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25 avril 2012 3 25 /04 /avril /2012 16:28





Aime-t-on plus l’art ou la cuisine dans ce livre ? Question à laquelle il est difficile de répondre, à moins d’admettre que l’un n’aille pas sans l’autre, et que les sommets de l’une des disciplines ne puissent être atteints sans le recours de l’autre.

Le panorama des œuvres explorées dans ce livre est restreint, et s’étend seulement du 16e siècle, avec Joachim Beuckelaer, jusqu’au 20e siècle, avec Claes Oldenburg. Preuve donc que la qualité supplante à la quantité. En effet, les œuvres ne sont jamais survolées. Chacune d’elles est abordée en un chapitre de quatre pages qui font s’entrecroiser de multiples informations concernant la peinture, la symbolique alimentaire qu’elle met en jeu, des éléments notables de la biographie de son réalisateur, mis en parallèle avec les évènements représentatifs de l’histoire de son temps. Et chaque chapitre se clôt en apothéose avec la présentation d’une recette qui s’inspire de tous les éléments dégagés dans les paragraphes précédents ! Ainsi, l’étrange « Gourmet » de Pablo Picasso sera l’occasion de soulever la question de la présence des aliments bleus dans la cuisine, et permettra aux curieux de mettre en œuvre la préparation d’une « Compote de chou rouge à la châtaigne », d’une « Compote d’aubergine aux amandes », ou d’une « Compote de pruneaux ». Simple, rapide, mais il fallait y penser… Dans le genre exotique, la « Motte de Beurre » d’Antoine Vollon » sera l’occasion de préparer un Kouignaman (600 grammes de farine, 500 grammes de beurre, 500 grammes de sucre, de l’eau et du sel… on se demande ce que ça peut donner…). Plus gargantuesque (et cela tombe bien, on passe à un tableau de Jean-François de Troy), on pourra essayer de réaliser la recette des huîtres frites : des œufs, du fromage, de la chapelure, le tout passé dans un demi-litre d’huile bouillante… Heureusement, on pourra aussi se rafraîchir avec un petit gaspacho de Melon (tiré d’un tableau de Juan Sanchez Cotan), prendre un tiramisu aux framboises (et apprendre que Tira mi su signifie « tire-moi là-haut » et qu’il était judicieusement offert par les prostituées de Venise à leurs amants, au 16e siècle), ou s’enfiler un « Red Carpet » digestif.

Art Food éveille l’œil aux sensations du goût, et le goût à la beauté visuelle des aliments. Le seul regret est qu’il soit un peu trop court et qu’il présente un nombre d’œuvres trop restreint. C’est aussi la raison pour laquelle, peut-être, il se laisse aussi bien savourer…

Un aperçu du livre :


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24 avril 2012 2 24 /04 /avril /2012 15:56




La crise économique, la misère, les grèves, les mines… Abordant des sujets a priori lourds, qui nécessitent une entière disposition de l’esprit, ce Germinal fait craindre de retrouver le désespoir d’une situation qui ressemble, à certains égards, à celle d’aujourd’hui. Ajoutons à cela un discours politique et social qui nous paraîtra encore plus obscur que celui que l’on entend déjà au quotidien, du fait d’un ancrage fort dans un passé qui nécessite d’être contextualisé, et l’appréhension est à son comble. La barrière temporelle peut effrayer, à juste cause.

A cette première crainte vient s’ajouter le fait que Germinalest le 13e roman de la série des Rougon-Macquart, écrite par Zola entre 1871 et 1893. Je ne le savais pas avant d’entamer ma lecture, mais je me suis rendue compte assez rapidement que je m’embarquais dans un milieu dans lequel les personnages avaient déjà pris leurs aises depuis un petit moment… L’arbre généalogique des Rougon-Macquart est dense, et il ne faut pas sauter trois lignes des premiers chapitres sous peine de perdre le fil des liens qui unissent (ou séparent, d’ailleurs, le plus souvent) les familles et les individus. A condition de tolérer cette impression première d’être enseveli sous un flot de données civiles, Germinal constitue une lecture autonome, au même titre, peut-être, que les autres romans de la série.


Berthold Mahn



Dans Germinal, le point de départ est constitué par Etienne Lantier. Parce qu’il se retrouve au chômage, il décide de partir dans le nord de la France. Là-bas, il se fait embaucher dans les mines de Montsou. La mécanique est huilée, mais les conditions de travail sont réputées pour être effroyables. Pas assez, toutefois, pour y mourir, ce qui est peut-être le pire. On se contente d’y agoniser, parfois jusqu’à un âge très avancé, alors que la vieillesse frappe à peine la quarantaine atteinte.
En dehors du travail aux mines, Etienne fait la connaissance de la famille des Maheu. Il s’éprend de la jeune fille, Catherine, brutalisée au travail mais aussi dans la vie privée (si tant est que cette notion ait un sens dans le contexte) par Chaval, un époux brutal et manipulateur. Pour ne pas semer la discorde dans la vie et l’esprit de Catherine, Etienne se fait discret sur ses sentiments, et la vie continue, jusqu’au jour où la Compagnie des Mines décrète une baisse de salaire... Vilaine bête qui vient saboter le rouage d’un système mis en place et accepté depuis longtemps, Etienne fait prendre conscience aux ouvriers de l’injustice de la situation. Pour lutter contre, il unit les exploités et les pousse à faire la grève, leur transmettant par là le germe (nous y venons…) de son rêve d’une société qui reconnaisse enfin les droits primordiaux des travailleurs. Le seul espoir, c’est celui-ci. Les ouvriers qui suivent le mouvement, enthousiastes à leurs débuts, ne restent pas dupes très longtemps des illusions que nourrit Etienne. Ils déchantent rapidement, réalisant que la grève ne mène à rien. S’ils continuent toutefois à la mener jusqu’à ce que la situation devienne vraiment catastrophique, ce sont pour les mêmes raisons qui les avaient jusque là forcés à l’immobilisme et à l’esclavage. La grève, au lieu de permettre aux ouvriers d’accéder à un statut plus digne, détruit leurs dernières forces. Après Etienne, le paysage n’est plus qu’un vaste champ d’os… Aucune nouvelle disposition n’aura été prise par le patronat pour améliorer le sort de ses ouvriers. Toutefois, derrière cet apparent immobilisme, les mentalités de tous, exploitants comme exploités, ne pourront plus se défaire des idées qu’Etienne aura essayé de mettre en place.

Pas très ragoûtante cette histoire ? Elle laisse craindre les pires développements théoriques sur des sujets politiques et sociaux dans lesquels on craint de s’étouffer. D’ailleurs, Zola lui-même semblait parfois avoir du mal à se retrouver parmi ses références (une ou deux confusions de théories politiques dans le roman) mais son talent consiste à démontrer son point de vue personnel en l’élaborant sur toute la longueur du roman, de façon à ce qu’il apparaisse en filigrane derrière toute la structure du récit. Aucune allusion sociale ou politique de l’écrivain ne sera directement faite dans le texte, mis à part lorsqu’elles seront placées naturellement dans le discours des personnages. Grâce à cet ensemble de propos fictifs, de situations et de caractères, le point de vue de Zola se retrouve totalement synthétisé à la fin de la lecture de Germinal sans qu’il n’ait jamais eu besoin de partir dans des développements théoriques alambiqués.


Emile Zola



Place nous est donc laissée libre pour le déploiement d’une écriture singulière qui s’attarde à décrire les conséquences sociales de la crise économique. Loin d’une froideur théorique, tout est organique chez Zola : la mine de Montsou, monstre avide, engloutit les hommes sans prendre le temps de les digérer. Ceux-ci sont recrachés, abasourdis, le corps vidé de toute matière leur permettant de penser. Leur carrière se devine sous les séquelles gardées par leur corps suite au travail éreintant. La seule joie, le seul étourdissement, sont fournis par la copulation frénétique qui n’a d’autant plus rien à voir avec le plaisir qu’elle perpétue au contraire le crime d’une vie misérable, faisant voir le jour à de nouveaux futurs mendiants qui se lamenteront toute une vie pour pichenette.
L’intérêt d’une écriture aussi organique est de rendre la thèse politique et sociale plus réaliste. Trop souvent coupée de cette réalité primaire, on aurait pu craindre qu’elle ne s’incarne sous des propos froids et distants. Dans Germinal, au contraire, elle se rapproche de la vie des hommes-bestiaux de Montsou. Tout est brutalité et cruauté parmi les pauvres, tandis que les propriétaires se laissent dériver au gré des toiles délicates et veloutées des fauteuils de leurs grands salons. Au moins, les mineurs, à travers leur grève, parviendront-ils à semer leurs propres terreurs dans les vies minutieusement réglées de leurs dirigeants. Le germe, encore et toujours… Malgré cette propagation des sentiments, Zola s’attarde peu sur la psychologie de ses personnages. Etienne et Catherine échappent, dans une certaine mesure, à ce jugement, mais les autres personnages du livre ne se décrivent pas par la puissance de leurs doutes ou de leurs affres existentiels. Normal : ils ont d’autres chats à fouetter. Pris dans le mouvement politique, ils se distinguent en actes et en paroles, et cette description suffit à faire d’eux des personnages cohérents, éloignés de tout stéréotype.

D’une austérité formelle, Germinal ne se laisse pas aborder facilement. Impression plutôt injustifiée. En effet, si Zola s’attarde peu sur l’individu, s’il livre souvent un point de vue distancié pas toujours évident à suivre pour le lecteur d’aujourd’hui, il parvient toutefois à animer son récit d’une écriture vivante et singulière. Doué aussi pour retranscrire l’atmosphère pouilleuse des mines de Montsou, entre mort et renouvellement infini des générations, Zola bâtit au fil des pages la description d’un système vorace qui survit par la destruction modérée de ses composants. L’horreur surgit d’un univers purement pragmatique. Ainsi, Germinal convainc par la force de ses idées et charme par la description d’un monde dont le réalisme si terre-à-terre finit par prendre des allures de conte macabre.

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16 avril 2012 1 16 /04 /avril /2012 15:21




Le regroupement des trois nouvelles d’Amants, heureux amants… n’est pas dû au hasard. Elles déclinent le même thème des hésitations amoureuses dans la vie d’un jeune oisif parisien du début du 20e siècle. Dans une vie qui ne comporte plus aucun obstacle social ni économique, les héros de ces différentes nouvelles ne peuvent s’empêcher de faire turbiner leur cervelle. Leurs neurones jettent leur dévolu sur le moindre cancan et toute demoiselle qu’ils jugent convenable devient la proie de machinations diaboliques qui ont pour but de raviver une vie ternie par l’opulence. Là où il n’y a pas de problèmes, il semble que l’homme s’ennuie et dépérisse. Ce qui est magnifique avec les histoires sentimentales, c’est que le nombre de tourments qu’il est possible de susciter à base d’adultères, de mensonges, d’hésitations et de bravades d’interdits est presque infini. Et Larbaud s’en repaît.

Derrière ses personnages masculins, jeunes riches et oisifs, qui voyagent d’une ville à une autre sans se soucier du lendemain, on découvre en effet le reflet de l’existence de l’écrivain. Les mises en scène de ses textes représentent ses propres interrogations et traduisent les tiraillements qu’il ressent lorsque, coincé dans une époque conservatrice et puritaine, il affronte avec violence l’irrationalité des passions qui s’éteint avec la vie de couple mais se ranime à la vue d’une charmante paire de jambes.

Ces nouvelles ont mal vieilli, que ce soit au niveau de la forme comme en ce qui concerne le fond. Le style est prétentieux, bariolé de références antiques et de babillage italien qui font la plus grande gloire d’un esprit marqué par la vanité. Le résultat sonne aussi faux et guindé que les plans tordus qu’imaginent les héros de ces textes, persuadés qu’une vie pleine de complications sentimentale saura redonner de la vigueur à leur triste existence de privilégié. Difficile de s’attacher ou de s’identifier à ces beaux parleurs dont la vacuité semble immense. Une fois leurs misérables histoires d’amour achevées, que leur reste-t-il ? Rien… Ils continuent d’errer de par le monde avec des airs de grands seigneurs à qui tout est dû. Si leurs réflexions sur les conventions qui dominaient la vie amoureuse au début du 20e siècle pouvaient alors être novatrices et perturbantes, aujourd’hui, elles font figure de provocations faciles. Ce n’est pas que les conventions régnant en ce domaine aient complètement disparu actuellement, mais on comprend que derrière la contestation des valeurs bourgeoises, Larbaud ne cherche pas à rénover une pensée étriquée pour le bien-être général mais pour son bien-être exclusif, afin de pouvoir profiter au mieux de jeunes fleurs et d’en jouir complètement jusqu’à épuisement de leurs ressources. Le tout se dissimule derrière un ton emprunté et galant qui ne survivrait sans doute pas à la prise de recul critique ou à la dérision.

Seul avantage de ces textes ? Ils présentent le mérite d’être brefs. Peut-être est-ce là la manifestation d’une portée critique de Larbaud sur ses écrits. Comprenant que ses personnages ne méritaient pas que l’on s’attarde sur eux plus de cinquante pages, il aura préféré, très judicieusement, couper court à leurs réflexions creuses en les abrégeant par des points de suspension salutaires.

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9 avril 2012 1 09 /04 /avril /2012 14:28



Sans le mélanome oculaire qui fut diagnostiqué à Oliver Sacks au cours de Noël 2005, L’œil de l’esprit n’aurait peut-être pas vu le jour aussi rapidement. En effet, le neurobiologiste a décidé de s’atteler à la rédaction d’un livre consacré aux rapports entre l’œil et le cerveau, le malade et le monde, en même temps qu’il commença à rédiger un journal de bord relatant la prise en charge de son mélanome. Cela ne signifie pas pour autant que l’intérêt d’Oliver Sacks pour l’œil et ses merveilles date seulement de 2005. Auparavant déjà, il avait suivi avec attention les cas de quatre patients atteints de pathologies oculaires singulières, et il relate ses propres expériences avec les mystères de la vision : « Dans mon enfance, je souffrais déjà de violentes migraines ophtalmiques. […]Ces migraines m'ont incité très tôt à me pencher sur le cerveau et sa construction de la vision. Derrière une apparente simplicité et unité, il y a une complexité que la maladie révèle ».

Avant de parler de lui, Oliver Sacks s’attarde donc sur ses quatre patients atypiques. Lilian, grande pianiste, souffre d’alexie. Elle n’arrive plus à déchiffrer le moindre signe, et ses partitions musicales deviennent pure abstraction. Le trouble s’aggrave année après année et touche la plupart des objets de la vie quotidienne. Toutefois, si elle ne reconnaît plus un vase qui lui appartient ou les fruits et légumes qu’elle achète au supermarché, elle est capable de voir qu’un tableau est mal aligné ou d’autres détails qui rendent la compréhension de son trouble encore plus mystérieuse. Dans une existence où tous les repères sont brouillés, Lilian déploie des ruses sans cesse renouvelées pour continuer à mener une vie ordinaire.
Les autres cas évoqueront un homme incapable de déchiffrer le moindre mot, un homme incapable de reconnaître le moindre visage, un aveugle qui répare brillamment la gouttière de son toit, et feront le lien entre strabisme et vision en 3D.


« Les objets familiers tels que les pommes et les oranges, devenaient soudain étranges, aussi bizarres qu’un fruit exotique asiatique –qu’un ramboutan, par exemple. Je découvris avec surprise que je ne savais pas si je tenais une orange, un pamplemousse, une pomme ou une tomate… »


Tous ces cas sont décrits avec une grande minutie. Oliver Sacks s’investit pleinement auprès de ses patients et les assiste au quotidien pendant plusieurs courtes périodes qu’il renouvelle au fil des ans, suivant ainsi l’évolution de leur maladie sur le long terme. Devant des troubles qui ne présentent a priori aucune possibilité de guérison, Oliver Sacks oppose les grands pouvoirs d’adaptation du corps pour pallier à un sens d’autant plus indispensable qu’il constitue, dans ces exemples, la source même de la personnalité des malades (l’une est pianiste, l’autre écrivain…). On reste ainsi stupéfaits par les capacités déployées par chacun pour se réapproprier le monde d’une nouvelle façon.
Mais Oliver Sacks dépasse ces considérations de premier ordre et vient les enrichir de son expérience de neurobiologiste. S’aventurant souvent dans des contrées peuplées de détails dont le sens échappera parfois au commun des lecteurs, Oliver Sacks n’hésite pas à nous décrire les pathologies d’un point de vue scientifique qui éclairera sur les mécanismes à l’origine de la vision. Heureusement, il sait rester globalement très accessible. Avec un sens de la narration qui rapproche chacun de ces cas du genre de la nouvelle, on pourra également être troublé par les remises en questions que nous apportent les considérations de Sacks sur la vision. On en viendrait même à se méfier de ses sens, lorsqu’un mélanome confère à des jonquilles la couleur violette ou lorsque le paysage s’aplatit pour ressembler à une toile peinte. Pourquoi ces dernières visions ne seraient-elles pas plus crédibles que celles dont nous avons l’habitude ? Lorsque le monde peut être modifié du jour au lendemain, il est permis de douter de tout.

« En avril 2007, les distorsions propres à mon œil droit s’amplifièrent tant que ma vue en pâtissait même si je gardais les deux yeux ouverts. Les gens ne m’apparaissaient plus que sous l’aspect de silhouettes aussi allongées que les personnages du Greco et toujours inclinées vers la gauche –ils me faisaient penser aux dessins de Sélénites en formes d’insectes de mon édition du roman de H. G. Wells Les Premiers hommes dans la lune. Et l’espèce de propagation visuelle initialement limitée aux couleurs à laquelle j’étais sujet depuis un an s’étendit désormais à tout ce que je regardais : les visages, en particulier, acquirent des protubérances translucides, bouffies et presque protoplasmiques, tel un portrait de Francis Bacon. »



Le livre s’essouffle malheureusement lorsqu’Oliver Sacks nous livre le journal de bord de son mélanome. Ce constat est d’autant plus dommageable que le journal occupe près de la moitié de l’ouvrage. Certainement parce qu’il s’occupe ici de son cas personnel, Oliver Sacks oublie de prendre le recul dont il avait fait preuve pour les récits de ses autres patients et s’attarde trop longuement sur le désespoir que suscite son mélanome. Sans vouloir nier les implications psychologiques de ce trouble, on a parfois l’impression qu’Oliver Sacks se complaît dans son malheur et éprouve une sorte de plaisir malsain à en rajouter des lignes et des lignes sur le tragique de sa situation. Si Oliver Sacks livre de très bonnes analyses des cas de ses patients, il devient médiocre lorsqu’il se penche au-dessus de son nombril. Malgré cet étalage de vie privée un peu nauséeuse, on trouve heureusement un témoignage unique qui, venant compléter les quatre précédents, chamboule de nombreuses conceptions et interroge sur le bien-fondé de ce que nous jugeons être la « réalité ».


Extrait du journal d'Oliver Sacks

Faire de la science-fiction à partir d’observations médicales ? Oliver Sacks l’effectue brillamment et, même s’il se perd parfois dans une prose tragique qu’il maîtrise mal, l’originalité de ses apports et de ses réflexions nous permet de fermer les yeux sur ses petits emportements…


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2 avril 2012 1 02 /04 /avril /2012 16:22



Clarissa est d’un tel ennui… Le début du roman nous montre un personnage assommant dont l’esprit semble seulement mobilisé à songer à l’organisation de sa soirée mondaine. Et les fleurs, et l’ambiance, et les invités… Vite, une ballade à l’extérieur pour se changer les idées ! Malheureusement, la vue du paysage alentour n’apporte pas plus de réconfort au lecteur. Et tel détail rappelle tel souvenir anodin, lorsqu’il ne conduit pas à un déchaînement d’impressions lyriques sans aucun rapport avec leur motif. Ridicule de s’enthousiasmer pour si peu. Cela sonne faux. A quoi donc se dope Clarissa ? Peut-être à rien, finalement… Tout reste tellement terre-à-terre, pragmatique… Est-ce cela la vie de l’esprit ? Se tourner vers des détails, tout analyser, tout observer, créer sans cesse des liens entre tel élément de l’extérieur qui rappellerait tel souvenir passé, telle projection future, qui ferait écho à tel sentiment présent ? La conscience ne serait-elle vraiment qu’une stimulation incessante de la pensée ? L’esprit qu’on presse comme un citron pour en extraire jusqu’à la dernière goutte d’insignifiance ?

Les premières pages sont vraiment indigestes. On se prendrait presque à détester la nature humaine qui se sent obligée de décortiquer le moindre geste insignifiant sous prétexte de rentabiliser sa cervelle. Dans un sens, c’est fait exprès, et Virginia Woolf délaisse intentionnellement l’intrigue au profit de l’introspection et de la valorisation de la vie intime de l’individu. Reste maintenant à savoir si cette vie intime, telle qu’elle nous est présentée, ne relève pas à son tour de l’affabulation pure. Pour moi, la réponse est claire : oui. L’essai n’est pas concluant. Sans révolutionner particulièrement la narration, la volonté de faire évoluer parallèlement six consciences différentes au cours d’une seule journée de juin 1923, à Londres, rend le récit inutilement alambiqué. Les sauts entre les différentes consciences sont suggérés et le va-et-vient incessant entre réalité extérieure et pensée intime se traduit par des procédés lourds, qui ont au moins le mérite de représenter de manière réaliste la difficulté de passer d’un monde à un autre. Ceci mêlé au style de Woolf, déjà suffisamment pompeux à la base, rend la lecture ennuyeuse et inutilement compliquée. Des ambitions d’écriture aussi élevées présentent-elles un quelconque intérêt lorsqu’on s’attarde seulement à décrire une rue animée, la composition d’un bouquet de fleurs ou un ciel étoilé ?

Heureusement, les thèmes abordés par Woolf ne se limitent pas à cette multiplication de détails. Dans son désir de saisir la complexité de l’être, partagé entre superficialité mondaine et profondeur psychologique, les consciences subissent elles aussi des décorticages minutieux qui dessinent un maillage étroit de liens entre les personnages. L’évocation des souvenirs, des sentiments passés et présents, des conceptions différentes, les rapprochent ou les éloignent sans cesse. On s’approche d’eux de manière sincère, avant d’être étourdi par le gouffre qui se creuse entre ce que l’on sait d’eux, intimement, et ce qu’ils souhaitent montrer en spectacle, dans leurs rapports quotidiens avec les autres. Ce n’est sans doute pas une grande découverte de réaliser que le jeu des conventions nécessite de dissimuler certains de ses aspects et d’en faire ressortir d’autres, mais il est intéressant, dans ce livre, de lier la nature première des personnages avec ce qu’ils décident de révéler d’eux lorsqu’ils évoluent dans la mondanité. Dans cette manière de se dérober aux yeux des autres, on peut quand même deviner certains aspects de leur véritable caractère. Seul Septimus, engoncé dans sa folie, semble échapper à ce jeu de mascarades, et c’est pourquoi il effraie : sa femme, les médecins, les passants… Psychologiquement anéanti par l’expérience de la guerre, il retrouve une part de quiétude en hallucinant. Tout lui parle : les arbres, les oiseaux, la lumière lui font des signes et lui confirment qu’il est sur le bon chemin. Le médecin veut l’envoyer en maison de repos, sa femme le hait, partagée entre terreur et pitié, mais Septimus est détaché de tout cela et s’embarque dans des passages magnifiques qui font jaillir en lui une foi et des espoirs que la réalité ne lui avait jamais permis de connaître. Dans la même lignée que Septimus, Clarissa offre aussi des réflexions lumineuses et inspirées qui essaient de s’imposer face au monstre qui accapare trop souvent sa quiétude.

Mrs Dalloway est à l’image de ses personnages : il engourdit le lecteur dans de longues phrases ampoulées qui soulignent le paraître mais, au milieu d’une torpeur qui n’est ni agréable, ni désagréable, l’illumination apparaît. Des passages lumineux et limpides se défont de la masse compacte du reste du livre. Ces moments justifient à eux seuls la lenteur et l’ennui du reste du texte. L’ambition de retranscrire le sentiment d’une journée ordinaire est accomplie : au milieu d’un immense ennui qui porte soit au mépris, soit à la lassitude, surgit soudain un évènement qui s’inscrit hors du temps et qui colore l’esprit pour lui donner la force de poursuivre son calvaire monotone.



« Et voilà, se dit Septimus en regardant le ciel, ils me font des signaux. En fait, pas vraiment avec des mots ; enfin, pas dans une langue qu’il sache déchiffrer ; mais c’était bien assez évident, cette beauté, cette exquise beauté, et les larmes lui vinrent aux yeux tandis qu’il regardait les mots de fumée s’effacer et se fondre dans le ciel et lui dispenser leur charité inépuisable et leur bonté rieuse, une forme succédant à une autre, d’une beauté inimaginable, et lui signalant leur intention de lui prodiguer, pour rien, pour toujours, simplement parce qu’il les regardait, de la beauté, toujours davantage de beauté. Les larmes coulaient le long de ses joues. »
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26 mars 2012 1 26 /03 /mars /2012 10:08



A lire comme un roman d’inspiration biographique, Martin Eden s’inspire du parcours de l’écrivain pour construire le récit d’une vie brève, écourtée la vingtaine à peine franchie, mais parsemée d’expériences qui lui donnent une intensité singulière. Elle nourrira la fascination du lecteur à l’égard de Martin Eden mais provoquera également la perte du personnage.

Ce livre nous fait découvrir Martin Eden dans son identité de toujours : celle d’un marin d’Oakland, élevé dans la misère et la crasse ignare, virevoltant de bal en baston et arrosant le tout de whisky et de bière. Ambition dans ce milieu : nulle. Ou presque... Car malgré son absence de velléité affichée, Martin Eden devait bien conserver un attrait, même minuscule, pour la classe bourgeoise et la condition supérieure, sans lequel il ne se serait jamais pris à rêver de rejoindre le milieu bourgeois auquel il sera convié après avoir sauvé Arthur Morse d’une rixe brutale.
La sœur du jeune Arthur, Ruth, de trois ans l’aînée de Martin, lui apparaît comme une divine incarnation. Figure spectrale, éthérée, esprit pur dans lequel s’incarnent toutes les connaissances littéraires et culturelles que Martin lui-même aimerait détenir et maîtriser complètement, elle magnifie en sa personne tous les charmes et les mystères de la classe bourgeoise. Martin aime la littérature mais sent les failles qui l’empêchent d’accéder totalement aux connaissances de cet art : son langage châtié, son absence de références et son environnement misérable le maintiennent dans une culture minimale qu’il sent inférieure à ses capacités véritables. Ruth ne se demande pas si elle aime ou non la littérature : elle l’étudie et l’analyse froidement, avec l’assurance inflexible de savoir ce qui est bon ou mauvais. Martin Eden, fasciné par la richesse culturelle qu’il croit apercevoir en Ruth, s’éprend de la jeune fille et décide de combler toutes ses lacunes culturelles pour se mettre à son niveau : celui de la classe bourgeoise. Marre des marins. Son désir de rejoindre les hautes sphères du monde social se sublime dans l’étude littéraire. Amoureux de Ruth ou amoureux de l’ambition ? Ruth, après tout, incarne seulement un idéal…

Martin Eden, brillant et obstiné, s’acharne à l’étude des mois durant. Il engloutit toutes les connaissances que son cerveau peut ingurgiter, ne dort plus que cinq heures par nuit, puis se limite à quatre heures. Grandi par les mots et les idées, il prend peu à peu conscience de la richesse de ses expériences passées et sent qu’il est nécessaire, pour lui et pour les autres, d’en laisser une trace manuscrite. La frénésie d’études devient alors frénésie d’écriture. Les premières altercations avec Ruth surviennent. Martin est confronté à la rigidité de son esprit bourgeois, qui comprend mal l’intérêt des expériences qu’il souhaite relater. Reclus dans sa misère de saltimbanque, il refuse le poste administratif que lui propose le père de Ruth, et s’éloigne par là de la situation sociale digne qui lui permettrait d’officialiser sa relation avec Ruth. Pendant qu’il meurt de faim chez lui, parce qu’aucun des journaux auxquels il envoie ses écrits ne daigne le publier, Ruth Morse s’attendrit de voir les traits de son fiancé devenir moins durs, moins vigoureux, alors qu’ils traduisent, en réalité, la décrépitude d’un corps et d’un esprit. Après des mois de galère, d’une torture aussi bien physique que morale, un journal accepte enfin de publier un texte de Martin Eden. La machine de la reconnaissance et du succès public s’emballe.



L’attrait pour la classe bourgeoise constitue le fil conducteur de ce livre. Sans lui, la déchéance de Martin n’aurait jamais eu lieu. La croissance de son esprit a dévoré intégralement les réserves de son cœur. On sent que Martin Eden demande regrette d’avoir été tenté. Il s’est laissé séduire par les appâts du monde bourgeois et a voulu l’égaler. Malheureusement, issu d’un milieu populaire pauvre, constitué de joies simples et de douleurs vives et épuisantes, la constitution d’un esprit bourgeois produira en lui l’émergence d’une pensée unique, distanciée mais autodestructrice.
Plus Martin acquiert de nouvelles idées, plus il prend conscience des limites de la pensée bourgeoise. Celle-ci, coupée de nombreuses réalités, ne se prive pourtant pas d’émettre des jugements sur tous les sujets qu’elle peut nommer, y compris ceux dont elle n’a aucune expérience. Martin Eden qui, à travers Ruth, essaie de transmettre ses idées personnelles à l’esprit bourgeois, ne recevra qu’un mépris qu’il nourrira ensuite à l’égard de Ruth et de ses semblables.

Au-delà de la critique sociale, Martin Eden évoque l’ambivalence de la littérature. Le pouvoir des mots permet d’extirper l’esprit de sa misère crasse. L’homme s’élève et croit pouvoir s’élever en toute démesure. Pourtant, passée une certaine limite, il se met à dégringoler sur l’autre versant de la pente. C’est ce qui arrive à Martin Eden. Tiraillé par toutes les idées contradictoires qu’il a ingurgitées, et finalement anéanti par la diversité de points de vues qui se valent tous, qu’ils soient brillants ou médiocres, Martin a acquis une clairvoyance telle que plus personne ne peut le comprendre. Suscitant l’incompréhension de la classe bourgeoise, il essaie de retourner parmi ceux de son milieu. Malheureusement, un gouffre les sépare. Devenu monstrueux à cause d’une connaissance acquise trop rapidement, Martin Eden n’arrive plus à apprécier ce qui avait fait son bonheur d’antan : les filles faciles, les bals, les bagarres, la camaraderie… Bien nulle part, seul partout, même les livres ne le réconfortent plus. Font exception ces quelques vers :

«De trop de foi dans la vie,
De trop d’espoir et de trop de crainte
Nous rendons grâce en une brève prière
Aux Dieux qui nous en délivrent.
Et grâce leur soit rendue
Que nulle vie ne soit éternelle.
Que nul mort ne renaisse jamais,
Que même la plus lasse rivière
Trouve un jour son repos dans la mer. »



Même si Martin Eden évoque Nietzsche à de nombreuses reprises, prenant pour idéal le surhomme élevé au-dessus de la faiblesse humaine, il n’en fait pas un éloge absolu. Le surhomme échoue, là où le reste de l’humanité parvient encore à prendre son pied.
Martin Eden est d’un désespoir et d’une mélancolie éprouvants : parce qu’on suit le personnage de ses débuts naïfs et ambitieux jusqu’à sa fin rageuse, on prend conscience des ravages d’une culture barbare qui ne se veut pas seulement culture pour elle seule, mais culture comme signe extérieur d’appartenance sociale. Ce livre, éclairé comme son personnage principal, invite à l’ouverture d’esprit et à une distanciation critique qui aujourd’hui encore font écho à notre quotidien.

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19 mars 2012 1 19 /03 /mars /2012 15:32



Dommage que la mort du clone ne se soit pas doublée de la mort du bonhomme. Martial Bonneteau, 48 ans, clone au service de la société, décide un beau jour de ne plus être une énième copie. Une première question se pose : un véritable clone aurait-il pu avoir la conscience de n’être qu’un clone ? Ne faut-il pas être un peu plus qu’un clone pour croire que l’on en fait partie ? Questions qui ne méritent pas d’être posées dans le cadre de cette lecture revendiquant l’absence de prise de tête. Restons légers et décontractés, tout dans l’esprit jeune et branché affirmé par Pierre Bordage. De clone triste vêtu en costard, passons en clone sado-macho qui se promène, une putain au bout de la laisse.

Comment peut-on passer aussi facilement d’un extrême à un autre ? Mieux vaut ne pas trop s’attarder sur le personnage dans l’espoir d’en apprendre davantage. Sans doute vaut-il mieux le regarder de très loin.
Dans les premières pages, le contact entre Martial Bonneteau et sa victime (le lecteur qui s’est perdu entre les pages de son récit) s’effectue de manière relativement civilisée. Même s’il apparaît que Martial souffre d’un déficit de matière grise, il résulte de cette carence une naïveté et une gentillesse débonnaire, à la limite de la bêtise, qui le fait paraître sympathique. La crétinerie peut parfois avoir ses avantages. Martial s’acharne sur sa femme et ses enfants (quoique sa fille Laurence semble susciter en lui des désirs incestueux) mais on ne s’étonne pas trop de cette virulence exercée sur ses proches. Après tout, nous savons que Martial, pauvre momie empêtrée dans ses bandelettes, désire accéder à l’infini de la vie éternelle, et que cette aspiration doit naître de la base étriquée de son foyer-sarcophage. Après la famille pourrie, il nous semble également bien normal que Martial s’attaque à son travail et plus encore, au métro qui le conduit à ce bagne quotidien. Même si cette descente en règles des lieux privilégiés de la servitude volontaire ne tisse pas avec l’originalité, l’écriture de Bordage relève le niveau. Les néologismes, mots-valises et digressions foisonnent et pourraient presque nous faire croire que Martial détient un fond d’excentricité prometteur. Accroché à cet espoir, le lecteur plante ses griffes dans la chair (ténue) de l’histoire et assiste aux nombreuses bravades de Martial, toutes plus ridicules que les autres : « Aujourd’hui, j’ai été à la salle de bains avant ma bonne femme ! » « Aujourd’hui, j’ai pas pris le métro et j’ai fait une promenade ! » « Aujourd’hui, j’ai pas obéi à mon patron ! » « Aujourd’hui, je suis rentré plus tôt que prévu à la maison ! ». Petit garçon de 48 ans va-t-il enfin grandir, laisser se déployer les potentialités que les premières dizaines de pages nous laissaient espérer ? Oui ? Non ?
Non…

Alors que Martial avait décidé d’abandonner sa peau de clone-travailleur, il revêt sa peau de clone-jouisseur, dans une parodie de lutte des classes extrêmement simplifiée. Martial en avait marre de se faire baiser tout le temps, il a décidé qu’il baiserait tout le temps les autres. Pauvre éjaculateur précoce qui se faisait fouetter par sa femme, il deviendra un pro du pieux grâce aux talents de guérisseuse d’une prostituée africaine sobrement intitulée Mamasa. Marre de devoir sacrifier son estime pour le plaisir des autres ? Il jouira de l’art d’enterrer la fierté de ses victimes devant l’accomplissement de son contentement personnel. Exploité au boulot ? Il profitera des activités de prostitution de sa fille pour faire fortune. Et si vous trouvez que le thème de la prostitution revient de manière un peu trop récurrente dans cette histoire, sachez que dans le langage de Bordage, elle est synonyme d’accomplissement…masculin.
Une fois cette digne lutte des classes accomplie, Martial s’estime sauvé. Il n’est plus clone. Le lecteur, disposant d’un peu plus de recul que le personnage dont il lit les péripéties, froncera les sourcils, pas très convaincu. Il a devant les yeux le portrait d’un de ces millions de personnages qui peuplent le monde : le clone-individualiste, modèle adulte de l’enfant capricieux qui veut tout, tout de suite. Enfant qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez et qui trouve les défauts des autres ignobles lorsqu’ils sont à peine capables de rivaliser avec les siens. Enfant qui veut jouer le gros dur mais qui nous révèle sa niaiserie larmoyante et dégoûtante au détour d’un passage qui viendra hanter n’importe quel lecteur ayant franchi le cap « Harlequin ». Enfant amoureux de la nature qui place de manière très originale sa rédemption dans une communion mystico-bobo avec les éléments de la forêt. Rats, petits serpents, oisillons, fleurettes et vaguelettes se mêleront dans un brouhaha assourdissant pour faire ressurgir la véritable nature de Martial, qui semble toute concentrée au niveau de son vit fraîchement raccommodé par l’art africain.

S’il vous plaît, tuez le clone mais prenez aussi Martial ! Mort d’un clone est un manifeste à la préservation des copies conformes. Elles sont peut-être molles et passives, d’après Bordage, mais le seul crime qu’elles commettent ne concerne personne d’autre qu’elles-mêmes. Tandis que l’homme dé-cloné, non content de revendiquer ce qu’il croit être sa nouvelle liberté, sabote toutes les existences qui passent à sa portée, et celle du lecteur n’échappe malheureusement pas à la règle…

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13 mars 2012 2 13 /03 /mars /2012 16:52



Livre destiné avant tout aux futurs psychothérapeutes ? Dans ce cas transformons-nous tous en Yalom en devenir, ou passons outre les recommandations au lectorat : dans le domaine de la lecture il est des limites qui ne méritent pas d’être posées, et il serait particulièrement dommage de passer à côté de Thérapie existentielle. Ce livre s’adresse à tout le monde. Quiconque aurait une fois pris le temps de s’interroger sur lui-même et le sens de son existence trouvera dans ses pages la formulation claire de ses plus profonds questionnements. A la lecture de ceux-ci, Irvin Yalom prendra progressivement l’apparence troublante d’un double qui se serait insinué dans nos esprits pour en extraire les doutes les plus dérangeants. Ceux-ci, il les formule en une ligne et les décline en quatre thématiques : la mort, la liberté, l’isolement fondamental et l’absence de sens.

Citation:


« La psychodynamique existentielle : / L’approche existentielle met l’accent sur un autre type de conflit fondamental, non celui relatif aux besoins pulsionnels antagonistes, ni celui qui surgit avec l’entourage important, mais un conflit qui survient lors de la confrontation de l’individu aux fondamentaux de l’existence, à certains enjeux ultimes, certaines caractéristiques intrinsèques qui participent sans échappatoire possible, de l’existence d’un individu dans le monde. / […] Cet ouvrage traite de quatre de ces « enjeux » ultimes : la mort, la liberté, l’isolement fondamental et l’absence de sens. La confrontation de l’individu à chacun de ces fondamentaux nourrit la dynamique du conflit dynamique existentiel.»



Les règles étant posées, on pourrait craindre un développement qui resterait prisonnier d’un carcan théorique et rébarbatif. Ce n’est pas le cas. Yalom anime son manuel et le dote d’une force dramatique aux allures de polar. Qui a été assassiné ? La vérité. Les coupables et autres empêcheurs-de-tourner-en-rond à éliminer ? Les idées fausses. A travers Thérapie existentielle ,le lecteur découvre quelles sont les illusions qui le détournent de lui-même, quels paradigmes peuvent l’emprisonner dans un schéma de pensées et de croyances qui ne lui correspondent pas, et quels comportements névrotiques ont été mis en place dans l’intention de le conforter dans sa position de négation de la vérité. Plus ou moins profondément, chacun d’entre nous aurait donc assassiné sa propre vérité, mais une longue expérience de déni nous l’aura fait oublier, nous envoyant balader sur des sentiers escarpés dont nous peinons à identifier la destination.
Les quatre thématiques précédemment citées deviennent des catégories déclinant leur lot de coupables. Pour nous faire comprendre leur dangerosité, Yalom ne s’apitoie pas. Avec humour et autodérision, il invoque de grandes figures littéraires telles celles de Kafka, Dostoïevski, Camus, Sartre, Schopenhauer ou Nietzsche. Il rappelle également foule de cas cliniques auxquels il a été confronté, comme autant d’aveux confessés aux barreaux du tribunal.

Pour bien faire, Yalom s’attaque immédiatement à la figure la plus imposante : la mort. Pas besoin de fouiller bien longtemps pour comprendre que l’homme, lancé dans la vie avec la plus entière ignorance qui soit, est totalement terrifié à l’idée de mourir. Son angoisse de mort le pousse à mettre en place des comportements de déni, dont les deux figures principales sont la croyance en un être supérieur qui viendra le sauver des griffes de la mort (on trouve par exemple dans ce genre de comportement la figure du masochiste) ou la croyance d’être une personne spéciale qui serait épargnée par la mort quand bien même les autres hommes seraient condamnés à succomber sans merci (on trouve ici la figure du narcissique, de l’héro compulsif ou du bourreau de travail). Excepté ces cas extrêmes, l’homme tend généralement à mêler ces deux systèmes de croyances dans l’élaboration de comportements de déni l’éloignant de sa réalité mortelle. Mais s’éloigner de celle-ci, comme nous le montre Yalom à travers le contre-exemple fourni par certains patients en fin de vie, nous donne aussi la nonchalance de l’immortalité, et nous condamne à la passivité plus qu’elle ne nous pousse à vivre véritablement. A ce stade de la lecture, on se demande encore qui se cache derrière cette énigmatique figure du « véritable ». Patience, patience… La lecture à son terme saura nous l’apprendre…

L’enquête s’approfondit ensuite sur la figure de la liberté. Revendiquée dans ses aspects les plus anodins, la véritable liberté terrorise l’homme car elle implique le corollaire moins plaisant de la responsabilité, au sens sartrien du terme. L’homme doit avouer que son existence n’est pas une suite de contingences qui se sont abattues sur lui, pauvre victime misérable, sans qu’il ne demande rien. Elle est la conséquence de tous les choix, de toutes les décisions et de tous les actes (ou bien de toutes les absences de choix, de décisions et d’actes) qu’il aura produits depuis sa naissance. La vie devient alors un matériau beaucoup plus malléable que ce que nous voulons bien admettre habituellement. Ici, Yalom rejette la dynamique freudienne qui cloue l’homme à un passé sur lequel il n’a plus aucun pouvoir. La prise de conscience de cette responsabilité est lourde à assumer. Il faudra alors éliminer deux nouveaux coupables qui tenteraient de séquestrer la vérité : l’impuissance apathique et la surpuissance culpabilisante.

Citation:
« Généralement, nous envisageons la liberté comme un concept en tout point positif. Dans l’histoire de l’humanité, l’homme ne s’est-il pas toujours battu pour sa liberté ? Pourtant, la liberté, appréhendée dans cette perspective d’enjeu ultime, est inséparable de la terreur. Dans son acception existentielle, la liberté renvoie à l’absence de structure externe. Contrairement à notre expérience quotidienne, l’être humain ne pénètre (ni ne quitte) un univers bien structuré au dessein prédéfini. A l’opposé, l’individu est totalement responsable –en d’autres termes, est l’auteur- de son monde, de son projet de vie, de ses choix et de ses actions. Dans cette acception, la liberté prend une implication terrifiante, dans la mesure où elle signifie que le sol n’existe pas sous nos pieds, qu’il n’y a rien d’autre que du néant, un abysse. »



Mais voilà que surgit l’isolement fondamental… Plus inquiétant que l’isolement en tant que simple définition de la solitude ou de méconnaissance de soi-même, il s’agit de la conscience que nous avons d’être entièrement seul dans notre quête personnelle de la vérité. Chaque homme est seul dans sa façon de voir le monde, dans les décisions qu’il prend, chaque homme est seul en ce que lui seul détient la conscience de sa réalité intérieure. Poussé à l’extrême, ce sentiment détruit toute réalité : le monde apparaît comme une illusion, fruit des hallucinations d’un individu qui se croit exister. L’autre extrême amène à une conduite de déni frénétique encouragée par la société de consommation moderne : entourons-nous d’une multitude de gens, de choses et d’objets, possédons-les, incorporons-les. Peut-être alors, ayant tout ingurgité, cesserons-nous de nous sentir fondamentalement isolés ? Bien sûr, ce comportement est coupable également. Aussi, Yalom en démonte bien vite les rouages. Prendre conscience de son isolement fondamental, c’est admettre que les autres sont tout aussi fondamentalement isolés que nous, c’est cesser de voir les autres comme un ensemble d’avantages que l’on peut exploiter ou non. A terme, c’est se lier aux autres véritablement, par la reconnaissance que nous sommes tous concernés par la même tragédie (mais est-ce vraiment une tragédie d’ailleurs ?)

Citation:
« Peu importe à quel point nous nous sentons proche de l’autre, il demeure un fossé ultime et infranchissable : chacun de nous arrive seul en ce monde et doit le quitter tout aussi seul. Surgit dès lors un conflit existentiel entre cet isolement absolu et notre désir de contact, de protection, d’appartenance à un tout qui nous transcende. »



La vérité se précise…. C’est que nous arrivons bientôt au terme de la quête initiée par Irvin Yalom… Ne reste plus que la dernière figure du coupable à abolir : celle du sens de la vie. L’homme occidental moderne semble torturé par cette question. Quel est le sens de la vie ? Est-il utile de mener une vie de labeur, parfois peu gratifiante, si tout est voué à la destruction, s’il ne restera aucune trace de nos agissements ? Yalom dresse timidement quelques réponses : le sens de la vie peut être apporté par le comportement altruiste (bénévolat, dévouement à une cause), par la créativité (artistique, professionnelle, parentale, artisanale…) ou bien encore par l’hédonisme (bien que le plaisir puisse parfois découler de comportements autodestructeurs). Mais quelque chose cloche… Pourquoi la question du sens de la vie est-elle aussi dévorante pour l’homme d’aujourd’hui, alors que l’homme des siècles passés, celui qui vivait avant l’époque de la Renaissance, ou l’homme oriental, semble peu préoccupé par cette question ? Voici que se dresse le dernier coupable : la culture occidentale moderne, héritée du pragmatisme de Calvin, qui exhorte les hommes à devenir des êtres d’entière utilité, sans considération aucune pour la culpabilité dévastatrice qui peut surgir devant le constat d’échec de cet accomplissement.

Citation:
« Si nous devons mourir, si nous constitutions notre propre monde, si chacun d’entre nous est finalement seul dans un univers indifférent, quel sens a la vie ? Pourquoi vivons-nous ? Comment vivre ? S’il n’existe aucun dessein prédéfini, chacun d’entre nous doit alors élaborer le sens de sa vie. Cependant, le sens que chacun donne à ses propres créations peut-il suffire à nous faire supporter la vie ? Ce conflit dynamique existentiel découle du dilemme auquel fait face un être avide de sens parachuté dans un univers qui en est dépourvu. »



Tous les coupables qui éloignaient l’homme de la vérité ont disparu, et celle-ci se dessine à l’horizon de Thérapie existentielle. A chercher dans la philosophie orientale qui prône l’harmonie de l’homme et de la nature, elle préconise la quête d’une sérénité qui passe par l’engagement relationnel. Tout acte d’interaction diminue l’angoisse et fait disparaître la question du sens existentiel au profit de l’émergence d’un bonheur potentiel. La thérapie existentielle ne fuit pas devant les réalités qui fondent la condition humaine. Aussi effrayantes qu’elles puissent paraître, il convient de les affronter comme de nouvelles perspectives de vie.

« Chacun est unique, il faut donc, d’une certaine façon, créer une nouvelle thérapie pour chaque patient. Je veux être surpris : à chaque séance, je suis impatient de retrouver mon patient, et je me demande comment sa vie s’est déroulée depuis la séance précédente. »


La vérité, à la fin de ce livre, ne veut pas se définir clairement, comme une réponse définitive et péremptoire à la quête de sens d’un individu. Ses contours ne sont pas figés. Ce livre ne cherche pas à imposer une pensée dans l’esprit d’un individu abandonné et prêt à gober n’importes quels salmigondis rédempteurs. Il invite le lecteur à prendre du recul sur les discours et l’aliénation moderne afin d’entrer dans une démarche de plus profonde honnêteté avec lui-même. Il ouvre les portes de la conscience de l’individu, lui signalant par là qu’il y a un formidable voyage à accomplir. La vérité n’est pas unique, et il en existe autant qu’il existe d’hommes sur terre. Surtout, la vérité change de forme au cours de la vie d’une seule et même personne. Une vie que l’on trouve plus accueillante à l’issue de la lecture de cet ouvrage, non pas en vertu de quelques unes de ses qualités, mais parce qu’elle est, et reste en devenir entre les mains de chacun.

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8 mars 2012 4 08 /03 /mars /2012 09:49



En cette période préélectorale, la majorité des dossiers sont bouclés. Ne reste plus qu’à éluder la question de l’éducation. Admettons que vous soyez candidat aux présidentielles, en manque d’idées et pas motivé pour chercher l’inspiration en vous-même… Plongez dans ces carnets de voyages d’un jeune enseignant ! Constitué des (soi-disant) voyages effectués par celui-ci à travers le monde (vous connaissez, vous, la Caspédie, San Lucro ou encore la Boltavie ?), agrémenté de photographies, dessins et anecdotes rapportés par les hôtes de notre jeune enseignant (Olga, ma douce et tendre, qu’es-tu devenue ?), vous serez étonné par la diversité des systèmes scolaires qui régissait ces pays pas si lointains dans les années 70 ! Pas si lointains, oui, car à condition d’avoir un cerveau et un peu d’imagination, n’importe peu qui peut retrouver ces contrées en lui-même et s’étonner de la prodigalité de son imaginaire lorsqu’il est question de sujets aussi complexes et sujets à polémique que l’éducation.



Sur le mode léger et en se vouant à l’absurde sans limite, Plantive et Guérard nous livrent la description de pays loufoques, régentés par des systèmes d’éducation dont les conséquences se répercutent sur l’ensemble de la société. Preuve nous est donnée, ici, que le sujet n’est pas anodin et que les décisions en la matière ne doivent pas être prises à la légère. Mais puisqu’il est permis de laisser aller son imagination, ne nous gênons pas. Peut-être rêveriez-vous d’un pays dans lequel ce ne sont plus les élèves qui sont évalués, mais les professeurs ? A moins que le système de rétribution des élèves proportionnellement aux résultats obtenus lors des examens ne vous semble plus alléchant … ? Attention, le rêve tourne parfois au cauchemar. Plaignez les pauvres élèves de l’Etat de Mologne, dont les mauvaises notes sont punies par des coups de fouets des professeurs et des parents mécontents, ou ceux de l’Etat de Caliganie qui concentrent trente-cinq heures de cours sur deux petites journées seulement. Entre ces deux pôles de l’extrême, toute une ribambelle d’autres systèmes absurdes se côtoient : rejoignez le peuple des S’diop dont la seule éducation consiste à apprendre à réparer des frigos, entrez en Caspédie où la totalité des cours se fait à bicyclette, ou la Haute-Valtique qui détermine le destin de ses futurs citoyens en les plongeant dès le plus jeune âge dans les bassins de la piscine municipale.



En deux ou trois pages, ce « professeur » décrit chacun des différents systèmes scolaires qu’il aura pu observer avec un sérieux d’apparat en total décalage avec le contenu même du texte, loufoque et certainement pas crédible. Mais si nous prenons un peu de recul, n’est-ce pas ce même ton qu’empruntent les sociologues lorsqu’ils décrivent notre système scolaire actuel ? Serions-nous aussi ridicules que ces mologniens, ces caliganiens ou ces s’diop ? La question semble d’autant plus pertinente que chaque état semble finalement pouvoir nous en révéler un peu plus sur notre propre système scolaire… On reproche aux semaines scolaires d’être trop chargées : regroupons le nombre d’heures requis à un apprentissage correct sur deux jours ! ; le système est trop laxiste : lynchons les gosses ! ; le système crée une injustice entre le statut des professeurs et celui des élèves : donnons aux élèves le droit de juger leurs professeurs ! Et cette société absurde qui se consacre exclusivement à l’éducation aux frigos n’est rien d’autre qu’une caricature de nos bons vieux programmes scolaires, rigides et intouchables…

Plantive et Guérard feraient de très bons pédagogues : dotés d’un esprit original, adoptant une forme peu usitée et faisant recours à leur imagination, ils proposent à leur lecteur des pistes de réflexion stimulantes qui risquent bien de lui donner le goût d’approfondir la question…

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5 mars 2012 1 05 /03 /mars /2012 09:54



Philip Roth aime bien dézinguer à tout va la religion. Il n’empêche, celle-ci l’imprègne puisque, s’il renie la morale et les exigences de vertu qu’elle implique, la persistance de l’âme semble si profondément ancrée en lui que, tout au long de son livre, c’est un homme bel et bien mort, que l’on est en train d’enterrer, qui revient sur son existence passée.

A l’heure où ses proches se réunissent, bon gré, mal gré, pour lui rendre un dernier hommage et faire une croix sur l’homme qu’il a été, celui-ci écoute et observe les réactions de sa famille et de ses amis, avant de revenir sur la vie qu’il a menée. L’enthousiasme à célébrer l’homme qu’il a été ne déborde pas dans son entourage, mais le pur esprit qu’il est à présent ne s’en émeut pas –ou si peu. Après tout, ce qu’il a été lui semble désormais insignifiant. A tout bien considérer, le plus remarquable, ce qui semble l’avoir le plus singulièrement différencié de ses semblables, se trouve peut-être dans l’exploration des maladies qui ont marqué son existence comme autant de caps décisifs. Une nouvelle maladie, une nouvelle remise en question, un nouveau regard porté sur soi, ses proches et le monde… Une nouvelle occasion de se confronter à la réalité terrifiante du déclin de son corps et d’un contact de plus en plus étroit avec la mort…


David Alexander Colville



La première opération lors de son enfance le projette un peu plus rapidement que prévu dans la réalité physique de la souffrance –le monde des adultes. Les opérations suivantes le verront se réveiller aux côtés de femmes à chaque fois différentes, dont le rapport avec la maladie traduit d’une manière limpide le propre rapport qu’elles entretiennent avec la vie et avec le personnage. Trois femmes, trois opérations, et un personnage à chaque fois aussi perdu, déboussolé, ramené à la platitude des rapports houleux qu’il entretient avec les femmes, qu’il poursuit et recherche avec une frénésie qui croît à mesure que son corps devient plus éloquent dans la vieillesse. Et puis c’est la solitude, partagée entre pensionnaires d’un établissement de retraités. La maladie devient le sujet de conversation central d’hommes et de femmes et leur passé s’efface devant les manifestations cliniques des dégénérescences qui les accablent. Malgré tout, une trace de leur passé transparaît encore à travers les manières de chacun de se confronter à la réalité physique de la maladie.

La mort n’est pas effrayante dans ce livre. Elle apparaît comme une conclusion inévitable à la vie de chacun. Le constat est évident, mais Philip Roth appuie ici sur les différentes façons que nous avons d’occulter cette vérité en nous précipitant sans réfléchir dans des actions qui balaient une palette du sordide plus ou moins large. Il s’agit d’une illustration bien menée de la distraction qui étourdit et éloigne des préoccupations primordiales. Philip Roth évite de porter tout jugement sur son personnage. Faible, comme tous les hommes, s’il a pu commettre des actes condamnables envers lui-même et autrui, ce n’était pas à cause d’une nature volontairement mal intentionnée, mais à cause de l’inéluctabilité de la mort qu’il cherchait sans cesse à nier.

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