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14 juin 2013 5 14 /06 /juin /2013 12:56










Ionesco, dramaturge de l’absurde ? Pas toujours… malheureusement, quand il essaie de donner un sens aux actes de ses personnages, Ionesco devient tragique. A force de vouloir combattre l’absurde par le sens, il ne reste que des Victimes du devoir.
 
Pourtant, les évènements semblaient avoir débuté comme Ionesco avait pu nous en donner l’habitude avec la Cantatrice chauve. Dans un intérieur bourgeois, un couple oisif se lance dans une conversation dégingandée. Tant qu’il n’est question que de parler pour meubler le silence, les propos demeurent paroles de surface, preuves ostentatoires d’un effort réciproque pour lier une relation, bien plus souvent dénuées de logique que savamment étudiés. Dans une pièce de théâtre, lire (ou entendre) : « Toi qui vas souvent au cinéma, tu aimes beaucoup le théâtre » fais rire, mais dans la réalité, la récurrence de propos tout aussi absurdes est monnaie courante.
 
Mais soudain, voilà que dans la douce atmosphère bourgeoise surgit un policier. D’abord doucereux et précautionneux, il se transformera bientôt en monstre de professionnalisme intransigeant, puis en psychiatre, peut-être enfin en père avant de redevenir policier. Il soumet Choubert –dans lequel on reconnaîtra sans mal Ionesco- à un interrogatoire précis concernant le précédent propriétaire de l’appartement dans lequel il loge avec sa femme Madeleine. Choubert, incapable de fournir des réponses avérées, se voit contraint de régresser d’années en années, traversant un passé tantôt paisible, tantôt angoissé, parfois exalté. Madeleine commence par l’accompagner dans cette régression mais cesse bientôt de demeurer sa femme pour devenir sa mère –mère en tant que génitrice, mère en tant qu’épouse de son père- et on ne sait jamais si elle est complice du policier ou de Choubert. La dernière partie de la pièce la fait sombrer dans un néant au sein duquel son seul rôle consiste à transporter des tasses de thé de la cuisine au salon, du salon à la cuisine. A ce moment-là intervient Nicolas d’Eu, homonyme aussi symboliquement célèbre que Choubert.




 
En parlant de musique, cette pièce de théâtre pourrait aisément être comparée à une composition musicale à plusieurs voix. Choubert assurerait la base stable et constante de la partition tandis que le policier, Madeleine et Nicolas d’Eu figureraient des voix improvisantes et imprévisibles, versatiles et caractéristiques. Ce n’est pas Choubert qui confère leur ton aux différentes atmosphères qui se succèdent dans Victimes du devoir mais ce sont les personnages subalternes : le policier lorsqu’il se lance dans son interrogatoire, Madeleine lorsqu’elle se flétrit, les deux lorsqu’ils se transforment en spectateurs de leur propre théâtre.
 
En évoquant à demi-mot son expérience à travers le personnage de Choubert, Eugène Ionesco n’aurait pas complètement démontré la fragmentation dont souffre chaque homme. Sans doute d’ailleurs n’atteint-il jamais complètement cet objectif, mais en faisant s’agiter autour de Choubert des formes aussi variables et insignifiantes que le policier, Madeleine ou Nicolas d’Eu, il relève d’une façon remarquable la fragmentation d’une personnalité soumise à des influences extérieures totalement exemptes de sens. Dans la pièce de Samuel Beckett, En Attendant Godot, le mobile de départ qui constitue en l’attente du fameux Godot ne sera jamais accompli –dans Victimes du devoir, on suivra un mouvement similaire puisque l’intervention du policier, qui visait initialement à savoir si le nom du précédent propriétaire s’orthographiait Mallot ou Mallod, ne trouvera pas non plus de réponse. Et dans un cas comme dans l’autre, l’oubli du mobile de départ semble n’occasionner aucune contrariété.
 
« CHOUBERT : Autrefois… autrefois…

MADELEINE : Qu’est-ce que c’est encore ?

LE POLICIER, à Madeleine : Il évoque son passé, je suppose, chère amie.

MADELEINE : Si on se mettait tous à évoquer le nôtre, où irions-nous… Nous aurions tous des choses à dire. Nous nous en gardons bien. Par modestie, par pudeur. »
 
Dans Victimes du devoir, Eugène Ionesco a dépassé sa modestie et sa pudeur pour évoquer son passé et parler de lui, mais peut-être aussi de tout le monde. Etrangement grave lorsqu’il s’évoque, il ne réalise pas ici sa pièce la plus comique. Purs amateurs de l’ironie cynique d’Ionesco, prenez garde à vous : si les premières pages, dans le pur style de la Cantatrice chauve, sont à mourir de rire, et si l’imprévisibilité des personnages réussit toujours à provoquer son petit hoquet de surprise, la plus grande partie de cette pièce fait à peine sourire. Eugène Ionesco y perd une partie de sa force et de sa puissance caractéristiques –bien qu’il lui ait certainement fallu s’investir davantage que dans ses autres pièces pour se livrer autant- mais il apprend au lecteur à mieux le connaître pour peut-être mieux l’apprécier par ailleurs.









Voix du policier a écrit:
Mais en même temps, une joie débordante m’envahissait, car tu existais, mon cher enfant, toi, tremblante étoile dans un océan de ténèbres, île d’être entourée de rien, toi, dont l’existence annulait le néant. Je baisais tes yeux en pleurant : « Mon Dieu, mon Dieu ! » soupirais-je. J’étais reconnaissant à Dieu, car s’il n’y avait pas eu la création, s’il n’y avait pas eu l’histoire universelle, les siècles et les siècles, il n’y aurait pas eu toi, mon fils, qui étais bien l’aboutissement de toute l’histoire du monde. Tu n’aurais pas été là s’il n’y avait pas eu l’enchaînement sans fin des causes et des effets, parmi lesquels toutes les guerres, toutes les révolutions, les déluges, toutes les catastrophes sociales, géologiques cosmiques : car tout est le résultat de toute la série des causes universelles, et toi, mon enfant, aussi. Je fus reconnaissant à Dieu pour toute ma misère et pour toute la misère des siècles, pour tous les malheurs, pour tous les bonheurs, pour les humiliations, pour les horreurs, pour les angoisses, pour la grande tristesse, au bout desquels il y avait ta naissance, qui justifiait, rachetait à mes yeux tous les désastres de l’Histoire. J’avais pardonné au monde, pour l’amour de toi. Tout était sauvé puisque rien ne pouvait plus rayer de l’existence universelle le fait de ta naissance.
 




 *peintures de Mark Brusse

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