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28 mai 2013 2 28 /05 /mai /2013 12:37





Pour décrire les conditions de vie des asiles dans le courant des années 1950, il fallait le regard d’un homme qui ne soit ni fou ni médecin. Avec son personnage de Jean Lacombe, André Soubiran a trouvé la solution qui lui permet de réaliser cette prouesse littéraire et d’orienter son discours vers la réflexion politique. Celui-ci est soumis à des poursuites judiciaires ; devant le juge, il ne pipe pas un mot. Ni une, ni deux, la rumeur commence à courir qu’il ne serait peut-être pas tout à fait sain d’esprit… Plutôt que de s’indigner de ce constat dévalorisant, Jean Lacombe s’en empare pour l’utiliser à son avantage –tout du moins le croit-il. Dans sa tête, c’est très simple : mieux vaut l’asile que la prison –on y reste moins longtemps. Certainement n’a-t-il pas lu les mêmes documents et rapports médicaux qui sont passés sous le nez d’André Soubiran. Ce dernier, indigné par ce qu’il apprend par leur intermédiaire, n’aurait jamais choisi le séjour psychiatrique comme solution de recours à la détention pénitentiaire.


Jean Lacombe finit par persuader définitivement les juges de sa folie. Difficile à croire, mais c’est presque soulagé qu’il entre au Quartier de Sûreté. Au bout d’une année, les médecins finiront bien par se rendre compte qu’il est aussi sain d’esprit qu’il l’est de corps, et son séjour à l’asile prendra fin aussitôt. Ce que Jean Lacombe ne sait pas, c’est qu’il est entouré d’incapables qui ne connaissent rien –ou si peu- de la maladie mentale, et qu’il suffit d’avoir été estampillé malade une fois pour le rester toujours. Accusation facile et médisante ? André Soubiran, lui-même professionnel du milieu médical, parle pourtant de l’ignorance psychiatrique en connaissance de cause :


« A l’époque de mes études médicales, on pouvait fort bien soutenir la thèse de doctorat sans avoir jamais pénétré dans un service d’aliénés et il suffisait de savoir rédiger un certificat d’internement pour s’estimer en règle avec la science des psychiatres. »


Si son objectif en tant qu’écrivain est de dénoncer cette faillite professionnelle, on ne comprend pas pourquoi André Soubiran s’acharne avant tout sur les malades reclus dans ce système. En effet, lorsque Jean Lacombe entre au Quartier de Sûreté –seul personnage équilibré parmi tous les autres-, les jugements qu’il émet vis-à-vis de ses congénères déchaînent toutes les caricatures de l’imagerie populaire. Animaux («Se dandinant avec une solennité satisfaite, il semblait aller tout droit à la ménagerie"), goujats sans éducation (« Tout en marchant, l’homme parlait, et non pour lui-même. Pour toute la salle. « Dupont bouscule Smith », disait-il. « Celui-ci, inondé par la chaleur du choc, dit à Dupont : « Fumier, idiot… » au lieu de dire : « Je vous ai heurté, monsieur » avec un regard et un ton pensifs-attentifs…») ou obsédés sexuels (« Seules les histoires obscènes arrivaient à réconcilier mes compagnons pour quelques instants et, tandis qu’ils écoutaient, tassés autour du narrateur, on pouvait deviner quelles terribles visions brûlaient derrière leurs paupières mi-closes »), Jean Lacombe semble confondre malade mentaux et asociables. Peut-être André Soubiran ne lésine-t-il pas sur ces descriptions afin de renforcer l’aberration qui conduit les médecins à assimiler son personnage à ces autres figures d’errance psychologique ? On espère croire à cette hypothèse car, tout au long de L’île aux fous, il ne sera question de rien d’autre que de décrire l’état de décrépitude des patients du Quartier de Sûreté. Le regard porté par Jean Lacombe sur ses congénères évolue toutefois, mais prend une tournure étonnante. Si André Soubiran ne s’était pas expliqué sur les motivations qui l’avaient conduit à écrire ce roman, on pourrait se demander s’il ne se range pas du côté de ces médecins qu’il cherche pourtant à dénoncer. Méprisant, il s’exprime d’abord sur le ton de la condescendance : « En les regardant, j’essayais parfois d’oublier ce bilan effroyable et de penser seulement au malheur des êtres nés d’un sang ingrat, dépourvus d’intelligence, de bonté, de sens moral, de courage, n’ayant pris à l’espèce humaine que les vices qui lui sont propres et qu’ignorent les animaux» mais son animosité vis-à-vis de ses compagnons de Quartier ne cesse de s’accroître jusqu’à devenir une haine presque eugénique : « Plus de sensiblerie, plus de compassion pour tous ces monstres si tragiquement satisfaits d’eux-mêmes, si fiers de leur méchanceté, de leur perfidie, de leurs ignominies à la fois infinies et monotones ! ».


On veut bien admettre que Jean Lacombe se sente supérieur à tous ces fous en puissance et qu’il laisse peu à peu déchaîner sa propre folie prétentieuse, mais il aura bien du mal à convaincre le lecteur de sa souveraine supériorité. Le ton de son récit est plat, seulement rehaussé par des semblants d’évènements qu’on voit venir des pages à l’avance et qui sont annoncées par une fanfare de procédés grossiers (« Le maladroit ! […] Il ferait mieux de traiter M. Chalvon de salaud ou d’agent des soviets, plutôt que d’avoir ce comportement exaspérant et qui ne fournit aucune prise au docteur. Il vole vers la catastrophe ! ») ou par des envolées lyriques d’une lourdeur embarrassante («Alors que chaque vie est faite pour s’accrocher à d’autres vies, je n’avais pu que compter sur moi pour me sauver. Et soudain, dans cette lente suffocation où je finissais de mourir loin de Colette, le nouveau venu avait été mon oxygène. Cette trop forte bouffée m’avait soûlé »). Surtout, Jean Lacombe ne cherche à aucun instant à comprendre ses compagnons et préfère se complaire dans son propre refuge mental –sans jamais se laisser aller à la folie, toutefois !


L’île aux fous est un roman qui n’est âgé que de quelques décennies mais qui semble avoir des siècles. Faisant généralité de l’incompétence des médecins dans le domaine de la psychiatrie, André Soubiran nous fournit malgré lui un début d’explication à ce phénomène : les préjugés et la peur sont à l’origine de la constitution des asiles comme lieu de concentration des déchets de la société. Son personnage suit une évolution qui se dirige dans ce sens, et qui le fait passer de l’ignorance au mépris terrorisé de ces lieux de détention psychiatrique. Est-ce ainsi qu’André Soubiran a lui-même pris connaissance des asiles ? Est-ce ainsi que tous les médecins ont eux-mêmes évolué dans la pratique de leur profession ? Malheureusement, son personnage est en réalité beaucoup trop idiot et borné pour que L’île aux fous apporte un semblant de réponse à ces questions.

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