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26 mars 2012 1 26 /03 /mars /2012 10:08



A lire comme un roman d’inspiration biographique, Martin Eden s’inspire du parcours de l’écrivain pour construire le récit d’une vie brève, écourtée la vingtaine à peine franchie, mais parsemée d’expériences qui lui donnent une intensité singulière. Elle nourrira la fascination du lecteur à l’égard de Martin Eden mais provoquera également la perte du personnage.

Ce livre nous fait découvrir Martin Eden dans son identité de toujours : celle d’un marin d’Oakland, élevé dans la misère et la crasse ignare, virevoltant de bal en baston et arrosant le tout de whisky et de bière. Ambition dans ce milieu : nulle. Ou presque... Car malgré son absence de velléité affichée, Martin Eden devait bien conserver un attrait, même minuscule, pour la classe bourgeoise et la condition supérieure, sans lequel il ne se serait jamais pris à rêver de rejoindre le milieu bourgeois auquel il sera convié après avoir sauvé Arthur Morse d’une rixe brutale.
La sœur du jeune Arthur, Ruth, de trois ans l’aînée de Martin, lui apparaît comme une divine incarnation. Figure spectrale, éthérée, esprit pur dans lequel s’incarnent toutes les connaissances littéraires et culturelles que Martin lui-même aimerait détenir et maîtriser complètement, elle magnifie en sa personne tous les charmes et les mystères de la classe bourgeoise. Martin aime la littérature mais sent les failles qui l’empêchent d’accéder totalement aux connaissances de cet art : son langage châtié, son absence de références et son environnement misérable le maintiennent dans une culture minimale qu’il sent inférieure à ses capacités véritables. Ruth ne se demande pas si elle aime ou non la littérature : elle l’étudie et l’analyse froidement, avec l’assurance inflexible de savoir ce qui est bon ou mauvais. Martin Eden, fasciné par la richesse culturelle qu’il croit apercevoir en Ruth, s’éprend de la jeune fille et décide de combler toutes ses lacunes culturelles pour se mettre à son niveau : celui de la classe bourgeoise. Marre des marins. Son désir de rejoindre les hautes sphères du monde social se sublime dans l’étude littéraire. Amoureux de Ruth ou amoureux de l’ambition ? Ruth, après tout, incarne seulement un idéal…

Martin Eden, brillant et obstiné, s’acharne à l’étude des mois durant. Il engloutit toutes les connaissances que son cerveau peut ingurgiter, ne dort plus que cinq heures par nuit, puis se limite à quatre heures. Grandi par les mots et les idées, il prend peu à peu conscience de la richesse de ses expériences passées et sent qu’il est nécessaire, pour lui et pour les autres, d’en laisser une trace manuscrite. La frénésie d’études devient alors frénésie d’écriture. Les premières altercations avec Ruth surviennent. Martin est confronté à la rigidité de son esprit bourgeois, qui comprend mal l’intérêt des expériences qu’il souhaite relater. Reclus dans sa misère de saltimbanque, il refuse le poste administratif que lui propose le père de Ruth, et s’éloigne par là de la situation sociale digne qui lui permettrait d’officialiser sa relation avec Ruth. Pendant qu’il meurt de faim chez lui, parce qu’aucun des journaux auxquels il envoie ses écrits ne daigne le publier, Ruth Morse s’attendrit de voir les traits de son fiancé devenir moins durs, moins vigoureux, alors qu’ils traduisent, en réalité, la décrépitude d’un corps et d’un esprit. Après des mois de galère, d’une torture aussi bien physique que morale, un journal accepte enfin de publier un texte de Martin Eden. La machine de la reconnaissance et du succès public s’emballe.



L’attrait pour la classe bourgeoise constitue le fil conducteur de ce livre. Sans lui, la déchéance de Martin n’aurait jamais eu lieu. La croissance de son esprit a dévoré intégralement les réserves de son cœur. On sent que Martin Eden demande regrette d’avoir été tenté. Il s’est laissé séduire par les appâts du monde bourgeois et a voulu l’égaler. Malheureusement, issu d’un milieu populaire pauvre, constitué de joies simples et de douleurs vives et épuisantes, la constitution d’un esprit bourgeois produira en lui l’émergence d’une pensée unique, distanciée mais autodestructrice.
Plus Martin acquiert de nouvelles idées, plus il prend conscience des limites de la pensée bourgeoise. Celle-ci, coupée de nombreuses réalités, ne se prive pourtant pas d’émettre des jugements sur tous les sujets qu’elle peut nommer, y compris ceux dont elle n’a aucune expérience. Martin Eden qui, à travers Ruth, essaie de transmettre ses idées personnelles à l’esprit bourgeois, ne recevra qu’un mépris qu’il nourrira ensuite à l’égard de Ruth et de ses semblables.

Au-delà de la critique sociale, Martin Eden évoque l’ambivalence de la littérature. Le pouvoir des mots permet d’extirper l’esprit de sa misère crasse. L’homme s’élève et croit pouvoir s’élever en toute démesure. Pourtant, passée une certaine limite, il se met à dégringoler sur l’autre versant de la pente. C’est ce qui arrive à Martin Eden. Tiraillé par toutes les idées contradictoires qu’il a ingurgitées, et finalement anéanti par la diversité de points de vues qui se valent tous, qu’ils soient brillants ou médiocres, Martin a acquis une clairvoyance telle que plus personne ne peut le comprendre. Suscitant l’incompréhension de la classe bourgeoise, il essaie de retourner parmi ceux de son milieu. Malheureusement, un gouffre les sépare. Devenu monstrueux à cause d’une connaissance acquise trop rapidement, Martin Eden n’arrive plus à apprécier ce qui avait fait son bonheur d’antan : les filles faciles, les bals, les bagarres, la camaraderie… Bien nulle part, seul partout, même les livres ne le réconfortent plus. Font exception ces quelques vers :

«De trop de foi dans la vie,
De trop d’espoir et de trop de crainte
Nous rendons grâce en une brève prière
Aux Dieux qui nous en délivrent.
Et grâce leur soit rendue
Que nulle vie ne soit éternelle.
Que nul mort ne renaisse jamais,
Que même la plus lasse rivière
Trouve un jour son repos dans la mer. »



Même si Martin Eden évoque Nietzsche à de nombreuses reprises, prenant pour idéal le surhomme élevé au-dessus de la faiblesse humaine, il n’en fait pas un éloge absolu. Le surhomme échoue, là où le reste de l’humanité parvient encore à prendre son pied.
Martin Eden est d’un désespoir et d’une mélancolie éprouvants : parce qu’on suit le personnage de ses débuts naïfs et ambitieux jusqu’à sa fin rageuse, on prend conscience des ravages d’une culture barbare qui ne se veut pas seulement culture pour elle seule, mais culture comme signe extérieur d’appartenance sociale. Ce livre, éclairé comme son personnage principal, invite à l’ouverture d’esprit et à une distanciation critique qui aujourd’hui encore font écho à notre quotidien.

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commentaires

N
Un roman d'une grande richesse, mais auquel il m'a manqué une "vraie" histoire pour être pleinement emballé. Cela reste néanmoins une bonne lecture.
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N
J'aime beaucoup votre façon d'écrire. J'ai lu dans wikipédia qu'il y avait là une critique de l'individualisme (et je ne suis pas vraiment d'accord avec cela, d'ailleurs). Mon livre de chet, dorénavant.
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N
J'aime beaucoup votre façon d'écrire. J'ai lu dans wikipédia qu'il y avait là une critique de l'individualisme (et je ne suis pas vraiment d'accord avec cela, d'ailleurs). Mon livre de chet, dorénavant.
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