Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
11 mars 2013 1 11 /03 /mars /2013 17:39






La seule évocation du nom de cette bourgade américaine de Knockemstiff a longtemps dû donner des sueurs froides à Donald Ray Pollock, avant qu’il ne décide de s’atteler à décrire les mœurs glauques de ses habitants au patrimoine génétique dégénéré par la consanguinité. Oui, l’auteur sait très bien de quoi il parle lorsqu’il évoque Knockemstiff puisqu’il en est natif. Et oui, il existe réellement une ville portant ce nom absurde auquel on finit pourtant par s’habituer et par prononcer sans plus se poser de question, jusqu’à ce qu’un touriste bobo, perdu dans les vastes plaines de l’Ohio, finisse par demander à ses habitants demeurés : « Pourquoi Knockemstiff ? » -littéralement « bute les raides » ? Ceci dit, ce n’est pas plus troublant que le nom de cet autre bled perdu dans le fin fond de la Grande Amérique : « Toad Suck » - « Suce, crapaud ». Ici comme là-bas, les mêmes affaires cradingues se jouent selon des règles à peu près similaires, les hommes abrutis par des générations de travail épuisant, d’alcool et de pauvreté. Çà et là, quelques parcelles de bon sens émergent, quelques illuminations essaient de s’échapper d’une réalité peu reluisante, mais se laissent aussitôt piéger par un atavisme infernal qui piège ses proies dans le même cercle vicieux qui agit depuis des siècles.


Donald Ray Pollock sait de quoi il parle. Lorsqu’il évoque les boulots sordides et la fatigue du travail ouvrier, sans doute se réfère-t-il à sa propre expérience qui le fit s’agiter pendant 32 ans en tant qu’ouvrier dans une usine de pâte à papier, avant de devenir conducteur de camion. Donald Ray Pollock trouve malgré tout le courage de s’inscrire à des cours d’écriture créative à l’âge de 50 ans et, quatre ans plus tard, il imprime Knockemstiff sur cette pâte à papier auprès de laquelle il a si longtemps travaillé.



Sans titre




Quoi de mieux, pour représenter l’éventail des familles et individus peuplant cette bourgade, que d’emprunter la forme du recueil de nouvelles ? Donald Ray Pollock scinde son livre en plusieurs parties que l’on peut considérer soit comme des chapitres, soit comme des nouvelles, selon si l’on préfère lire le roman d’un coup ou si l’on préfère venir y grappiller irrégulièrement. Il me semble toutefois que l’idéal serait de considérer que ces nouvelles forment un tout qu’il est préférable de lire sous le coup d’une seule impulsion. Toutes décrivent la vie à Knockemstiff dans une période relativement brève, car certaines situations se recoupent et introduisent des points de vue divergents autour de la même scène. Les sautes chronologiques sont rares, et lorsqu’elles figurent, elles relient le présent à un passé collant comme de la glu : impossible de se défaire de l’héritage de Knockemstiff. La lecture rappelle souvent Last Exit to Brooklyn de Hubert Selby : ici aussi, les destins s’affrontent en lieu clos et disposent de peu de moyens pour prendre leur envol. Dans la forme, également, on retrouve cet enchevêtrement d’existences désillusionnées qui confèrent son âme à la ville qui les abrite. Mais là où Donald Ray Pollock se distingue en particulier, c’est dans le langage qu’il utilise. Alors que Hubert Selby se contentait d’une écriture plate et ordinaire pour décrire les turpitudes de la vie des habitants de Brooklyn, Donald Ray Pollock manie avec souplesse un langage imagé qui tire ses références du monde prolétaire du 21e siècle -publicités, parcs d’attractions et hypermarchés en tête des valeurs indétrônables. Le pathétique y est moindre, les personnages ne se plaignent ni ne se lamentent dans une litanie de points d’exclamations. Pour autant, et peut-être même d’ailleurs, ce qui n’est pas dit transparaît de manière beaucoup plus éloquente dans les décisions que prennent les personnages et dans les comportements stéréotypés qu’ils adoptent, comme un nouveau langage dont les gestes seraient les mots et l’existence serait le sens.




Sans titre




Donald Ray Pollock n’essaie pas non plus de véhiculer un message moral ou engagé : il décrit ce qui est tel qu’il le perçoit. Libre au lecteur d’en faire sa soupe. La construction même de ses nouvelles est unique : là où la plupart des textes relevant de cette forme littéraire s’achèvent par une conclusion abrupte censée déchirer le lien existant entre le lecteur et la nouvelle, Donald Ray Pollock semble au contraire vouloir prolonger son texte au-delà du point final. Ses personnages se métamorphosent ainsi peu à peu, au cours de la lecture : de crasses, ignares, vulgaires, demeurés qu’ils étaient dans les premières pages de la nouvelle, ils acquièrent une grâce dans les gestes et une cohérence dans les actes qui leur confèrent la même dignité qu’à tout homme moyen. La transmutation s’achève généralement dans les dernières lignes : le temps semble se ralentir et les personnages se figent en un tableau proche d’une crucifixion extatique. Donald Ray Pollock nous transporte de l’abrutissement télévisuel et alcoolique à la grâce divine sans avoir touché à l’intégrité de ses personnages, mais en se contentant de révéler la logique incontestable et inextricable de leur existence.



Citation:
La fille Mackey pouvait pas avoir plus de douze ans, mais elle se frottait en arrière contre son frère comme si elle avait fait ça depuis déjà pas mal de temps. […] Il la fourrageait deux ou trois coups, histoire de la rendre toute chose, ensuite ils sautaient en l’air tous les deux ensemble en levant les bras et hurlant « Sauve-moi, Jésus ! ». Et chaque fois qu’ils disaient ça, ils retombaient à la renverse dans la fosse en s’esclaffant. Ensuite Truman se replaçait derrière elle, en l’éclaboussant de cette eau brune dégueulasse, et ils remettaient ça. […] plus j’attendais, tapi là à les regarder, plus je me persuadais qu’ils avaient juste trouvé leur façon à eux de prier, et que peut-être ils voulaient réellement que le Sauveur ou même quelqu’un d’autre s’en vienne effacer leurs péchés.

Dynamite Hole





Mains



Citation:
Mrs Leach s’est amenée avec la cafetière, a posé deux tasses avec des traces de rouge à lèvres orange et d’empreintes de doigts chocolatés dessus. […] / Elle avait beau regarder Jimmy, sa figure était tournée vers moi, rapport à son œil qui dit merde à l’autre. Le malheur et le ridicule, sans compter les heures de nuit qu’elle se fadait, l’avaient transformée en zombie juste bonne à renverser le café. On aurait pu lui clouer une croix sur le front, que la bonne femme n’aurait pas changé d’expression. […] Le pantalon blanc de son uniforme godait sous ses fesses, tout taché de café et de graillon de doughnuts. Si je m’étais présenté aux élections, c’est tout à fait le genre de personne à qui j’aurais pu plaire.

Bactine





Homme au bar


« Tout en le regardant, je repensais aux deux dernières années où je picolais. Beaucoup de gens se font des idées, ils pensent qu’il y a quelque chose de romantique ou de tragique à toucher le fond. »



Couverture et dessins de Yann Martinez
Partager cet article
Repost0

commentaires