Sans le mélanome oculaire qui fut diagnostiqué à Oliver Sacks au cours de Noël 2005,
L’œil de l’esprit n’aurait peut-être pas vu le jour aussi rapidement. En effet, le
neurobiologiste a décidé de s’atteler à la rédaction d’un livre consacré aux rapports entre l’œil et le cerveau, le malade et le monde, en même temps qu’il commença à rédiger un journal
de bord relatant la prise en charge de son mélanome. Cela ne signifie pas pour autant que l’intérêt d’Oliver Sacks pour l’œil et ses merveilles date seulement de 2005. Auparavant déjà, il
avait suivi avec attention les cas de quatre patients atteints de pathologies oculaires singulières, et il relate ses propres expériences avec les mystères de la vision :
« Dans mon enfance, je souffrais déjà de violentes migraines ophtalmiques. […]Ces migraines m'ont incité très tôt à me pencher sur le cerveau et sa construction de la
vision. Derrière une apparente simplicité et unité, il y a une complexité que la maladie révèle ».
Avant de parler de lui, Oliver Sacks s’attarde donc sur ses quatre patients atypiques. Lilian, grande pianiste, souffre d’alexie. Elle n’arrive plus à déchiffrer le moindre signe, et ses
partitions musicales deviennent pure abstraction. Le trouble s’aggrave année après année et touche la plupart des objets de la vie quotidienne. Toutefois, si elle ne reconnaît plus un
vase qui lui appartient ou les fruits et légumes qu’elle achète au supermarché, elle est capable de voir qu’un tableau est mal aligné ou d’autres détails qui rendent la compréhension de
son trouble encore plus mystérieuse. Dans une existence où tous les repères sont brouillés, Lilian déploie des ruses sans cesse renouvelées pour continuer à mener une vie ordinaire.
Les autres cas évoqueront un homme incapable de déchiffrer le moindre mot, un homme incapable de reconnaître le moindre visage, un aveugle qui répare brillamment la gouttière de son toit,
et feront le lien entre strabisme et vision en 3D.
« Les objets familiers tels que les pommes et les oranges, devenaient soudain étranges, aussi bizarres qu’un fruit exotique asiatique –qu’un ramboutan, par exemple. Je découvris
avec surprise que je ne savais pas si je tenais une orange, un pamplemousse, une pomme ou une tomate… »
Tous ces cas sont décrits avec une grande minutie. Oliver Sacks s’investit pleinement auprès de ses patients et les assiste au quotidien pendant plusieurs courtes périodes qu’il
renouvelle au fil des ans, suivant ainsi l’évolution de leur maladie sur le long terme. Devant des troubles qui ne présentent a priori aucune possibilité de guérison, Oliver Sacks oppose
les grands pouvoirs d’adaptation du corps pour pallier à un sens d’autant plus indispensable qu’il constitue, dans ces exemples, la source même de la personnalité des malades (l’une est
pianiste, l’autre écrivain…). On reste ainsi stupéfaits par les capacités déployées par chacun pour se réapproprier le monde d’une nouvelle façon.
Mais Oliver Sacks dépasse ces considérations de premier ordre et vient les enrichir de son expérience de neurobiologiste. S’aventurant souvent dans des contrées peuplées de détails dont
le sens échappera parfois au commun des lecteurs, Oliver Sacks n’hésite pas à nous décrire les pathologies d’un point de vue scientifique qui éclairera sur les mécanismes à l’origine de
la vision. Heureusement, il sait rester globalement très accessible. Avec un sens de la narration qui rapproche chacun de ces cas du genre de la nouvelle, on pourra également être troublé
par les remises en questions que nous apportent les considérations de Sacks sur la vision. On en viendrait même à se méfier de ses sens, lorsqu’un mélanome confère à des jonquilles la
couleur violette ou lorsque le paysage s’aplatit pour ressembler à une toile peinte. Pourquoi ces dernières visions ne seraient-elles pas plus crédibles que celles dont nous avons
l’habitude ? Lorsque le monde peut être modifié du jour au lendemain, il est permis de douter de tout.
« En avril 2007, les distorsions propres à mon œil droit s’amplifièrent tant que ma vue en pâtissait même si je gardais les deux yeux ouverts. Les gens ne
m’apparaissaient plus que sous l’aspect de silhouettes aussi allongées que les personnages du Greco et toujours inclinées vers la gauche –ils me faisaient penser aux dessins de
Sélénites en formes d’insectes de mon édition du roman de H. G. Wells Les Premiers hommes dans la lune. Et l’espèce de propagation visuelle initialement limitée aux couleurs à laquelle
j’étais sujet depuis un an s’étendit désormais à tout ce que je regardais : les visages, en particulier, acquirent des protubérances translucides, bouffies et presque protoplasmiques,
tel un portrait de Francis Bacon. »
Le livre s’essouffle malheureusement lorsqu’Oliver Sacks nous livre le journal de bord de son mélanome. Ce constat est d’autant plus dommageable que le journal occupe près de la moitié de
l’ouvrage. Certainement parce qu’il s’occupe ici de son cas personnel, Oliver Sacks oublie de prendre le recul dont il avait fait preuve pour les récits de ses autres patients et
s’attarde trop longuement sur le désespoir que suscite son mélanome. Sans vouloir nier les implications psychologiques de ce trouble, on a parfois l’impression qu’Oliver Sacks se complaît
dans son malheur et éprouve une sorte de plaisir malsain à en rajouter des lignes et des lignes sur le tragique de sa situation. Si Oliver Sacks livre de très bonnes analyses des cas de
ses patients, il devient médiocre lorsqu’il se penche au-dessus de son nombril. Malgré cet étalage de vie privée un peu nauséeuse, on trouve heureusement un témoignage unique qui, venant
compléter les quatre précédents, chamboule de nombreuses conceptions et interroge sur le bien-fondé de ce que nous jugeons être la « réalité ».
Extrait du journal d'Oliver Sacks
Faire de la science-fiction à partir d’observations médicales ? Oliver Sacks l’effectue brillamment et, même s’il se perd parfois dans une prose tragique qu’il maîtrise mal, l’originalité
de ses apports et de ses réflexions nous permet de fermer les yeux sur ses petits emportements…