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30 juillet 2013 2 30 /07 /juillet /2013 12:09




Le mythe de Don Juan intrigue. Comment un homme séduisant, attirant à lui toutes les femelles des alentours et répondant visiblement avec plaisir à leurs avances, peut-il ne sembler jamais satisfait de sa situation, et continuer à volager avec une inconstance presque tenace ? A toutes les réponses audacieuses, psychologisantes ou mythologiques possibles, Max Frisch ajoute son hypothèse techniciste : Don Juan aime la géométrie. Pour peu que l’on se souvienne des paroles son homologue dans Homo Faber (« Je ne crois pas à la fatalité ni au destin, en tant que technicien j’ai l’habitude de m’en tenir au calcul des probabilités. […] les mathématiques me suffisent »), on pourrait à nouveau imaginer que le Don Juan de cette pièce de théâtre a largement été inspiré par la personnalité de Max Frisch lui-même.


Sous la forme d’un vaudeville plus comique que tragique –puisque Don Juan souffre peu, au contraire des femelles de sa cour-, qui utilise les masques et les déguisements comme autant de ruses mathématiques permettant d’échapper aux unions définitives pour mieux se rapprocher de la solution de l’indépendance, Don Juan mettra en scène ce que les autres considèreront comme son mariage afin de se retirer loin de Séville et de pouvoir se livrer à sa seule et plus puissante passion : celle de la géométrie.




Au-delà du rapport pathologique qui lie Don Juan aux femmes, on trouvera une confession joliment déguisée de Max Frisch… N’était-ce pas lui qui se plaignait souvent dans ses romans des contraintes que lui imposaient ses relations ? Qu’il s’agisse d’art ou de technique, l’homme passionné est le même (et c’est peut-être cette évidence qui l’irrite et qui lui fait écrire, dans Homo Faber : « […] il m’agaçait comme tous les artistes qui se croient supérieurs ou inférieurs, simplement parce qu’ils ne savent pas ce qu’est l’électricité »), trop éthéré et détaché des nécessités de la vie réelle pour se préoccuper d’autre chose que de lui-même. Les relations sont une contrainte, lorsqu’il l’idéal de l’esprit est une source de plaisir indéniable qu’il faut malheureusement trop souvent sacrifier au caprice des autres. Mais alors que dans Homo Faber, le personnage se complaisait dans cette situation, Don Juan devra se remettre en question lorsqu’il rencontrera la femme qui, en l’attachant à elle, lui rendra sa liberté et lui permettra de consacrer sa vie à la géométrie, sans n’être plus jamais entravé par les broutilles de ses amourettes.


« Pourquoi ne crois-tu pas en une femme, Juan, une fois seulement ? C’est la seule voie qui mène à ta géométrie. »


Cela semble peu romantique ? En réalité, cela l’est terriblement… pour la science. L’amour relève ici du platonisme mathématique. L’autre amour, plus conventionnel, celui qui se fait reconnaître par le mariage, apparaît seulement comme un moyen permettant à chaque membre du nouveau couple ainsi établi d’atteindre sa propre fin. Max Frisch signe ici la fin d’une liaison réussie, et si elle paraît si troublante, c’est peut-être seulement parce qu’elle abolit toute passion amoureuse. Entre mélancolie et soulagement, cette nouvelle version du mythe de Don Juan laisse songeur…


Citation:
DON JUAN : L’as-tu jamais éprouvé, l’étonnement tranquille que procure une connaissance juste ? par exemple : la définition d’un cercle, la précision d’un lieu géométrique ? J’aspire à ce qui est net, sobre et exact, mon ami. Le marécage de nos états d’âme m’épouvante. Jamais encore la vue d’un cercle ou d’un triangle ne m’inspira confusion, ni dégoût. Sais-tu ce que c’est qu’un triangle ? Une chose inévitable comme un destin : des trois éléments que tu possèdes ne peut résulter qu’une figure et une seule et l’espoir, l’apparence de possibilités à l’infini qui si souvent jette le trouble dans notre cœur, se dissipe comme une chimère devant ces trois segments. Une solution et une seule, dit la géométrie. Une solution et non pas la première venue.




Une étude approfondie de cette pièce : ICI


*image de Fritz Kahn

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