Après le Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, les deux romans qui ont assis la réputation de Louis-Ferdinand Céline, il semblerait que celui-ci ait tout
dit. Oui mais voilà, son éditeur Gallimard lui presse le trognon pour qu’il extirpe de ses tripes une nouvelle fournée de petits pains brûlants. Céline aurait pu refuser, mais il a besoin de
manger et de boire, comme tout le monde, et ce n’est pas sa triste fonction de médecin généraliste qui va lui fournir de quoi prolonger la durée d’une existence décente : ses patients pauvres
n’ont pas le sous pour le payer, tandis que les plus huppés le méprisent pour sa condition et essayent d’échapper à leurs créances à chaque fois qu’ils le peuvent. Céline est donc obliger de
consentir à la demande de son éditeur. Et ça l’énerve, puisqu’il ne semble plus avoir beaucoup de choses à raconter. Cette situation constituera justement le point de départ D’un château
l’autre. Et de gueuler contre l’éditeur avide des gains espérés, et de gueuler contre sa patientèle ingrate, et de gueuler contre les écrivains célèbres rangés à la même enseigne que
lui…Lorsqu’il vitupère, Louis-Ferdinand Céline est toujours exaltant : on se demande quels néologismes vont lui inspirer ses rancœurs et jusqu’à quels sommets ses énumérations rageuses vont
parvenir. Et ce goût du lecteur, Céline le connaît. Sans doute aussi méprisant envers lui qu’envers ses patients, il lui balance en travers de la figure des envolées haineuses et ricanantes à ne
plus pouvoir s’arrêter. Là où autrefois, ses emportements semblaient légitimes et motivés par des convictions sincères, ils deviennent ici figure de style, marque apposée de l’écrivain Céline. On
le lit s’emporter contre n’importe qui, sans raison, dans une apparence de gratuité qui passe totalement à côté de l’effet désiré :
« […] elle avait rien vu !... bluffeuse, simagreuse, fille à flics !... donneuse !... tout le palier approuvait bien qu’elle était provoqueuse, moucharde, pétasse
à bourriques ! et c’est tout !... qu’il était temps que les noirs arrivent, la scalpent ! lui coupent le bouton !... qu’elle se tairait, après ! »
Peut-être pourrait-on penser que Louis-Ferdinand Céline s’est vraiment laissé dégoûter par la vie et par ses semblables depuis la parution de ses derniers romans –ce qui confèrerait alors un
surplus de légitimité à ses diatribes incessantes. Mais les réflexions qu’il fait tourner autour de lui-même font naître le doute : un écrivain qui réfléchit autant à la réputation que lui ont
apporté ses romans et qui se déçoit de ne recevoir pas davantage de reconnaissance, un écrivain qui se demande toutes les dix pages ce que ses lecteurs peuvent bien attendre de lui dans ce
nouveau roman, peut-il réellement éprouver du mépris pour ses semblables ?
« Personne m’a pardonné le Voyage… depuis le Voyage mon compte est bon !... encore je me serais appelé Vlazine… Vlazine Progrogrof… je serais né à Tarnopol-sur-Don… mais Courbevoie Seine !...
Tarnopol-sur-Don j’aurais le Nobel depuis belle !... mais moi d’ici, même pas séphardim !... on ne sait où me foutre !... m’effacer mieux !... honte de honte !... quelle oubliette ? quels rats
supplier ? La Vrounze aux Vrouzains !... »
Il paraît cependant qu’outre ces larmoiements, il y ait une histoire dans D’un château l’autre. En effet, au cours de la lecture, on prend vaguement conscience que Céline nous
emmène de son piteux logement de centre-ville et de sa piètre profession de médecin à la description de la vie se déroulant dans le château de Sigmaringen. Ici, ce sont les membres du
gouvernement de Vichy qui se sont reclus en exil. On retrouve, entre autres figures historiques : le Maréchal Pétain, Pierre Laval ou encore Otto Abetz, tout occupés à nourrir leurs idéaux
périmés et à forniquer dans l’insalubrité la plus complète. Après la description de l’indécence qui surplombe la vie de ses semblables « populaires », Louis-Ferdinand Céline prend un malin
plaisir à rabaisser les grandes figures historiques pour les ramener à leur véritable nature protoplasmique. Pas de jaloux : les grands comme les petits sont logés à la même enseigne.
Pour pallier à ce fond qui manque de consistance, malheureusement, Louis-Ferdinand Céline a (trop) réfléchi sur la forme de son nouveau roman. Le style « Céline », ah ! tout le monde connaît
–aime ou déteste- mais il faut apporter un peu de variation pour retenir l’attention d’un peuple de lecteurs par nature versatile. Attention à la farandole des « points d’exclamation suivi de
leurs points de suspension ». Au début, on espère que ce tic convulsif ne sied qu’à un certain discours qui aura tôt fait de se conclure. Mais les pages se tournent (avec difficulté) et ne
laissent plus le moindre espoir que cette manie prenne fin.
« Encore mes rancœurs !... vous m’excuserez d’un peu de gâtisme… mais pas tellement que je vous lasse !... moi et mes trois points !... un peu de discrétion !...
mon style, soi-disant original !... tous les véritables écrivains vous diront ce qu’il faut en penser !... et ce qu’en pense Brottin !... et ce qu’en pense Gertrut ! mais l’épicier ce qu’il en
pense ?... voilà l’important !... voilà ce qui me fait réfléchir !... »
Jusqu’à présent, je n’avais jamais compris la fatigue que pouvaient éprouver certains des lecteurs de Louis-Ferdinand Céline. Le Voyage au bout de la nuit était majestueux
–comment pouvait-on s’arrêter sur quelques détails qui ne pouvaient en aucun cas nuire au propos de ce livre ? Mais après avoir lu D’un château l’autre (lecture qui ressemble
davantage à une lutte contre l’auteur qu’à une cohésion avec ses pensées), je comprends l’énervement qu’il a pu susciter et, avec Jean Renoir, j’approuve cette considération :
« M. Céline fait beaucoup penser à une dame qui aurait des difficultés périodiques ; ça lui fait mal au ventre, alors elle crie et elle accuse son mari. La force de ses hurlements et la verdeur
de son langage amusent la première fois ; la deuxième fois, on bâille un peu ; les fois suivantes, on fiche le camp et on la laisse crier toute seule. »
Tout ça ne donnerait pas envie de se frotter de nouveau à l'écrivain, si le souvenir de Voyage au bout de la nuit ne restait pas aussi puissant.