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9 mai 2011 1 09 /05 /mai /2011 13:26




Je ne pourrais pas parler de ce livre en restant raisonnable!
A la fois roman, journal de bord, essai, uchronie, incluant des passages poétiques et des dialogues complètement barrés dans le fond mais d’une classe inégalable dans la forme, ce livre ne cesse de se renouveler à chaque nouvelle lecture !

Giovanni Papini nous avertit dans la préface : [/b]Gog[/b] est tiré du journal de bord d’un patient de clinique psychiatrique, rencontré alors qu’il allait rendre visite à un de ces amis. Intrigué par la teneur de ses écrits, par la virulence de ses jugements, par la grande diversité des personnes et des pays qu’il a rencontrés au cours de sa vie de milliardaire désœuvré, Giovanni Papini a voulu en faire profiter ses lecteurs. S’attardant davantage sur l’originalité des opinions de Gog, aucun jugement de valeur ne sera porté sur ce récit. Au lecteur de séparer le bon grain de l’ivraie, à moins que le lecteur, comme moi, ne trouve rien à jeter !

Les opinions les plus loufoques finissent même par persuader le lecteur, tant Gog sait se montrer convaincant. Au cours de ses rencontres, il arrive toujours à présenter chacun de ses interlocuteurs sous un jour nouveau, le plaçant, par l’intermédiaire des répercussions de ses actes ou de ses pensées sur l’humanité, du côté du bien ou du côté du mal, mais rarement à l’endroit attendu. Gandhi, Freud, Wells, Edison ? Tous des pourris ! Gandhi a voulu virer les Anglais hors de l’Inde pour s’être trop inspiré des idées anglaises, Freud a créé la psychanalyse parce qu’il n’a jamais réussi dans la littérature, Wells a profité d’un engouement pour la prophétie pour mieux vendre ses bouquins, et Edison était un vieil homme qui s’ennuyait et qui n’a rien trouvé de mieux que de bricoler pour se passer le temps, devenant par la même occasion le pionner de l’électricité.

« Vous voulez savoir pourquoi nous désirons renvoyer les Anglais de l’Inde ? La raison en est très simple : ce sont les anglais eux-mêmes qui m’ont inspiré cette idée purement européenne. […] Je me suis avisé qu’aucun peuple d’Europe ne supporterait d’être administré ni commandé par des hommes d’un autre peuple. Et c’est surtout chez les Anglais que ce sens de la dignité et de l’indépendance nationales est très développé. Je ne veux plus d’Anglais chez nous justement parce que je ressemble trop aux Anglais. Les vieux Hindous se souciaient peu de ce qui se passait sur terre, et bien moins encore de politique. Plongés dans la contemplation de l’Atman, du Brahman, de l’Absolu, ils ne désiraient rien que de se fondre dans l’Âme unique de l’univers. […] La culture anglaise et, en général, la culture de l’Occident, importée ici par l’effet de la conquête, a changé la conception que nous avions de la vie. Je dis « nous » pour parler des intellectuels, car la masse reste encore réfractaire, et pour des siècles, au message de liberté politique que l’Europe nous envoie. Le premier Hindou qui s’imprégna totalement des idées occidentales, ce fut moi, et je suis devenu le guide des Hindous, justement parce que je suis le moins Hindou qu’aucun de mes frères. »
Une visite à Gandhi

La culture prend aussi un sacré coup dans l’aile ! Gog, en vieux blasé qui ne réussit plus à s’émerveiller de rien, invite une pléthore d’artistes novateurs, aussi bien dans le domaine de la sculpture, de la musique ou de la poésie. Au feu les vieux livres de littérature, qui ressassent les histoires loufoques et grotesques de personnages aussi décérébrés que leurs lecteurs ! La sculpture, la poésie et toutes les autres formes d’art ont été tellement exploitées au cours des siècles passés que Gog désespère encore de pouvoir trouver une quelconque forme d’innovation dans ces domaines, et il convie, dans l’espoir de se démentir, des poètes qui combinent toutes les langues ou qui résument leurs écrits à un titre, des musiciens qui organisent des concertos silencieux et des sculpteurs de l’éphémère.

« Toute la musique tend au silence et sa puissance est toute dans les pauses qui séparent les sons. Les vieux compositeurs ont encore besoin de ces soutiens harmoniques pour dégager le silence de son mystère. Mais j’ai trouvé la façon de supprimer l’encombrement superflu des notes, et je présente le silence à son état de pureté originelle. […]Le Bolivien monta sur la scène et donna le signal de l’ouverture en frappant son pupitre d’une longue baguette blanche. Personne ne bougea, on n’entendit aucun son. Seul le chef d’orchestre s’agitait, levant les yeux en l’air comme s’il écoutait une mélodie sensible pour lui seul, puis il se tournait de droite et de gauche, fixant ses musiciens spectraux et leur visages de cire, indiquant de sa baguette, tantôt un pianissimo, tantôt un presto, avec de légers sursauts des flancs qui faisaient penser à un fantôme à l’agonie. Quarante yeux de porcelaine le fixaient dans une commune expression de haine impuissante.»
Musiciens

« Je ne vais jamais visiter d’atelier d’artiste : parce que je m’y ennuie, parce que je ne sais que dire, parce qu’on y trouve presque toujours les mêmes choses ; parce que l’on ne voit jamais en moi qu’une machine à signer des chèques, un mécène sans compétence et facile à tromper. »
La sculpture nouvelle

Gog s’en prend également à la civilisation, à ses villes monstrueuses, construites à l’emporte-pièce et sans aucun respect pour la moindre harmonie. Gog en vient à rêver au milieu de vieilles ruines, il se moque des monuments dont les hommes font la louange et il rêve de pouvoir modeler la terre selon son envie, défaisant les monts pour en reconstruire de nouveaux et teignant les mers de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. La démesure de Gog est sans égal !

« Un architecte ne peut plus concevoir un temple ou un palais à soi, destiné à s’insérer dans des complexes anciens, mais seulement une masse compacte de constructions, inspirée par un concept unitaire et révolutionnaire. Que diriez-vous d’un poète moderne qui voudrait introduire un de ses vers dans un chant de l’Iliade ou une scène de son invention au milieu d’un acte de Shakespeare ? C’est pourtant une absurdité de ce genre que l’on demande aux architectes modernes, et que ceux-ci exécutent lâchement. » Villes ultranouvelles

« Quand je me trouvai pour la première fois au pied de la tour Eiffel, je ne pus m’empêcher de rire. Cette ridicule cage de fer rouillé qui semble un joujou d’in-génieur abandonné auprès d’un pauvre petit fleuve, était-ce là vraiment la construction la plus élevée de la terre ? C’est à vous faire honte d’être un homme et d’être né dans ce siècle. »
Tout petit petit

Gog hait les hommes ! Il collectionne des monstres pour pallier à sa solitude, et rêve de recouvrir le visage de ses semblables de masques, pour ne plus avoir à subir leur figure outrancière à longueur de journée. Il imagine pour eux une nouvelle religion qui leur conviendrait à merveille et à laquelle ils seraient définitivement fidèles : l’Egôlatrie, consistant au culte de sa propre personne, et une nouvelle forme de gouvernement, la Pédocratie, le règne de la chair fraiche et inculte.

« La religion nouvelle et définitive que je propose aux hommes est l’Egôlatrie. Chacun s’adorera soi-même, chacun aura son Dieu personnel : soi-même. La Réforme protestante se flattait de faire de tout comme un prêtre : plus d’intermédiaire entre la créature et le Créateur ! Moi, je fais un pas en avant : plus d’intermédiaire entre l’adorateur et l’adoré. Chacun est à soi-même son Dieu. On combine de cette façon les avantages du polythéisme et ceux du monothéisme. Chaque homme aura un seul Dieu, mais il y aura autant de Dieux que d’hommes. Et les scissions ne seront pas à craindre parce que les égôlatres, tout e étant d’accord sur le principe fondamental de la nouvelle religion, ne tomberont jamais, et pour des raisons évidentes, dans la folie d’adorer un Dieu étranger, c’est-à-dire un autre être, leur semblable. »
L’Egôlatrie

Gog est un homme désabusé. Son argent ne lui procure aucun plaisir, et tous les hommes qu’il a pu rencontrer au cours de son existence l’ont déçu, d’une manière ou d’une autre. Son point de vue sur tous les phénomènes historiques et culturels du 19e et 20e siècle est d’une originalité frappante. Je doute que vous trouviez les propos de Gog ailleurs que dans ce livre, et chaque page constitue un émerveillement nouveau pour l’originalité d’une pensée qui se veut sans concessions.
Giovanni Papini, à travers Gog, tient sans doute à dénoncer toute l’absurdité d’une époque, et il y parvient royalement en tournant en dérision tous les évènements d’un siècle, incontestablement nommés « progrès », pour leur redonner leur juste valeur : celle de gestes insignifiants voués à disparaître aussi rapidement et aussi totalement que l’humanité et la Terre en elles-mêmes.

« J’ai essayé l’opium : il me rend idiot ; tous les alcools : ils me transforment en un fou répugnant ; la cocaïne : elle abrutit et abrège la vie. Le haschisch et l’éther sont bons pour les petits décadents attardés. La danse est un abêtissement qui fait suer. Le jeu, dès que j’ai perdu deux ou trois millions, me dégoûte : une émotion trop commune et trop coûteuse. Dans les music-halls, on ne voit que les habituels pelotons de girls toutes peintes, toutes déshabillées, toutes odieuses, toutes pareilles. Le cinéma est un opprobre réservé aux classes populaires. »
Amusements

Mais Gog n’est pas un nihiliste et un misanthrope total. Il faut lire le livre jusqu’à son dernier chapitre pour réaliser qu’à travers toutes les critiques acerbes qu’il adresse à l’humanité, Gog n’est rien d’autre qu’un homme à la recherche des valeurs réelles qui animent une existence. Si Gog détruit toutes les réalisations de son époque –époque immorale et dépravée- ce n’est que pour mieux faire ressurgir les valeurs simples et naturelles d’une humanité qui n’aurait pas été pervertie par la science –cette ennemie éternelle de Gog.

Citation:
« Quiconque a lu mes livres, surtout les derniers, s’apercevra qu’il ne peut rien y avoir de commun entre moi et Gog. Mais dans ce demi-sauvage cynique, sadique, maniaque, hyperbolique, j’ai vu une sorte de symbole de la civilisation cosmopolite, fausse et bestiale –selon moi- et je l’exhibe à mes lecteurs d’aujourd’hui, dans la même intention qui animait les Spartiates montrant à leurs fils un ilote abominablement ivre. »


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