibide xiaotou, kechide lianglianpai, choude xiazhu, kebide huaidan, rips ni m de dabian !



Un brin d'histoire ? Que s'est-il passé pour en arriver à la situation de 2068 ?

Citation:
« […] En 2026, parmi les hiérarques suprêmes de l’Ordre des Baiseurs de la Terre Russe, des divergences graves et fondamentales se firent jour. On sait qu’après le bornage historique qui eut lieu lors du Ve Synode et après la Scission Honteuse qui s’ensuivit, l’Ordre se scinda entre les baiseurs de terre du Sud et ceux du Nord. Les baiseurs de terre du Sud s’établirent dans la région de la Volga, dans les steppes chaudes des terres noires des environs d’Ourioupinsk ; les baiseurs de terre du Nord s’implantèrent en Sibérie orientale dans la rude taïga, entre la Podlamennaïa Toungouska et la Nijniaï Tougouska. Les méridionaux avaient à leur tête le juteux Vassil Bitko, les Septentrionaux un géophage, le père Andréï Outiossov. En septembre 2026, les baiseurs de terre méridionaux étaient 3115, les septentrionaux 560. La division du patrimoine de l’Ordre au cours du Ve Synode se réalisa au profit des Méridionaux : ils en reçurent près de 70%. En outre, trois des quatre principaux Sanctuaires de l’Ordre se retrouvèrent entre les mains des Méridionaux. »



Une envolée lyrique passionnée...

Citation:
- Déchire mon con morveux avec des crochets d’acier, ferme mes grosses lèvres avec des cadenas d’acier, assieds-moi sur un pal en cuivre, force-moi à bouffer une poudre vénéneuse, brûle-moi avec des braises, frappe-moi avec des gourdins, fourre-moi des abeilles dans les narines, envoie-moi au diable vauvert, pends-moi par mes nibards dégoulinants, pétris-moi avec du levain, tonds-moi à ras, verse-moi un verre de jusquiame, étrange-moi avec une seizaine, équarris-moi avec une hache sur le billot, cuis-moi dans de la résine, et ne m’offre pas le moindre rouble ! »



Et un peu de cynisme bon marché :

Citation:
- Mais est-ce que l’Holocauste a eu lieu ? demanda Göring.
- Enfin, il y a tout de même eu six millions de morts, remarqua Ribbentrop.
- C’est le chiffre des Américains, objecta Hitler. Et toutes leurs données, dans tous les domaines, hormis la production de Coca-Cola, peuvent être divisées par trois. Après tout, qu’est-ce que six millions d’hommes ? Pendant la guerre nous en avons perdu quarante-deux. »
 
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24 décembre 2012 1 24 /12 /décembre /2012 16:28







Vivre et penser comme des porcs : si la vie de l’homme occidental moderne devait se résumer en deux verbes, ainsi nous décrirait Gilles Châtelet. En partie victime, parce qu’il subit à son insu les conséquences désastreuses d’un système libéral, en partie coupable, parce qu’il ne remet jamais en cause cette manipulation dont il devrait pourtant avoir pris conscience s’il faisait preuve d’un brin de lucidité et s’il prenait le temps de la réflexion, l’homme des « démocraties-marché » s’animalise de plus en plus et fait la bête pour justifier son adhésion avide à un système qui lui promet l’euphorie de la consommation, l’ivresse de la vitesse et le réconfort du consensus. Du cochon ou de l’homme, qui est le plus proche du porc ?


« Qu’il soit d’abord bien entendu que je n’ai rien contre le cochon –cette « bête singulière » au groin subtil, en tout cas beaucoup plus raffinée que nous en matière de toucher et d’odorat. Mais qu’il soit bien entendu aussi : je hais la goinfrerie sucrée et la tartufferie humanitaire de ceux que nos amis anglo-saxons appellent la « formal urban middle class » de l’ère postindustrielle. »




En douze chapitres, Gilles Châtelet s’attache à décrire l’efficacité de l’union entre le politique, l’économique et le cybernétique pour imposer l’ordre libéral d’une société qui se revendique paradoxalement comme la garantie d’une démocratie absolue –on comprend peu à peu que ce terme de « démocratie » s’est galvaudé et que derrière lui se cachent les représentants les plus tyranniques du « consensus mou », façonneurs d’idées toutes prêtes, intransigeants lorsqu’il s’agit de faire entendre des idées qui pourraient aller à contre-courant de l’opinion générale –celle qui devrait nous pousser à nous réjouir des progrès d’une modernité statistiquement chiffrée et normée. Cette triple-association, Gilles Châtelet la dénonce comme responsable de l’émergence de l’homme-moyen –moyen de son plein gré, parce qu’il s’agit là d’une position confortable, à l’encontre du principe posé par l’auteur : « faire plus de vagues et moins de vogue ».



« C’est en articulant trois entités redoutables : le Nombre ventriloque de l’ « opinion », le Nombre clignotant des « grands équilibres socio-économiques » et enfin le Nombre-chiffre de la statistique mathématique, qu’il est devenu la pièce maîtresse de la crétinisation impliquée par l’équation :
Marché = Démocratie = Majorité d’hommes moyens,
laquelle légitime les démocraties-marchés et dont la contestation frise désormais le sacrilège : « Vous méprisez le peuple, vous fuyez la réalité », etc. »






Gilles Châtelet s’en prend à la manipulation dont le langage est la victime. Lui va à l’encontre du nivellement modéré qu’il dénonce et s’emploie à user d’un vocabulaire baroque, étonnant dans le contexte d’un essai à visée économique. Il n’hésite pas à multiplier les figures de style et joue à son tour le jeu de la catégorisation sociale : les individus de la société libérale veulent se fondre dans le moule, devenir semblables les uns aux autres ? Qu’à cela ne tienne, Gilles Châtelet ne va pas s’embarrasser à révéler leurs particularités et il regroupe chaque catégorie selon les mêmes critères qui les définissent comme groupes cibles des démocraties-marchés. On trouvera les « Agrippines », les « Tartarins en Gavroches », les « Trissotins », les « Pétroleuses » et, dernière invention du marché, les « Turbo-Bécassines » et « Cyber-Gédéons » :


« Il a fallu plus de quinze ans pour assurer la complète métamorphose du « oui, enfin j’veux dire » prépubère des Pétroleuses en « oui, enfin j’veux dire » technico-commercial des Turbo-Bécassines et des Cyber-Gédéons –bien souvent associé à l’exportation d’un curriculum vitae, et donc tiraillé entre humilité et cynisme sucré. Si pathétique soit-il, le « oui, enfin j’veux dire » contemporain, à la fois insolemment adolescent et piteusement adulte, fait désormais partie de l’équipement mondain de ce que certaines sociologues appellent les « adulescents ». »




Déformations du langage, emploi de mots normés pour cacher une réalité beaucoup plus destructrice et violente que ce qu’elle voudrait bien laisser à penser, l’hypocrisie moderne permet au « consensus mou » de se déployer dans toute son ampleur. Qui pourrait lutter contre ? Légitimité par une certaine ribambelle d’« intellectuels », en fait animateurs de jeux publics travestis en représentants de l’intelligentsia, elle forme les opinions que tout bon « citoyen » se doit d’acquérir et définit l’époque à peau de chagrin :



« Le techno-populisme distingue soigneusement deux « radicalités » : celle qu’il déteste –soupçonnée d’être ennemie de la démocratie, parce qu’elle prétend faire l’effort de se soustraire à la goujaterie et à l’impatience contemporaines et espère faire déparer les scénarios socioéconomiques de la Banque mondiale-, et celle dont il apprécie les odeurs fortes de majorité morale, celles du Père Fouettard et des piloris médiatiques. A ceux qui lui demanderaient de définir le new-age, il répondrait : « C’est l’ère de l’Internet, des associations de mères de famille vidéo-visionneuses et de la chaise électrique. » C’est pourquoi il adore transfigurer ses Agrippines, ses Thénardiers et ses Tartarins en Gavroches de plateaux télévisés qui pourfendent les « privilèges » et se goinfrent de Justes Causes. »





Et l’opinion contamine les actes en incitant les « citoyens-panélistes » –plus qu’ils n’en ont conscience- à adopter les comportements qui permettent le déchaînement des forces de la « Triple Alliance politique, économique et cybernétique ». Si l’on ne devait en retenir que trois exemples, ce serait tout d’abord cette comédie du détachement et du nomadisme imposé particulièrement à la nouvelle génération :


« Jeunes nomades, nous vous aimons ! Soyez encore plus modernes, plus mobiles, plus fluides, si vous ne voulez pas finir comme vos ancêtres dans les champs de boue de Verdun. Le Grand Marché est votre conseil de révision ! Soyez légers, anonymes et précaires comme des gouttes d’eau ou des bulles de savon : c’est l’égalité vraie, celle du Grand Casino de la vie ! Si vous n’êtes pas fluides, vous deviendrez très vite des ringards. Vous ne serez pas admis dans la Grande Surboum mondiale du Grand Marché… Soyez absolument modernes –comme Rimbaud-, soyez nomades et fluides ou crevez comme des ringards visqueux ! »




Qui s’étend plus largement au reste de la population par l’imposition du « turbo-nomadisme » :



« On ne soulignera jamais assez combien fut cruciale cette domestication de masse par l’automobile, assurant la transition entre ce qu’il convient d’appeler « les solidarités traditionnelles » et le déchaînement inouï de l’individualisme moderne. Qu’importe si la bagnole tue, pollue et rend souvent parfaitement con, sa prolifération détruit tout espace urbain digne de ce nom, puisque l’enjeu est d’assurer la domestication de gigantesques masses humaines, de forger des milliards de psychologies d’hommes moyens à roulettes –de « mentalités autoroutes »- singeant partout, jour et nuit pour en faire un paysage, les fluidités et les compétitions du Grand Marché ?... »




Reste à voir que même le format du « couple-moderne » répond aux critères de rentabilité et de productivité des démocraties-marché. Envahis jusque dans notre intimité ?


« En montrant par exemple que trois couples standards outputent plus d’unités socio-domestiques que deux mâles et quatre femelles, Maître Becker a imposé le choix de ce couple standard comme étalon incontestable de la future classe moyenne mondiale. »






Que nous propose Gilles Châtelet face au constat affligeant qu’il dresse de cette société de la démocratie-marché ? Une nouvelle philosophie à la mode, peut-être ? Oui, mais à la mode des siècles derniers. Il s’agit de la résistance, « là où Hegel, Marx et Nietzsche n’ont pas vaincu ». Et pour Gilles Châtelet, la résistance s’exprime d’abord à travers les mots et l’intercroisement des disciplines majeures qui constituent ses spécialités : mathématiques, philosophie et… polémie. Hors de question de céder au consensus mou, et là où les mots des plus médiatisés des intellectuels glissent comme du petit lait dans l’œsophage des citoyens-panélistes, il faudra s’accrocher pour saisir les tours et détours empruntés par la prose de Gilles Châtelet. L’homme, souvent réduit à la bête, en tout cas à ses seules caractéristiques morphologiques et biologiques, perd toute humanité là où les phrases et les mots semblent animés d’une force organique : on jurerait presque voir le discours de l’auteur ramper et se frayer un chemin au milieu de l’immobilisme terne alentours :


« Les neurones sur pied jouiront certes d’une existence plus confortable que les serfs ou les ouvriers des filatures, mis ils n’échapperont as facilement au destin de matières premières auto-régulables d’un marché aussi prédictible et aussi homogène qu’un gaz parfait, matière offerte e atomes de détresse mutilés de tout pouvoir de négociation pour louer leur mental, cervelle par cervelle. »




Mais ce trait de l’écriture de Gilles Châtelet peut également poser problème si on décide de lui appliquer son analyse de la manière dont les démocraties-marchés s’y prennent pour obtenir l’adhésion des citoyens. Ainsi grossit-il les admonestations du marché : « Jeunes nomades, nous vous aimons ! Soyez encore plus modernes, plus mobiles, plus fluides, si vous ne voulez pas finir comme vos ancêtres dans les champs de boue de Verdun » ! Mais n’use-t-il pas, lui-même, de phrases péremptoires pour convaincre son lectorat de la pertinence de ses analyses ?



« La modernité, c’est d’abord une cure d’amaigrissement –continuez à dégraisser ! Faites comprendre à vos pauvres qu’ils ne sont pas des exploités mais des ringards, des empotés, et qu’il existe des sociétés civiles moins laxistes… celle des cormorans, par exemple. Les branches les plus élevées sont réservées aux plus forts, qui peuvent chier à leur aise sur les occupants des branches du dessous. »




Ne flatte-t-il pas à son tour les tendances les plus scatologiques des lecteurs pour susciter l’adhésion immédiate à une idée qui séduit par son apparence ? Gilles Châtelet n’argumente pas, ou si peu –usant surtout de références à d’autres penseurs économiques- et si son « charisme » finira de convaincre ceux qui se trouvaient déjà, de près ou de loin, du même côté de sa pensée que lui, le tout semblera peut-être manquer d’épaisseur pour qui souhaiterait une analyse objective et dénuée de tout parti pris.


*peintures de Franz Wilhelm Seiwert

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21 décembre 2012 5 21 /12 /décembre /2012 14:55






Glissons-nous dans la peau d’un grand chef pâtissier et osons sans honte revêtir le langage kitsch et rococo des beaux parleurs maîtres ès sucre vanillé pour déployer un plateau de 40 desserts à l’assiette. Le titre complet précise : …simples et chics. Si le chic est indiscutable, en revanche, on pourra contester la pertinence de la présence de l’adjectif « simple » dans le titre : soit ces pâtisseries sont, en effet, véritablement simples à réaliser et alors le lecteur est un manchot qui ne se soupçonne pas, soit Christophe Felder culmine sur des sommets depuis trop longtemps pour arriver encore à distinguer ce qui fait partie du commun des mortels de ce qui constitue les assurances indéniables de sa carrière.




Chacun des desserts présentés par ce grand pâtissier bénéficie d’une place de choix dans le bel ouvrage qui leur accordé. La pâtisserie se fait art et revendique ses lettres de noblesse au même titre que la littérature, la photographie, la peinture et la sculpture. Laissons-nous aller à la rêverie… Sur une première page le titre s’étale sans aucune pudeur et s’accompagne d’une description dont le style n’a rien à envier aux textes les plus affriolants de romans à l’eau de rose. Ainsi voit-on arriver la « Gourmandise inattendue » qui se définit comme un « entremets funambule qui repose ses ailes sur le soleil pour célébrer les noces inédites entre le légume, l’agrume et le fruit ». Le « Mariage d’aujourd’hui », constitué par une association originale de deux ingrédients, n’hésite pas à se présenter comme une « union de deux héros de l’histoire : la framboise et le poivron cuits dans leur jus, qui se fondent en une liqueur veloutée pour une pâtisserie qui sort du lot ». On en tremblerait ! tant le mauvais goût de ces mots pompeux alourdit la description d’une pâtisserie qui se suffit à elle-même, telle qu’elle nous est présentée sur la seconde page. Les photographies sont sublimes et composent à elles seules un tableau qui se déguste par le biais du regard. Ce plaisir des yeux justifie à lui seul la possession de ce livre. Il n’est pas nécessaire de vouloir se lancer dans la réalisation de ces pâtisseries sorties d’un autre monde –la haute-couture du dessert- : les regarder suffit à être repu surtout si l’on pressent que le résultat que l’on chercherait à atteindre ne parviendrait jamais à égaler la perfection que nous présentent ces photographies.





En tournant cette double-page de présentation, on tombe, justement, sur le nœud du problème : la technique. Christophe Felder a essayé de se glisser dans la peau d’un cuisinier amateur pour décortiquer au mieux la réalisation des différentes étapes. La construction d’un chef-d’œuvre nécessite de procéder par niveaux intermédiaires, dont les résultantes seront assemblées au dernier moment. Ainsi en est-il de « L’Opaline », assemblage complexe que même les yeux ont du mal à décortiquer. On verra finalement que ce montage se compose de plusieurs sous-élements qui sont un glaçage, une sauce à l’orange une sauce à la fraise, une glace au citron orientale, un sorbet à l’orange et des tailles de fruits pour la décoration. Les illustrations techniques permettent de comprendre les astuces de bricoleur que déploie Christophe Felder pour donner à ses desserts des volumes et des formes inédits. Malgré tout, dans le meilleur des cas, comptez bien devoir accorder au moins 1h15 à la préparation d’un dessert : quand on aime on ne compte pas, et les minutes et les heures ne seront sans doute jamais assez nombreuses pour vous permettre de réaliser ces 40 desserts à l’assiette. A moins que vous ne soyez Christophe Felder, et que vous passiez la majorité de votre temps sur les marbres de pâtisserie ; mais, dans ce cas, vous n’auriez pas besoin de ce livre…

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