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9 janvier 2013 3 09 /01 /janvier /2013 19:22






Parce que le gras semble doté d’une vie à part, qui lui permettrait de se mouvoir, de croître ou de dépérir au gré des apports lipidiques de chacun, cet essai de George Vigarello porte bien son titre. Les métamorphoses du gras, suivi de la mention presque anecdotique de ce qui constitue pourtant le sujet de recherche principal de l’auteur -Histoire de l’obésité-, s’inscrit dans un paradigme contemporain de dénonciation et de matraquage lipidique, en face desquels la maîtrise de son poids de forme apparaît au contraire comme une obole promise à tout bon élève.


En fait d’histoire, George Vigarello distingue six périodes qui se suivent de près au cours des derniers siècles écoulés. De plus, il faut peut-être le préciser, cette histoire ne concerne que notre bonne vieille Europe occidentale. Au-delà de ces frontières, l’étude de la thématique aurait peut-être nécessité une somme trop importante pour être finement analysée. Nous nous contenterons donc d’une vision du gras ciblée et précise –à l’ère de son observation minutieusement médicale, cela ne saurait plus surprendre.


Avant le Moyen Âge, le gros semble surtout briller par son absence. Pas qu’une gestion déficitaire des denrées alimentaires n’empêchât la population d’alors de s’empâter à loisir dans ses chaumières, mais parce que si la gloutonnerie ou le bon appétit existaient bien dans les textes, les vignettes et autres fresques de l’époque semblaient se refuser à exprimer les variations de silhouette.


« Le « gros » s’impose d’emblée dans l’intuition ancienne. Il impressionne. Il séduit. Il suggère aussi : incarnant l’abondance, désignant la richesse, symbolisant la santé. Signes décisifs dans un univers où règne la faim, sinon la précarité. »


Tous les personnages ont encore la même silhouette




Au Moyen Âge, commencent à se développer des associations encore relativement discrètes entre l’appétit et la corpulence. On retient en priorité l’image gargantuesque du bon vivant, telle que développée par Rabelais : bon mangeur et gai luron, sachant reconnaître dans la profusion des banquets et des ripailles une manne qu’il serait honteux de mépriser dans des temps où la disette pouvait menacer tout un chacun, c’est un personnage joyeux et sensuel –ce que l’Eglise ne tardera pas à condamner- à condition de ne pas dépasser les limites de la bienséance visuelle. Entre le « gros » et le « très gros » monstrueux et morbide, aucune échelle n’est encore établie. Dans le texte, on passe de l’un à l’autre comme de la joie à la frayeur. C’est qu’aucun moyen de mesure ou de détermination n’a encore été instauré pour jauger la corpulence.


Avec la Renaissance, les progrès des connaissances dans la médecine, la peinture et dans le développement de la vie intellectuelle en générale font émerger une image du gros plus singulière, que les nouveaux arts ne tarderont pas à étudier. La perspective en peinture fait naître un intérêt croissant pour la représentation des silhouettes. Si ce détail, jusqu’alors, avait pu être négligé, l’observation croissante, accrue, permet de découper plus finement la population en tranches de corpulences distinctes. La médecine tente d’expliquer ces variations par la théorie des humeurs –le gras est alors fluide qui se déplace dans les réseaux lymphatiques-, ou comment les théories médicales héritées de l’Antiquité se mêlent aux découvertes des premières dissections humaines. Surtout, dans cette période de grande stimulation intellectuelle et d’ouverture sur le monde, le gros représente le flegmatique repu –l’absence de curiosité-, la mollesse, l’indolence, tous caractères moraux qui s’opposent à la marche en avant de ce siècle.



« La graisse fabriquerait de l’impuissance. La carence du gros devient, avec la modernité, celle des dynamiques et des capacités. Elle avive aussi des dénonciations collectives, où l’embonpoint des nantis traduirait leur rapine autant que leur sourde inefficacité : nobles et abbés de la fin du XVIIIe siècle, aux ventres rebondis et aux corps affaissés, en sont l’exemple, « profiteurs » que les images révolutionnaires livrent au « pressoir réducteur » tout en dévoilant leur inutilité. »




De même avec le siècle des Lumières, le gros représente la réaction d’une époque en tant qu’il se retrouve en majorité chez les plus aisés de la société, en opposition à un monde rural moins favorisé –les germes d’une remise en question des castes apparaissent déjà. On retiendra surtout une métamorphose inédite dans le monde du gros avec l’apparition du mot « obésité » non plus pour désigner une corpulence mais pour définir une maladie –un ensemble de symptômes dont on essaie d’expliquer les causes, de mesurer les degrés, mais qu’on cherchera également à traiter. Du plus barbare au plus modéré, le traitement se diversifie : chocs électriques et corsets pour les plus douloureux, régimes préventifs ou curatifs pour les plus modérés –mais les connaissances nutritionnelles sont infondées et nous paraissent aujourd’hui aberrantes.


« Autre recours excitant, enfin, celui de l’électricité : le fluide et ses commotions, les chocs « expérimentés » au milieu du XVIIIe siècle par quelques amateurs et savants. Schwilgué propose un bain froid doté de courant électrique dont il attend resserrements et sécrétions. »


Les corsets, torture domestique...



L’association du gros avec le repu bourgeois s’accentue encore au 19e siècle, occasion d’éprouver la force symbolique du gras et ses rapports avec la société. Surtout, ce sera le siècle des révolutions médicales. Industrialisation oblige, l’homme devient à son tour objet quantifiable et mesurable. Les statistiques font apparaître des moyennes, précurseurs des normes, et la chimie permet à certains scientifiques tels Lavoisier de mettre à jour un procédé de « combustion » qui rapproche l’homme de la machine dans son fonctionnement intrinsèque. Les apports et dépenses caloriques sont mesurés, des croyances s’effondrent : non, les biscuits et pâtisseries, dont le goût fin étaient supposés jusqu’alors gages de légèreté, ne doivent pas être consommés dans le cadre de régimes amincissants ; non, les obèses ne souffrent pas d’un défaut de la combustion


Le 20e siècle est celui de toutes les métamorphoses. La maîtrise du poids devient objet de volonté personnelle. L’impossibilité de changer traduit un échec qui stigmatise le gros en le figeant dans une image d’impuissance d’autant plus injustifiable que les progrès du commerce et de la société de service profitent du créneau pour multiplier leurs offres de produits amincissants, de cures thermales ou de livres de développement personnel. Le « martyre » du gros, déjà énoncé dans le livre éponyme de Henri Béraud, récompensé par le prix Goncourt en 1922, s’inscrit alors dans le paradoxe d’une société qui stigmatise d’autant plus qu’elle veut faire croire à chacun qu’il dispose des moyens de contrôler son existence et son apparence.



Publicité, années 1920-30



Cette Histoire de l’obésité est décrite dans toutes ses nuances. Evoluant en parallèle avec les croyances et valeurs de chaque époque, la signification du gras entre en répercussion avec une certaine conception de la vie culturelle, sociale, économique, politique et industrielle. Des rapports souvent inattendus apparaissent, des origines se dévoilent. On remonte par exemple aux sources de la dénonciation de la consommation d’aliments carnés, bien plus ancienne que l’apparition des mouvements écologistes :



« L’originalité […] tient à un débat nouveau au XVIIIe siècle : la présence de la viande dans le régime lui-même. […]
Le débat se double d’un enjeu culturel déjà cent fois étudié : la critique du luxe et de l’artifice, des modes urbaines et des excès de raffinement, l’ « amollissement » dont l’abondance de viandes serait une des causes. […] La menace de « dépérissement » collectif se dit ici bien autrement que se disaient les vieilles craintes de recul moral ou d’abandon religieux. L’inquiétude porte sur l’amoindrissement physique, l’atteinte organique, les conséquences présumées des techniques et des préciosités. Un mal censé inverser le progrès, convertir la modernité en faiblesse, altérer des santés collectives pour la première fois clairement désignées : voie déclinante où « les races périssent ou dégénèrent au bout de quelques générations ». L’humanisme des Lumières peut alors condamner les tueries animales, les « massacres », la « voracité » des peuples, l’installation de « vastes boucheries » couvrant l’univers. »




George Vigarello permet également de s’interroger sur l’origine de l’intérêt accru porté sur la silhouette, apparu avec la civilisation moderne. Des hypothèses sont proposées, qui continuent de renforcer le lien entretenu entre le corps et la civilisation :


« L’évaluation renouvelée de la silhouette au début du XIXe siècle ne vient pas seulement de la présence du chiffre. Elle vient aussi d’exigences sociales, du brouillage que la révolution est censée avoir introduit dans les codes de l’apparence physique. Voyageurs et observateurs des années 1820-1830 se disent brusquement confrontés à un monde plus confus. Les « castes » auraient disparu. Les vieilles frontières s’effaceraient. Les ressemblances se multiplieraient, une fois la société d’ordres abolie. »




La métamorphose du gras s’inscrit jusque dans le langage, qui bénéficie lui aussi d’une analyse pointue :


« […] les récits de la Renaissance inventent des termes : « rondelet » au milieu du XVIe siècle, pour désigner quelque rondeur toute « naturelle », celle « remplie de gentillesse », d’une jeune Baloise évoquée par Platter dans les années 1530, ou celle, plus sensuelle, de la « jeune pucelette » évoquée par Ronsard en 1584 ; « grasselet » et « grasset » surabondants dans les chansons d’amour du XVIe siècle, avec leur volonté « diminutive » ; « dodu » aussi, accompagnant au même moment les références au douillet ; « ventripotent », encore, inventé par Rabelais pour spécifier ballonnement et pesanteur du ventre ; et même « embonpoint », banalisé après 1550 pour désigner la « corpulence ni trop grasse, ni trop maigre ».




Pour étayer toutes ces considérations, George Vigarello s’appuie sur un corpus de textes et d’images dense voire –pour s’inscrire dans la continuité du champ lexical du gros- lourd, étouffant, dévorant. Une grande majorité des thèses développées ne sont que citations et mises entre guillemets. On peine à apercevoir, entre toutes ces références, la voix de l’auteur. Un épuisement de lecture apparaît, provoqué par le rythme discordant qui s’établit entre ces citations effrénées et la voix timide de George Vigarello. Une impression de redondance imposée par le découpage du livre se fait également ressentir. Chaque période s’ouvre par une introduction, se suit avec des développements et se termine par une conclusion. Souvent, l’introduction synthétise déjà les développements, lorsqu’elle ne laisse pas s’échapper les prémisses de la conclusion. La lecture se fait donc de manière un peu laborieuse mais il faut bien reconnaître que le manque de fluidité littéraire ne devient qu’un détail une fois le livre refermé. Le gras a subi sous nos yeux une métamorphose multiforme et imprévisible et s’est doté de significations insoupçonnées, preuve que George Vigarello n’a pas chômé pour nous fournir les résultats d’une recherche qui se veut la plus exhaustive possible, sur la période et l’espace concernés.


Cette Métamorphose du gras comme essai d’analyse des représentations de l’obésité s’inscrit à son tour dans un paradigme singulier –celui du 21e siècle. Quel est son sens ? Pourquoi cherche-t-on aujourd’hui à prendre à nouveau du recul sur les images et les conceptions imposées par les siècles derniers ? Voici une question à laquelle les années suivantes se chargeront peut-être de répondre…


Le livre s'accompagne d'un feuillet central qui permet de mettre en avant l'évolution de la représentation du gros dans le domaine graphique et visuel :


Rubens - Chute des damnés, 17e


Thomas Rowlandson - Reverendissimo Viro, 18e


Albrecht Dürer - Bain de femmes, 1496


James Gillray - Two penny whist, 1796


Jean Veber, Le foudre de guerre, 1901
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