La transidentité n’est qu’un prétexte. Laurence, qui décide, à trente-cinq ans passés, d’affirmer enfin sa véritable personnalité en arborant une apparence féminine, n’est qu’un alibi qui permet
à Xavier Dolan d’évoquer la complexité des relations amoureuses. En effet, en décidant de changer de sexe du jour au lendemain –littéralement-, Laurence remet en question le bien-fondé du couple
qu’il forme avec Fred. Que valent toutes leurs années vécues en commun si, jusqu’à présent, Laurence ne s’était jamais senti honnête vis-à-vis de lui-même ? Ne prend-il pas un risque en imposant
cette décision à sa compagne ? On s’en doute, ce ne sera pas facile pour Fred de s’habituer à la nouvelle image de sa « femme ».
Finalement, la question du changement de sexe importe peu, si ce n’est qu’elle se présente comme l’élément déclencheur du conflit de couple. Xavier Dolan nous évoque vaguement les ruminations
intérieures du personnage de Laurence. On ne saura pas vraiment quels éléments de son passé ont contribué à faire de lui cet homme qui se sent femme. On ne saura pas non plus de quelle façon il
aura renié son identité jusqu’à ce qu’il l’affirme après ses trente-cinq ans, ni quel évènement aura été l’initiateur véritable de cette grande remise en question. Du jour au lendemain, Laurence
proclame cette volonté comme une évidence : il deviendra femme. Ainsi, on le retrouve rapidement en train de déambuler dans les couloirs du lycée dans lequel il enseigne, tailleur vert,
maquillage et bijoux clinquants, mais avec la même démarche masculine et le même crâne rasé qui définissaient son identité masculine. Le changement vers le féminin ne sera d’ailleurs jamais
stupéfiant. Laurence gardera toujours une virilité que les perruques ne parviendront pas à faire oublier.
En revanche, les remises en question que ce changement de sexe induisent dans l’entourage de Laurence sont traités avec une grande pertinence. Toutes les palettes des réactions sont évoquées :
méfiance mâtinée d’envie, fatigue, gêne, sympathie… mais les plus courantes restent l’indifférence légèrement relevée de surprise, et les plus énervantes sont la curiosité exacerbée jusqu’à la
déshumanisation. Laurence s’en amuse, et ne semble pas comprendre à quel point la situation peut être difficile à vivre pour Fred. La réaction de cette dernière suit les étapes d’une logique
parfaitement crédible : abattement et colère, suivis d’un semblant d’acceptation qui, en dépit d’une volonté farouche, ne permettra pas à la dépression de passer son chemin. Xavier Dolan brille à
évoquer les sentiments humains avec une grande maturité qui laisse présager du meilleur pour ses prochains films.
La question du regard et de l’apparence sont également au centre de Laurence Anyways. La préoccupation est ici plus puérile et semble davantage ancrée dans l’univers d’un jeune
homme mondain pour qui le regard des autres est primordial. Le changement de sexe de Laurence devient un prétexte pour tourner de nombreuses scènes où les personnages se regardent, s’observent et
se jaugent à l’aune de critères esthétiques qui placent la barre très haut –la préoccupation semble extrêmement bourgeoise. On peut rejeter en masse, ou adhérer à ce jeu des apparences. Après
tout, pourquoi pas ? Comme le fait remarquer Fred, alors que la fin du film se profile, personne ne peut entretenir une relation avec quiconque sans être influencé par l’image qu’on donne et qui
nous est renvoyée.
Xavier Dolan assume pleinement ce parti pris. Sa manière de filmer est originale, baroque, et frise parfois le grandiloquent. On tremble un peu devant l’abîme de mauvais goût près duquel le
réalisateur nous projette, sans toutefois ne jamais nous y faire tomber. Comme dans son précédent film, Les Amours imaginaires, il fait preuve d’une grande ingéniosité pour mêler
les décors, les costumes, les couleurs et les musiques de ses scènes qui virent parfois au tableau animé, à force d’harmonie et de beauté surnaturelle.
Bien que la dernière partie du film soit un peu longue et nous fasse virevolter de rebondissement en rebondissement éprouvants, il est impossible de rester impassible une seconde devant
Laurence Anyways. Qu’on soit subjugué par la beauté formelle du film ou par l’intelligence des sentiments que Xavier Dolan met en scène, il y aura toujours une bonne raison de se
pâmer d’admiration.