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22 août 2012 3 22 /08 /août /2012 11:21



Le Guide du Voyageur Galactique est connu par la quasi-intégralité de l’Univers. Arthur, représentant de l’humanité, a pourtant dû attendre la destruction de sa planète pour en découvrir l’existence. Est-ce à dire que nous, pauvres terriens, sommes un peu paumés au milieu de cet infini Univers ?
Peut-être, mais nous ne sommes certainement pas les pires puisque nous avons au moins conscience qu’il existe autre chose dans l’univers. Une évidence ? Pas pour les habitants de la planète Krikket en tout cas... Leur monde est entouré d’un nuage opaque qui les empêche d’imaginer qu’il puisse exister un au-delà galactique. Lorsqu’un vaisseau vient s’écraser sur le sol de leur planète, la stupéfaction les saisit. Ni une, ni deux, comme s’ils n’attendaient que cette distraction pour s’ouvrir à l’inconnu, ils rattrapent en quelques mois tout le retard scientifique dû à leur ignorance. Leur instinct d’imitation leur permet de rafistoler un vaisseau à la ressemblance du premier et de s’aventurer du côté de leur grand ciel gris… qu’ils s’empressent aussitôt de traverser, découvrant avec stupéfaction l’existence de tout un Univers qu’ils ne parviennent pas immédiatement à nommer faute de terme approprié. Eblouis par tant d’infini, étourdis devant la perspective de tant de nouveaux mondes se présentant à eux, les habitants de la planète Krikket n’ont désormais plus qu’une idée : détruire le reste de l’univers !

Les Krikket menacent la vie. Qui appelle-t-on à la rescousse ? Arthur, Ford et Slartibartfast chevauchent leur vaisseau écologique (il est propulsé à l’aide d’un générateur d’improbabilité qui use de la relativité des nombres inscrits sur les additions des tickets de restaurant) pour se lancer dans une grande contre-attaque qui permettra de rendre inoffensifs les habitants de la planète Krikket.

Ouf. Ce n’est pas de tout repos, et après deux premiers tomes plutôt reposants, Douglas Adams accélère la cadence en nous proposant une intrigue ficelée comme un gigot d’agneau –tellement ficelée qu’on s’y laisse parfois embobiner, et un sursaut d’inattention nous obligera à retourner quelques dix pages en arrière pour mieux comprendre les détours retors empruntés par l’intrigue (une redite du voyage spatio-temporel ?). Du coup, le rire disparaît derrière ces dégringolades d’actions en tous genres –sauf un sursaut surgi après la lecture d’un calembour que Douglas Adams n’oublie pas de parsemer au fil de ses pages. Il n’empêche, la place accordée aux conseils absurdes du Guide du Voyageur Galactique se fait pâlotte. Le burlesque s’efface au profit de l’aventure et l’aventure –même déjantée- ne permet pas les spéculations dingues que Douglas Adams s’accordait dans les épisodes précédents.

Lorsqu’on fait trop bien, il est difficile, ensuite, de faire mieux. L’ascension de Douglas Adams sur l’échelle du rire et de l’absurde ne pouvait pas être infinie –n’est pas l’Univers qui veut. Cette légère baisse de régime du troisième volume ne le rend toutefois pas contournable. Toujours excellent dans le domaine du loufoque, il est seulement moins bon que les précédents livres auxquels Douglas Adams nous avait habitués. Une légère déception, de temps en temps, ne fait pas de mal : un petit coup de baisse de régime et c’est reparti, à qui mieux-mieux pour le quatrième épisode !

 

 

Pour ceux que ça intéresse... Wink des extraits tordants digne d'un Douglas Adams en pleine forme !

Le passage excellent sur la longueur insupportable des dimanche après-midi :

Citation:
« Sur la fin, c’étaient les dimanches après-midi qu’il avait commencé à ne plus encaisser, avec ce terrible désœuvrement qui vous saisit sur le coup des quatorze heures cinquante-cinq, quand vous savez que vous avez déjà pris tous les bains que vous pouviez prendre ce jour-là, quand vous savez que vous aurez beau vous écorcher les yeux sur les articles du journal, quelques qu’ils soient, vous n’arriverez jamais à les lire vraiment, ni à appliquer cette révolutionnaire nouvelle technique de taille des arbres qu’on y décrit, quand vous savez que, tandis que vous contemplez la pendule, les aiguilles s’avancent inexorablement vers le chiffre quatre, funeste présage de cette languissante heure du thé, triste tasse pour les âmes. »



Le concept du CLEP -encore une belle trouvaille d'Adams :

Citation:
« Un CLEP […] est une chose que l’on ne peut pas voir, ou qu’on ne veut pas voir, ou que notre cerveau nous empêche de voir, parce qu’on s’imagine que c’est leur problème et pas le nôtre. C’est exactement ce que veut dire CLEP : C’est Leur Problème. Et le cerveau le censure, tout simplement. Comme s’il faisait un blanc. Si tu le regardes directement, tu ne pourras pas le voir, tant que tu ne sauras pas exactement ce que c’est. Ton seul espoir, c’est d’essayer de l’entrevoir par surprise du coin de l’œil.»



Enfin, pour les plus rêveurs d'entre nous... comment apprendre à voler ?

Citation:
« Il existe un art, ou plutôt un truc, pour voler.
Le truc est d’apprendre à se flanquer par terre en ratant le sol.
Choisir de préférence une belle journée pour s’y essayer.
[…] La plupart des gens n’arrivent pas à rater le sol et s’ils s’y sont bien pris, il est probable qu’ils n’arriveront pas à le rater assez durement.
[…] Le problème est en effet qu’il faut parvenir à rater le sol accidentellement. Inutile de vouloir délibérément rater le sol : ça ne marchera pas. Il faut avoir l’attention subitement distraite à mi-parcours, de manière à ne plus penser à la chute au sol, ou à quel point ça va faire mal si on manque de le rater.
Il est notoirement difficile de détourner son attention des trois susdits éléments durant la fraction de seconde dont on dispose.
D’où l’échec constaté chez la majorité des gens et leur conséquente déception quant à la pratique de ce sport pourtant exaltant et spectaculaire. »


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20 août 2012 1 20 /08 /août /2012 16:28





Il ne faut pas négliger la puissance d’attraction du titre d’un livre. Celui-ci se serait-il appelé Presseur de papier au temps de la répression communiste, je ne l’aurais peut-être pas ouvert avant longtemps et j’aurais raté la lecture d’un texte qui, bien qu’inscrit dans un contexte politique unique, ne s’épargne aucune réflexion universelle.

Hanta, le seul personnage sur lequel se concentre Une trop bruyante solitude, travaille à la presse d’un entrepôt de vieux papiers. Tous les jours, des tonnes de livres, gravures et paperasses diverses s’abattent sur lui depuis le plafond. Hanta effectue son travail sans se bousculer, s’attirant par la même occasion les plus vifs reproches de son supérieur. Plutôt que de forcer le rythme, Hanta préfère se laisser aller au charme de la découverte des papiers qu’on l’oblige à détruire, mettant de côté les ouvrages qui lui semblent nécessaires ou les gravures et peintures qu’il juge belles. De cette façon, l’employé illettré s’est peu à peu constitué une culture propre, qui résulte à la fois du charme qui s’opère à la rencontre de certains mots ou de certaines phrases, mais aussi de la terreur sourde que suscite la vie dans une société barbare.

Dans la presse où travaille Hanta, le silence et la solitude l’amènent à se sentir comme un démiurge contradictoire, doté d’une volonté propre qu’il ne peut toutefois suivre totalement. Hanta a conscience que sa tâche l’avilit et qu’elle est contraire à ses principes, mais son statut ne lui permet pas de faire autrement que de la poursuivre. D’où un sentiment de culpabilité qui rappelle –dans le fond et dans l’expression- celui qui poursuit Kafka dans la plupart de ses textes. Ce sentiment est sans doute le moteur qui pousse Hanta à ramasser frénétiquement des tonnes de livres qu’il accumule ensuite chez lui, formant des tours et des colonnes bancales qui prennent une allure menaçante, prêtes à s’effondrer, à chaque instant, sur un Hanta épuisé et assommé par les idées. D’autres aspects de la culpabilité surgissent sous des formes différentes. La violence de la vie en société et la répression qu’elle effectue sur ses individus se traduit à travers l’évocation récurrente de la guerre que se livrent les rats dans les égouts de Podbaba. Lorsque des images d’espoir surgissent –avec les tsiganes par exemple-, elles sont aussitôt éludées derrière une réalité grise et implacable.

La deuxième partie du roman prend une tournure plus accablante lorsque Hanta découvre la presse mécanique de Bubny et ses joyeux employés en uniforme, dont les rêves de voyages et de loisirs, ainsi que les goûters de sandwiches et de lait, traduisent pour Hanta la décadence d’une civilisation uniformisée et individualiste :

« Les ouvriers déchiraient les paquets, en tiraient des livres tout neufs, arrachaient les couvertures et jetaient leurs entrailles sur le tapis ; et les livres, en tombant, s’ouvraient ça et là, mais personne ne feuilletait leurs pages. C’était du reste bien impossible, la chaîne ne souffrait pas d’arrêt comme j’aimais à en faire au-dessus de ma presse. Voilà donc le travail inhumain qu’on abattait à Bubny, cela me faisait penser à la pêche au chalut, au tri des poissons qui finissent sur les chaînes des conserveries cachées dans le ventre du bateau, et tous les poissons, tous les livres se valent… »

Les sentiments de Hanta deviennent encore plus contradictoires. On sent un déchirement intérieur face auquel il est difficile de lutter. Le titre du roman se justifie encore davantage dans ce virage.

L’extrême tension de la situation vécue par Hanta ne se propage pas dans l’écriture de Hrabal. Peut-être parce qu’il frôle souvent le désespoir, Hanta ne s’apitoie jamais directement sur son sort. Il se protège en jouant avec l’absurde et la dérision et lorsque ces derniers ressorts ne sont plus possibles, il s’exprime à travers une colère sincère et effrayante. Le talent de Hrabal réside dans sa capacité à glisser d’une situation politique singulière donnée –la répression communiste des années 60 en Tchécoslovaquie- aux sentiments que peuvent universellement ressentir les individus lorsqu’ils se trouvent à la croisée d’un dilemme qui leur ordonne de choisir entre leurs convictions et la virulence de préceptes extérieurs.

« Les cieux ne sont pas humains, mais il y a sans doute quelque chose de plus que ces cieux-là, la pitié et l’amour que j’ai depuis longtemps oubliés, effacés totalement de ma mémoire. »

« Les cieux ne sont pas humains et la vie, hors de moi et en moi, ne l’est pas davantage.»

« Les cieux n’étaient pas humains et moi, c’était plus que j’en pouvais supporter. »

Des phrases lancinantes qui reviennent ponctuellement dans le texte, en réponse au « progressus ad futurum, regressus ad originem » de Hanta, finissent enfin d’angoisser le lecteur en même temps que le personnage. L’impression que le progrès et le recul vont de pair devient une certitude. Hanta nous abandonne finalement dans un monde dangereux, qui oscille sans cesse entre la chute et l’équilibre…

 

 

J'aime beaucoup la présentation du roman par Vaclav Jamek :

Citation:
« Ainsi Hrabal est-il un écrivain qui pardonne à la vie, à cause de la passion et de l'invention infinie que l'homme déploie pour la garder et l'entretenir, à son tour ébahi, ébloui, entraîné par cet acharnement à vivre qui est à la base de tout et qui se passe de justification. »



Citation:
« Profondément choqué sur le plan métaphysique, Hrabal ne porte pas de jugement moral sur la vie : il est proprement le contraire d'un métaphysicien moraliste -aux antipodes, donc, d'un Cioran. Il n'y a aucune visée satirique dans le tableau qu'il donne du ridicule humain ; ce ridicule constitue à ses yeux la preuve la plus vraie, la plus étonnante, quasiment héroïque et absolument émouvante, de l'appétit de vivre. »



Citation:
« La force de la vie chemine dans les petites gens, qui toutefois ne sont pas humbles, car enfin ils se débrouillent, ils font de grands gestes pour effrayer la mort, ce sont des originaux, des inventifs, des fiers-à-bras, de vrais salopards même, peu importe. C'est ainsi que pile et face peuvent rester liées, le foisonnement et la solitude, la légèreté et la gravité, la farce et la tragédie, et que parfois, dans quelques chefs-d’œuvre, on entrevoit le gouffre qui s'ouvre sous nos pas, fussent-ils de danse. C'est le cas surtout d'Une trop bruyante solitude, qui révèle le plus clairement la question à laquelle toute l'œuvre de Hrabal cherche sans doute à répondre : que peut la littérature après Auschwitz ? »



Elle met en valeur le talent humaniste de l'écrivain...

Un des passages du livre que j'ai beaucoup aimé concerne la découverte par Hanta des travailleurs de la presse mécanique. Un autre monde...

Citation:
« Justement, c’était l’heure de la pause, la chaîne s’arrêta, les ouvriers s’assirent sous le grand tableau mural barbouillé de punaises, de liasses de paperasses et d’informations et déballèrent leur goûter ; riant et bavardant, ils arrosaient sans gêne leur sandwiches au fromage et au saucisson de lait et de Coca-Cola, et moi, rien que d’entendre les bribes de leur conversation joyeuse, je dus m’appuyer à la rambarde : j’apprenais, en effet, qu’ils formaient une brigade socialiste du travail ; tous les vendredis, aux frais de l’entreprises, un bus les emmenait dans un chalet des Monts-des-Géants, l’été dernier, ils avaient visité la France et l’Italie, et cette année, projetaient-ils en allumant une cigarette, ils feraient bien un tour en Grèce et en Bulgarie. Et ils s’interpellaient, inscrivaient leurs noms sur des listes et s’incitaient les uns les autres à être tous de la partie. En les voyant se déshabiller à mi-corps pour se faire bronzer aux rayons déjà hauts du soleil, je n’étais même plus étonné ; ils hésitaient sur l’emploi judicieux de leur après-midi : iraient-ils se baigner aux Bains-Jaunes ou jouer au foot à Modrany ? »



Citation:
« Leurs projets de vacances en Grèce m’avaient complètement ébranlé : moi que la lecture de Herder et de Hegel avaient projeté dans la Grèce antique, moi que Friedrich Nietzsche avait initié à la vision dyonisienne du monde, je n’avais jamais pris de vacances. »



Et voilà ce qu'il leur mettrait dans la tête s'il était du voyage :

Citation:
« Si je pouvais partir en Grèce avec cette brigade socialiste du travail, je leur ferais des conférences sur l’architecture et la philosophie, des cours sur tous les suicidés, sur Démosthène, sur Platon et Socrate, si je pouvais les y accompagner… Mais voilà, nous entrions dans une nouvelle époque, un monde nouveau, ça leur passait bien au-dessus de la tête, à ces jeunes gens, tout sans doute était déjà bien différent. »



Il n'empêche, c'est finalement Hanta qui se résigne...

Citation:


« Et je pressai, je pressai avec fureur des paquets anonymes, sans la moindre reproduction de maître ancien ou moderne, je ne faisais que le boulot pour lequel on me payait, fini l’art, la création, l’enfantement dans la beauté, en continuant à ce train-là, je pourrais certainement former à moi tout seul une brigade socialiste du travail avec l’engagement d’accroître de cinquante pour cent la productivité annuelle, et j’aurais sûrement droit aux chalets de l’entreprise, j’irais certainement passer l’été en Grèce, faire en caleçon long le tour du stade d’Olympie et m’incliner à Stagire en l’honneur d’Aristote. Ainsi, buvant directement le lait à la bouteille, je travaillai, inhumain, insensible comme les gens de Bubny, et le soir tout était fini, j’avais tout écrasé, prouvant ainsi que je n’étais pas une nullité. »


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17 août 2012 5 17 /08 /août /2012 10:56



Les « livres dont vous êtes le héros » ont peuplé mon enfance comme autant de possibilités de lecture divergentes et originales à un âge où le besoin de ludique est particulièrement intense. Le temps passant et la forme des « livres dont vous êtes le héros » variant peu, et perdant par là toute leur originalité, j’ai délaissé ce type de lecture pour du sérieux, du lourd et du bien costaud qui appartient exclusivement au monde des adultes (ou presque).

Le bac de philo n’a pas peuplé mon adolescence mais ceci est une autre histoire.

Quoiqu’il en soit, lorsque je suis tombée sur ce livre intitulé Le Bac Philo dont vous êtes le héros, mes jambes ont flageolé. L’émotion était trop forte : j’allais enfin retrouver les lectures électrisantes de mon enfance, mâtinées de sauce philo pour les adultes. De quoi s’amuser sous couvert de légitimité intellectuelle.

En fait, je ne me suis pas vraiment amusée… Ce livre est fourbe : il fait croire à son lecteur que celui-ci pourra vraiment choisir le parcours philosophique qui correspond le mieux à ses inclinations et à ses propres valeurs alors qu’en réalité, il le fait tourner en bourrique, lui donnant l’illusion du choix, lorsque toutes les options aboutissent finalement au même résultat. A travers un parcours guidé qui s’étend de la définition de la philosophie à la question de la morale, en passant par la recherche de la vérité, de la logique ou de l’organisation politique, chaque lecteur, aussi singulier soit-il dans ses opinions et ses préférences philosophiques, sera contraint de passer par les mêmes étapes et les mêmes bornes. J’aurais dû être plus attentive à cette phrase inscrite sur la couverture du livre : « Réviser en s’amusant ». Pour le coup, la question de l’amusement est remise en question. Pour ce qui est de réviser, en revanche, aucune hésitation n’est possible : le lecteur ne fait rien d’autre. Il révise, révise, révise : les grands courants classiques (rationalisme, empirisme, scepticisme, stoïcisme, nihilisme…), les grands noms (Aristote, Platon, Locke, Schopenhauer, Hume, Descartes, Kant, Spinoza…) et les grandes articulations entre les différentes pensées.



Pas le droit à la contreverse ! Alors que j’aurais aimé découvrir les inflexions du matérialisme en lui opposant mes contradictions puériles de jeune adulte en quête de provocation, on me renvoie à l’écurie en me grondant : « Non, vous avez tort », « L’argument n’est pas recevable ». Après s’être fait remonter les bretelles par le prof, voilà que le bouquin s’y met à son tour, et c’est beaucoup moins rigolo : au moins, les réactions d’un prof sont imprévisibles.

Si vous êtes vraiment nul en philo, peut-être ce livre pourra-t-il vous apprendre quelque chose (au moins à vous rendre compte du manque de diversité des programmes scolaires de philosophie au lycée), mais à partir du moment où vous commencez à peu près à savoir de qui l’on parle lorsque l’on cite Karl Marx, ce n’est plus la peine d’espérer vous instruire. Et encore moins vous amuser…



Apprécions le nihilisme :

Citation:
Le nihilisme est une attitude caractérisée par le sentiment d’absurdité et de vacuité de l’existence. Brève, sans direction, arbitraire et dépourvue de sens, la vie ne laisse au nihiliste qu’un amer sentiment de dégoût.
Au XIXe siècle, Schopenhauer élabore une philosophie nihiliste. La vie est en son fond un vouloir-vivre, d’ailleurs absurde, car son unique but est de se reproduire à l’infini, en un éternel retour. L’individu ne compte nullement, il n’est que le jouet du vouloir-vivre qui l’instrumentalise en lui faisant éprouver le désir de vivre et d’aimer. L’amour, en effet, est alors l’illusion qu’utilise le vouloir-vivre pour perpétuer l’espèce, au détriment de l’individu. Le désir n’est rien d’autre que souffrance, aussi bien dans le manque et la frustration que dans l’ennui qui suit sa satisfaction. Le seul salut reste dans la négation du vouloir-vivre, possible par l’art, la morale, ou la connaissance pure.
Nietzsche analyse quant à lui le nihilisme comme conséquence de la fin de l’autorité des valeurs chrétiennes. L’homme se retrouve seul, sans Dieu, sans valeurs absolues. Mais ce philosophe n’en reste pas au rejet de toute valeur et à la complaisance dans le sentiment de l’absurde. Il propose de dépasser le nihilisme par la création de valeurs à même d’intensifier la vie, l’art jouant ici un rôle principal.



... la pensée de Spinoza :

Citation:
[…] les hommes se croient libres parce qu’ils ont conscience de leurs actions mais ignorent les causes qui les déterminent. L’homme en colère, par exemple, croit vouloir se venger librement, alors qu’il est mû par sa seule impulsion. L’enfant qui désire le lait croit le désirer librement, alors qu’il est mû par son appétit. Il en va de même pour toutes nos actions, qui sont déterminées par des causes, et nous ne sommes jamais les causes premières et absolues de nos actes, chose qui n’appartient qu’à Dieu, puisque étant Absolu, il n’agit que selon la nécessité de sa nature.




...ou celle de Schopenhauer :

Citation:
[…] tous les actes de l’homme s’expliquent par le vouloir-vivre, dont le désir est une émanation. Tous les idéaux, toutes les idéologies par lesquelles on se sacrifie dans l’histoire, ne sont elles-mêmes que des objectivations de ce vouloir-vivre. Par conséquent, l’histoire n‘est que la répétition éternelle du même schéma, et les différences que l’on y trouve sont accidentelles. dès lors que l'on comprend que l’individu n’est que l’instrument du vouloir-vivre qui l’utilise pour perpétuer l’espèce, et par là même se perpétuer indéfiniment, on a dit tout ce qu’il fallait dire sur l’histoire. Et jamais il n’y aura rien de nouveau sous le soleil, bien que les individus, les coutumes ou les langues, soient différents au cours des âges.




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16 août 2012 4 16 /08 /août /2012 11:17




Citation:
« Elle avait une vie pire qu’une caissière, au final. Une vie de merde, des horaires d’esclave, toujours joignable au téléphone, le teint toujours brouillé sous le fond de teint, dégradée par la fatigue, la guerre des nerfs et le vide émotif ambiant. »




Heureusement que Bruno ne mène pas une vie pareille. Lui n’oserait jamais salir son aura de loser-sympathique en s’accordant avec ce qu’il imagine être les prescriptions fatales de la société. Précisons quand même que Bruno est un paranoïaque : non seulement il craint de sortir et de se mêler aux autres gens, mais en plus, il est persuadé que la société veut le contraindre à rentrer dans le « moule » (formule toute faite permettant de désigner ce que Rousseau, en d’autres époques, avait nommé le « Contrat Social »). Pourtant, malgré sa trentaine largement dépassée, il semble vivre confortablement sans travailler, sans payer d’impôts, sans verser de pension, en fumant des joints et en picolant, sans oublier d’aller à des concerts de groupes cools qui se permettent de lui laver le cerveau en toute impunité (car ils portent des Dock Martens). Incohérence maximale, esprit de rébellion de pacotille : de toute façon, nous étions prévenus : Teen Spirit est un roman écrit par Virginie Despentes. Niveau grande gueule, ça hurle à plein poumons, mais il suffit de gratter un peu et d’analyser les étapes d’une réflexion de pseudo-anarcho-communiste pour se rendre compte de l’énorme artifice que constitue sa « personnalité ».


Il suffit d’évoquer l’intrigue qui constitue la base de Teen Spirit pour sentir que Virginie Despentes ne se ménage pas en ce qui concerne le brassage de stéréotypes et l’esquisse de caricatures. Nous sommes bien loin des réflexions fines et nuancées des écrivains qui ont marqué la littérature (on aurait presque envie d’hurler à Zweig de revenir parmi nous) mais enfin, bon, après tout, Virginie Despentes n’a sans doute pas envie d’associer son nom à quelque caste que ce soit –après tout, elle est un esprit libre et rebelle.


Bruno, donc, est un pauvre loser trentenaire. Sans emploi, il justifie son inaction en prétendant écrire son prochain chef d’œuvre. En réalité, il passe surtout ses journées à regarder la télé, à boire des bières et à fumer. Lorsque sa crétine de copine rentre le soir, après une journée de travail à la con, il ne comprend pas pourquoi elle est de mauvaise humeur et ne vient pas lui faire des bisous dans le cou. De toute façon, elle est cinglée : elle est végétarienne et n’aime pas se défoncer comme une vraie épicurienne. Alors que Bruno est plongé dans cette situation désespérante, une de ses anciennes conquêtes, Alice, l’appelle. Rendez-vous est donné. Bruno se demande si son sex-appeal a un quelconque rapport avec ce rencart. En fait, non. Subitement, après treize années de silence, Alice a décidé de lui annoncer que sa fille, Nancy, est le triste produit d’une de leurs anciennes unions alcoolisées.
Badaboum ! Bruno-papa a la tête qui tourne, et pour une fois ce n’est pas à cause de la bière. Il rentre chez lui, allume la télé et régresse à travers les dessins animés. Le monde lui apparaît soudain comme maléfique.


Pour que le livre ait un quelconque intérêt, Virginie Despentes imagine que ce serait rigolo de faire se rencontrer Bruno et sa fille Nancy, une adolescente de treize ans, l’âge difficile en joggings-baskets, genre qui se la pète, qui écoute du Britney Spears et qui aimerait pouvoir traîner dans le métro toute la journée. Pourtant, malgré l’incompatibilité de ces deux caractères rabougris, Bruno et Nancy s’entendent super bien. On aurait dû s’en douter : tous deux sont de pauvres marginaux isolés d’une société tyrannique représentée par la mère Alice. Et de s’acharner sur cette pauvre femme fatiguée qui travaille, qui ramène des sous à la maison mais qui –ô, offense suprême !- n’a pas le temps de jouer aux Petits Poneys avec sa fille.

Puisque Virginie Despentes est un écrivain engagé, imaginons plusieurs causes qu’elle a souhaité défendre en écrivant ce torchon :

- Critiquer l’éducation traditionnelle qui étouffe la liberté et la joie des petits enfants rigolos ? ( « Autant le punk-rock s’était avéré être une formation désastreuse pour la vie réelle, ne préparant ni à l’obéissance ni à la compétition ni à la résignation ni aux refoulements exigés ; autant c’était une bonne école pour s’occuper d’une petite fille et ne pas chercher à l’amoindrir sous prétexte qu’il y a des cases et qu’il faudra bien qu’elle y entre. »)
- Faire l’éloge du mode de vie larvaire de son personnage Bruno, en l’opposant à l’activité frénétique de cette vieille sorcière d’Alice ?
- Porter un jugement moral sur le fonctionnement de notre société moderne et sa tendance à la corruption des jeunes esprits innocents ? (« Bouffer le cerveau aux moins de douze ans, s’assurer qu’ils prennent l’habitude de boire ce qu’il faut e coca par jour, pénétrer tous les crânes des gosses pour y enfoncer des mensonges : le bonheur, c’est être conforme, ça s’obtient en se payant des trucs, et pour ça il faut obéir, rentrer dans tous les rangs, que rien ne dépasse de non monnayable, et surtout ne jamais faire chier, être convenable c’est être heureux et être le premier, y’a pas mieux. »)
- Dresser le portrait d’un père idéal tel que Virginie Despentes n’en a jamais eu mais tel que son cœur éploré le réclame à corps perdu (attention, analyse psychanalytique proche) ?


Quoiqu’il en soit, Virginie Despentes a abandonné la défense de la cause féministe qu’elle avait amorcée dans King-Kong Théorie. Dans Teen Spirit, les femmes en prennent pour leur grade. Elles peuvent être belles et cruches (« Elle était née comme ça : superbe. Idiote au point où ça en devient poétique et troublant. L’imaginer lâchée dans ce monde avec sa cervelle amoindrie et les nichons qu’elle se payait la rendait follement excitante. Perpétuellement en danger, menacée et ayant besoin d’un homme. Elle m’écoutait avec une telle avidité, riant généreusement à n’importe quelle pauvre blague, que je me suis demandé un moment si elle ne me prenait pas pour quelqu’un d’autre. ») ou moches mais puissantes lorsqu’elles tentent de rivaliser avec les hommes sur le plan professionnel et social. Heureusement, auparavant déjà, King-Kong Théorie nous avait habitué à la déception.


Pas de hauts espoirs avec Despentes : on se contente d’un style d’écriture limpide (pour ne pas dire pauvre) et simple d’accès (pour ne pas dire débile), qui met en place une intrigue compréhensible (sans intérêt) sans pour autant se montrer divertissante. Teen Spirit est accessible aux personnes souffrant d’Alzheimer (les phrases dépassent rarement les cinq mots) ou aux enfants qui viennent d’apprendre à lire (il n’y a pas de mot compliqué ni de tournure syntaxique complexe). Entre deux livres enrichissants, Teen Spirit fera office de rigolade légère –aération du cerveau garantie.


Dommage que Virginie Despentes n’assume pas la fonction débilitante de son roman : aurait-elle envie de se hisser sur l’échelle de prestige des écrivains en proclamant plutôt qu’elle se prend pour l’évangile féminine des lettres françaises ? Ce n’est pas très punk-rock… On aurait préféré qu’elle avoue sans honte qu’elle cherche seulement à faire parler d’elle, à vendre des livres et à faire rigoler son lectorat, plutôt qu’elle prétende prêcher la bonne parole de la rébellion de masse. Vous pas avoir compris ? Heureusement, toute la pensée de Virginie Despentes est résumée, dans le fond et dans la forme, dans cette phrase qui vient clore Teen Spirit :

Citation:

« Le peu qu’on ait qui vaille vraiment, s’en réjouir vite et pas se tromper. »



Synthèse parfaitement réussie. On ne se réjouit pas, et on balance le bouquin aux oubliettes.

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14 août 2012 2 14 /08 /août /2012 10:42



Moins que zéro propose une variation sur la fameuse question de la poule et de l'œuf... Qui est apparu en premier ? Est-ce la réalité d'un monde inhumain qui a engendré l'apparition en série de clones désincarnés ? A moins que ce ne soit l'existence de ce troupeau de bétail meuglant qui ait fait de la Terre un lieu où personne n'aimerait mettre les pieds ?

A travers son récit, Clay décrit une certaine facette d’un monde qui le renvoie à lui-même. Le personnage, tout juste âgé de dix-huit ans (Bret Easton Ellis avait vingt ans lorsqu'il a publié ce livre), rentre d'études pour passer un mois de vacances chez lui. Alors qu’il n’est pas revenu depuis plusieurs mois, et même s’il se doute que rien n'a fondamentalement changé au cours de cette brève période, Clay se prépare déjà à sentir le malaise des retrouvailles.
Pourtant, pas d'effusion entre proches... le père et la mère, qui mènent leur vie séparément, tiennent à leur indépendance et à leur fierté comme à de vieux restes d'une adolescence inachevée ; les sœurs remarquent à peine le retour de leur frère, noyé sous une tonne de ragots bien plus excitants que son caractère taciturne ; les amis ne lui proposent rien de plus qu'un ennui partagé ; et l'ancienne petite amie, avec qui les relations sont ambiguës, reste toujours aussi inconnue que dans le passé. En rentrant chez lui, Clay retrouve ce qu'il avait laissé dans le même état qu'avant son départ. Si quelque chose a été modifié, rien de visible. L'éloignement que le temps a creusé entre lui et ses proches ne se voit pas et ne se dit pas.

Clay retrouve ses habitudes. Les journées vides sont meublées par le sommeil et l'apathie, les nuits par des sorties en boîte, dans des bars ou dans des demeures de riches. C'est l'occasion d'éveiller en soi des sensations devenues difficiles à susciter : il suffit de mélanger alcool, Valium, Témesta et séances de torture sado-maso autour d'une piscine et d'un buffet. L'effet est bluffant mais ne dure pas. En tout cas, Clay en est revenu. Même s'il continue à participer à toutes ces orgies de convention afin de suivre les traces de ses (anciens) amis et parce qu'il n'a rien de mieux à faire, on sent qu'il se tient à une certaine distance de ces spectacles. Regard critique ? Ou désespoir si intense que même ce qui faisait le plaisir de ses journées d'antan ne suscite plus rien en lui ? Clay est surtout marqué par une pensée lancinante : « Les gens ont peur de se retrouver ». Et il ne s'exclut pas de ce constat.

Clay n'indique pas clairement de quelle façon les gens arrivent à détourner cette peur, mais il le fait comprendre à travers une démonstration qui s'étend tout au long du livre : ils essaient d’étouffer tout sentiment. Ils ne sont plus déçus : ils boivent ; ils ne sont plus désespérés : ils prennent du Valium ; ils ne sont plus furieux : ils violent des petites filles ; ils n'ont plus honte : ils tapinent. Le tout s’accomplit dans le silence le plus pesant. Clay, victime parmi les victimes, aussi inhumain que tous les autres abrutis autour de lui, décrit ces jours sur le ton du simple constat. On sent que la manière dont se déroulent les choses ne lui convient pas mais il n’espère rien de mieux. Il balade son désespoir et sa résignation au détours de phrases banales, de conversations inintéressantes et de détails sans intérêt -prémisse d'American Psycho. Ce mépris total ressemble presque à un désir absolu de voir se produire une apocalypse digne de ce nom.

« Samedi en fin de soirée nous sommes tous chez Kim. Il n’y a pas grand-chose à faire, sinon boire des gin-tonic et de la vodka avec beaucoup de jus de citron et regarder des vieux films sur le Betamax. Je fixe sans arrêt le portrait de la mère de Kim, suspendu au-dessus du bar dans le salon au plafond élevé. Il ne se passe rien ce soir. »

Ainsi, cette description minutieuse d'un monde creux, peuplé d'une humanité qui sillonne des routes vides, confrontée parfois à des apparitions surréalistes -un coyote écrasé au bord de la route, une voiture en flammes, des Mexicains qui pleurent, autant de signes de la déchéance proche- fait apparaître des images dignes d'un road-movie catastrophe. Lorsqu’on connait l’attrait de Bret Easton Ellis pour la description des crises de fureur qui s’emparent souvent de ses personnages, l’hypothèse d’un déchaînement n’est jamais invraisemblable.

Ce premier livre de l’écrivain n’est pas son meilleur. Le regard critique de Clay ne parvient pas encore à s’exprimer avec toute l’agressivité qui fera par exemple la puissance d’American Psycho, et la superficialité des situations décrites à travers son regard donne parfois au texte l’impression d’être vide lui aussi. Pourtant, on sent déjà que l’écriture de Bret Easton Ellis s’imprègne des particularités qui feront sa singularité et son succès dans ses livres suivants. Moins que zéro n’est peut-être pas le livre qui permettra le mieux de se singulariser avec l’écrivain, mais sa lecture intéressera forcément celui pour qui American Psycho a été un grand livre. Il suffirait de se laisser aller à un peu d’émotion pour avouer que Moins que zéro est troublant car il permet le déploiement d’une vision à peine désabusée, mais que l’on sent déjà prête à s’épanouir dans toute son ampleur au fil des livres suivants…

 

La vie de Clay se résume à peu de choses. A la limite, ça pourrait lui convenir, mais il met tout au même niveau, et c'est parti pour l'accumulation neutre des activités qui meublent sa journée :

Citation:
« Le soleil entre à flots dans ma chambre à travers les stores vénitiens et quand je regarde dans le miroir, il me renvoie l’image d’un sourire dément, fêlé. Je vais dans mon cabinet de toilette, j’observe mon visage et mon corps dans la glace ; je fais une ou deux flexions, me demande si je devrais aller chez le coiffeur, décide que j’ai vraiment besoin d’une séance de bronzage. Pivote sur mes talons et ouvre l’enveloppe, également cachée derrière les chandails. Je me prépare deux lignes de coke achetée à Rip hier soir, les sniffe et me sens mieux. Je descends en bermuda. Bien qu’il soit déjà onze heures, je crois que tout le monde dort encore et je remarque que la porte de ma mère est fermée, sûrement à clef. Je sors, plonge dans la piscine, fais une vingtaine de brasses rapides, sors de l’eau, m’essuie en entrant dans la cuisine. Prends une orange dans le réfrigérateur et l’épluche en remontant. Je mange l’orange avant d’aller sous la douche et m’aperçois que je n’ai pas le temps de faire mes haltères. Je rentre alors dans ma chambre, allume M.T.V. en mettant le son fort, me fais une autre ligne puis prends la voiture pour aller retrouver mon père. »



Citation:
« Il ne se passe jamais grand-chose les jours de pluie. L’une de mes sœurs achète un poisson et le met dans le jacuzzi, mais le chlore et la chaleur de l’eau le tuent rapidement. Je reçois d’étranges coups de téléphone. D’habitude tard le soir, quelqu’un appelle mon numéro et quand je décroche, la personne à l’autre bout du fil ne dit strictement rien pendant trois bonnes minutes. Je compte les secondes. J’entends alors un soupir et la personne raccroche. Sur Sunset les feux de circulation sont en panne : à un croisement, le jaune se met à clignoter, puis le vert s’allume pendant deux secondes, suivi par le jaune, après quoi le rouge et le vert s’allument en même temps. »



Autre particularité de Bret Easton Ellis : son talent à faire comprendre au lecteur les sentiments et les pensées de ses personnages sans que l'écriture n'évoque un seul mot de leur psychologie :

Citation:
« Mais je sentis bientôt une sorte de confusion, je compris que j’avais trop bu et chaque fois que Blair disait quelque chose, je m’apercevais que je fermais les yeux et soupirais. L’eau devint plus froide, plus dure, le sable plus humide. Blair s’installait seule sur la terrasse pour regarder la mer et repérer les bateaux dans le brouillard de l’après-midi. A travers la baie vitrée du salon, je l’observais qui jouait au solitaire, j’entendais les bateaux geindre et grincer, Blair se servait un autre verre de champagne et tout cela me troublait.
Il n’y eut bientôt plus de champagne, j’ouvris alors le bar. Blair a bronzé, moi aussi. A la fin de la semaine, nous ne faisions que regarder la télévision, bien que la réception ne fût pas excellente, et boire du bourbon, et Blair disposait ses coquillages en cercles concentriques sur le sol du salon. Quand une nuit, alors que nous étions assis chacun dans un coin du salon, Blair a murmuré : « Nous aurions dû aller à Palm Springs », j’ai compris que le moment était venu de rentrer. »



Une conversation -prémisse de ce qu'on lira en masse dans Glamorama :

Citation:
« « Quoi de neuf ? » je lui demande.
« Quoi de neuf ? » elle me répond.
Je ne dis rien.
Elle lève les yeux, étonnée. « Allez, Clay, dis-moi. » Elle cherche dans la pile de vêtements. « Tu dois bien faire quelque chose. »
« Oh, je sais pas. »
« Quesse tu fais ? » elle me demande.
« Des trucs, j’imagine. » Je m’assois sur le matelas.
« Par exemple ? »
« Je sais pas. Des trucs. » Ma voix se brise, le souvenir du coyote me traverse l’esprit, j’ai l’impression que je vais pleurer, mais mon envie passe et je désire seulement récupérer ma veste avant de partir.
« Par exemple ? » elle insiste.
« Que fait ta mère ? »
« La voix off d’un documentaire sur les enfants paraplégiques. Et toi, Clay, que fais-tu ? »
Quelqu’un, peut-être Spit, Jeff ou Dimitri, a écrit l’alphabet sur le mur. J’essaie de me concentrer là-dessus, mais je remarque vite que la plupart des lettres ne sont pas dans le bon ordre, si bien que je demande ; « Que fait d’autre ta mère ? »
« Elle va tourner ce film à Hawaii. Que fais-tu ? »
« Tu lui as parlé ? »
« Ne me demande plus rien sur ma mère. »
« Pourquoi ça ? »
« Ne dis pas ça. »
« Pourquoi pas ? » je répète.
Elle trouve ma veste. « Tiens ».
« Pourquoi pas ? »
« Que fais-tu ? » elle me demande en me tendant ma veste.
« Que fais-tu, toi ? »
« Que fais-tu, toi ? » elle redemande d’une voix tremblante. « Me pose pas ce genre de question, s’il te plaît. Okay, Clay ? »
« Pourquoi pas ? »
Elle s’assoit sur le matelas dès que je me lève. Muriel hurle.
« Parce que…je sais pas », elle soupire.
Je la regarde, je ne sens rien, je sors avec ma veste. »



Et un peu d'horreur -prémisse d'American Psycho :

Citation:
« Le Noir ligote le garçon par terre et je me demande pourquoi il y a une scie électrique dans un angle de la pièce, puis le Noir baise le garçon, après quoi il baise la fille, puis il sort du cadre. Quand il revient, il porte une boîte. On dirait une boîte à outils et pendant une minute je ne comprends plus et Blair quitte la chambre. Alors le Noir sort un pic à glace et ce qui ressemble à une corde à piano et une poignée de clous et puis un grand couteau à lame mince puis il s’approche de la fille et Daniel sourit en m’envoyant un coup de coude dans les côtes. Je sors de la chambre quand le Noir essaie d’enfoncer un clou dans le cou de la fille. »
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13 août 2012 1 13 /08 /août /2012 11:33



Disposez-vous d’une quantité d’énergie d’orgone suffisante pour permettre à vos corps et esprit de s’épanouir selon tout leur potentiel ? S’il est difficile de répondre à cette question, la raison en est que la théorie de l’orgone de Wilhelm Reich a eu beaucoup de mal à s’imposer dès les années 30. Décrédibilisée de part et d’autre, tournée au ridicule par ceux qui ne voyaient là qu’une manière aisée mais grotesque de rassembler des paumés crédules sous l’égide de médecins-gourous, la théorie de l’orgone s’est perdue au fil des décennies, réapparaissant parfois, par hasard, par le biais –par exemple- d’un livre au titre intrigant : Ecoute, petit homme !

Dans ce livre, Wilhelm Reich considère comme acquises les bases de la théorie de l’orgone. Il ne l’évoquera qu’une fois dans les premières pages, mais on sent que sa connaissance est nécessaire à la compréhension de tout le reste du texte. Sans se renseigner particulièrement, on pourra comprendre, à travers les propos du psychiatre-psychanalyste, que cette orgone est une énergie qui émane du corps et dont l’intensité est partie liée avec les émotions de l’individu. Elle se régule en fonction de son comportement, et peut aussi bien être libératrice que restrictive. Reich accuse sa mauvaise gestion d’être notamment à l’origine de l’émergence des totalitarismes du 20e siècle –Hitler en tête- et du développement massif des cancers dans les populations modernes. D’une manière plus générale, elle serait la cause de toutes les mesquineries qui régissent habituellement la vie du peuple –mensonges, adultères, humiliations, égoïsme, alcoolisme…



Comme s’il était bien au-dessus de tout ça, Reich interpelle le « petit homme » pour lui faire prendre conscience de l’insanité de son comportement. Il n’y va pas de main morte et s’il s’exprime en psychiatre et psychanalyste aguerri, on ne peut pas dire qu’il modère ses propos en psychologue consciencieux. Bien qu’il commence prudemment en faisant passer le petit homme pour une victime des autres petits hommes devenus puissants à cause de lui (les dictateurs du 20e siècle fournissent un bon exemple de cette dernière catégorie), son ton se fait de plus en plus tranchant au fil des pages et vire presque à l’insulte gratuite, posée sur des préjugés qui ne relèvent que d’une certaine appréciation :

« Tu aimes citer le « Faust » de Goethe, mais tu n’y comprends pas plus qu’un chat aux math’ élém’. Tu es stupide et vaniteux, ignorant et simiesque, petit homme ! »

Alors, le petit homme devrait retourner à l’école ? Sauter d’un pont et débarrasser le plancher pour laisser aux « grands hommes » la possibilité de créer un monde enfin digne ? Ou se plier aux recommandations de Reich et reconnaître enfin la valeur de sa théorie de l’orgone ? Dans de nombreux passages, on sent que la déception de ce dernier est grande devant le fait que sa théorie n’ait pas eu le succès qu’il espérait. Mais Reich n’en démord pas : il a raison contre tous.

« J’ai fondé une science nouvelle qui a abouti à la compréhension de la vie. Tu y recourras dans dix, cent ou mille ans, quand –après avoir gobé toutes sortes de doctrines- tu seras au bout de ton rouleau. »




Dommage qu’il s’acharne avec autant de fureur à tenter de prouver la supériorité de sa pensée sur celle des autres. La théorie de l’orgone propose des réflexions intéressantes : si les hommes se causent tant de mal, c’est en raison d’une libido frustrée qui les a conduits à créer des relations malsaines et à se comporter d’une manière individualiste et opportuniste. En niant cette facette pourtant essentielle de la sexualité –Reich n’y voit là que de la pudeur-, ils écartent en même temps les moyens de lutter à bras le corps contre le problème. On comprend alors que la lutte de Reich est aussi une lutte contre l’hypocrisie, et je reconnais beaucoup de justesse au fond de sa pensée. Mais quant à sa forme… Est-ce en dénigrant le petit homme qu’on lui permettra de devenir grand ? Est-ce en simplifiant la description du monde –d’un côté les petits hommes, d’un côté les « savants » et « intellectuels » dont Reich fait bien sûr partie- qu’on lui permettra de développer une vision plus lucide ? Et surtout, pourquoi Reich n’arrête-t-il pas de faire son propre éloge ? Tient-il vraiment à aider le « petit homme » ? A moins qu’il ne préfère tout simplement redorer son blason un peu détérioré par les controverses qu’a suscitée sa théorie de l’orgone…

Les dessins qui ponctuent le livre illustrent de manière simplifiée les grandes lignes du propos de Reich : « Tu n’es qu’un petit homme ! », « Tu es ton propre persécuteur », « Esclave de n’importe qui », « Tu cherches le bonheur, mais tu préfères la sécurité »… Ils permettent de rendre le propos accessible même aux illettrés, et reposent les neurones entre la lecture de deux paragraphes qui auraient pu causer une migraine au petit homme que la lecture n’enchante pas.




Dommage que Reich, par sa prétention et son mépris affiché, fasse perdre à son propos toute sa valeur. Outre cette proposition originale de la cause du malheur des hommes, une autre des grandes innovations apportées par ce livre me semble être la reconnaissance de la responsabilité de chacun en ce qui concerne sa sphère individuelle mais aussi en ce qui concerne la politique ou les relations sociales.
En ordonnant au petit homme de se libérer de toute influence extérieure, Wilhelm Reich adopte une position paradoxale. D’accord pour écouter ce qu’il a à nous dire, à condition d’en oublier la moitié une fois le pamphlet refermé…

 

Un passage mégalo ? (j'imagine que Reich s'inclut dans la catégorie du "grand homme" puisqu'il utilise "tu" et pas "nous") :

Citation:
« Car le grand homme se distingue en ceci de toi qu’il ne considère pas comme le but suprême de la vie d’amasser de l’argent, de marier ses filles à des hommes d’un haut rang social, de faire carrière dans la politique ou d’obtenir des titres universitaires. Parce qu’il n’est pas comme toi, tu le qualifies de « génie » ou de « détraqué ». Lui, pour sa part, est tout disposé à admettre qu’il n’est pas un génie mais simplement un être vivant. Tu le dis « peu sociable » parce qu’il préfère ses études, ses méditations et son travail de laboratoire au bavardage de tes réunions mondaines. Tu le traites de « fou » parce qu’il dépense son argent en recherches scientifiques au lieu d’acheter comme toi des obligations et des actions. Tu te permets, petit homme, aveuglé par ta dégénérescence incommensurable, d’appeler « anormal » un homme franc et simple, parce que tu te prends pour le prototype de l’homme normal, pour l’ « homo normalis ». »



Les descriptions de la vie menée par le "petit homme" ne sont pas flatteuses :

Citation:

« Tu as le sentiment d’être misérable, petit, puant, impuissant, rigide, vide, sans vie. Tu n’as pas de femme, et si d’aventure tu en as une, tu ne désires qu’une chose, la « baiser » pour te prouver à toi que tu es un « mâle ». Tu ignores l’amour. Tu es constipé et tu prends des laxatifs. Tu sens mauvais, ta peau est moite ; tu ne sens pas l’enfant dans tes bras et tu le traites comme un chiot qu’on peut frapper à loisir. »



Citation:
« Tu te précipites sur l’homme généreux, sur celui qui distribue joyeusement ses biens, pour le spolier, mais c’est toi le pervers et le corniaud et tu infliges à l’homme généreux ces noms. Tu te gorges de son savoir, de son bonheur, de sa grandeur, mais tu ne peux digérer ce que tu as englouti. Tu le rechies aussitôt et la puanteur est épouvantable. Or, pour préserver ta dignité après l’avoir volé, tu salis l’homme généreux, tu le traites de fou, de charlatan, de « corrupteur de l’âme enfantine ».



Ici, Wilhelm Reich s'adresse aux "petits hommes médecins", et défend en même temps sa théorie :

Citation:
« Tu ne fais pas mention de la vie sexuelle des masses. Tu prétends « prévenir les troubles mentaux ». Cela, n’importe qui peut le dire ; c’est une affirmation inoffensive et respectable. Mais tu veux y parvenir sans remédier à la misère sexuelle. Tu évites même d’en parler ; tu n’en as pas le droit. Ainsi, comme médecin, tu ne sors pas du bourbier.
Que dirais-tu d’un technicien qui parlerait de la technique du vol sans mentionner le moteur et l’hélice ? C’est pourtant ce que tu fais, ingénieur de l’âme humaine. Tu es un lâche. Tu veux retirer les raisins de mon gâteau, mais tu ne veux pas prendre les épines de mes rosiers. Pendant ce temps, tu te moques de moi et me qualifies de « promoteur de meilleurs orgasmes ». Voilà ce que tu fais, petit psychiatre ! N’as-tu jamais entendu les cris des jeunes mariées violées par leurs maris impuissants ? Ignores-tu l’angoisse des adolescents crevant d’amour insatisfait ? Préfères-tu ta tranquillité à la guérison de tes malades ? Combien de temps continueras-tu à placer ta dignité avant ton devoir de médecin ? »



On ne sait pas vraiment sur quel pied danser... Après de nombreuses pages qui s'apparentent à de l'insulte gratuite, Reich repart sur un ton plus posé, avec des propos qui sont enfin capables de justifier la sincérité de sa démarche :

Citation:
« Si, petit homme, tu as de la profondeur en toi, mais tu l’ignores. Tu as une peur mortelle de ta profondeur, c’est pourquoi tu ne la sens ni ne la vois. C’est pourquoi tu es pris de vertige et tu chancelles comme au bord d’un abîme, quand tu aperçois ta propre profondeur. Tu as peur de tomber et de perdre ainsi ton « individualité » si jamais tu obéis aux pulsions de la nature. Quand, avec la meilleure bonne foi, tu tentes de parvenir à toi-même, tu ne trouves jamais que le petit homme cruel, envieux, goulu, voleur. Si tu n’étais pas profond dans ta profondeur, je n’aurais pas rédigé ce texte. Je connais ta profondeur, je l’ai découverte quand tu venais me voir pour confier au médecin tes misères. C’est cette profondeur en toi qui est ton avenir. »



Citation:
« Tu es grand, petit homme, quand tu n’es pas petit et misérable. Ta grandeur est le seul espoir qui nous reste. Tu es grand, petit homme, quand tu exerces amoureusement ton métier, quand tu t’adonnes avec joie à la sculpture, à l’architecture, à la peinture, à la décoration, à ton activité de semeur ; tu es grand quand tu trouves ton plaisir dans le ciel bleu, dans le chevreuil, dans la rosée, dans la musique, dans la danse, quand tu admires tes enfants qui grandissent, la beauté du corps de ta femme ou de ton mari ; quand tu te rends au planétarium pour étudier les astres, quand tu lis à la bibliothèque ce que d’autres hommes et femmes ont écrit sur la vie. Tu es grand quand, grand-père, tu berces ton petit-enfant sur tes genoux et lui parles des temps passés, quand tu regardes l’avenir incertain avec une confiance et une curiosité enfantines. »


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5 août 2012 7 05 /08 /août /2012 17:45



La Crucifixion en Rose (tout rapprochement à faire avec le concept de Téléphone Rose serait fortuit…) est une œuvre de grande envergure qui s’ouvre avec un premier volume intitulé Sexus (ici encore, le titre est explicite). Cette trilogie prétend être la somme de l’existence de Henry Miller. En réalité, on comprendra qu’il ne s’agit que d’une somme sélective, bien loin de rappeler tous les évènements de la vie de l’écrivain. Les morceaux mis en premier plan sont surtout ceux qui permettent au livre de mériter son titre.

Ainsi, les premières pages nous présentent un Henry Miller qui ne semble pas être du premier âge –en tout cas pas pour un homme qui prétend écrire le récit complet de son existence. L’écrivain n’est encore qu’un écrivaillon, certes, mais il est déjà marié à Maude –une femme qu’il s’empressera de tromper sitôt nommée dans les pages du livre- et père de plusieurs enfants –qui ne seront évoqués qu’à une ou deux reprises, lorsqu’ils apparaîtront comme des empêcheurs de baiser en rond. Existence monotone dont les origines ne méritent pas d’être évoquées ? Henry Miller marque le début de sa véritable existence avec la rencontre de Mara, une jeune femme simple, complètement insouciante et volage –bien loin de l’hystérique Maude qui, entre pudibonderie et nymphomanie, incarne aux yeux de Miller le prototype de la femme dégénérée. Pourtant, il y reviendra, partagé entre le dégoût et le désir insatiable de se fourrer dans tout ce qui possède des attributs féminins. D’ailleurs, Miller ne se contente ni de Maude, ni de Mara, aussi satisfaisantes que puissent (parfois) être l’une ou l’autre. Rappelons qu’il convient d’honorer le titre du livre… Cinq pages ne s’écoulent pas sans que Henry Miller ne soit assailli par des pensées, des pulsions ou des envies qui lui fassent aussitôt dresser le mât. Lorsqu’il passe à l’acte, il se fait plaisir, aussi bien dans l’acte physique en lui-même que dans les souvenirs qu’il en conserve et qu’il retranscrit par la suite dans de longues pages regorgeant de précisions sensitives. Certains passages sont crus, mais parviennent mal à dissimuler la joie fanfaronne ressentie par Miller à l’idée de se répandre dans une écriture sciemment provocante. Ce côté narquois est parfois agaçant mais Miller est irréprochable : il réussit à représenter la réalité des relations sexuelles dans ce qu’elles ont de plus terre-à-terre, que cela soit plaisant pour lui-même et le lecteur ou non.

Citation:
« Quand je revins au supplice, j’avais l’impression que ma pine était faite de vieux bouts d’élastique. Tous mes nerfs étaient morts, à cette extrémité ; c’était comme si j’avais enfoncé un morceau de suif raide dans un tuyau d’écoulement. Par-dessus le marché, la batterie était complètement à plat ; s’il devait arriver quelque chose, cela relèverait de la noix de galle, de la teigne, de la goutte de pus dans une solution d’émincé de cancoyote. Ce qui m’étonnait, c’est que ça continuait à se tenir levé comme un marteau ; ça avait perdu toute apparence d’outil sexuel ; ça vous avait un air écœurant de machin-truc bon marché droit sorti du prisunic, de fragment d’engin de pêche brillamment coloré…moins l’appât. Et sur ce machin-truc, éclatant et glissant, Mara se tortillait comme une anguille. »



En refusant toute complaisance dans la description des relations qui unissent plus généralement les hommes –en dehors du seul cadre des relations sexuelles-, Sexus apparaît comme un livre qui sonne juste, loin de toute naïveté hallucinée. Publié pour la première fois en 1949, on sent que cette mise à mal de toutes les conventionalités qui régissent habituellement les rapports humains permet également de justifier l’attrait évident que Miller ressent pour l’esprit d’émancipation qui commence à bourgeonner au milieu du siècle passé. En cherchant à revendiquer l’expression libérée et totale de son être, Miller en vient paradoxalement à perdre toute singularité, devenant seulement un des étendards de l’opposition aux normes de son époque. Son comportement, à présent, pourrait être rapproché de la bannière trop connue du « Sexe, drogue et rock’n’roll ». On ne peut pas reprocher à Miller d’avoir anticipé le succès de masse de ce mode de pensée ; il n’empêche, il avait vu faux en pensant qu’il suffirait à lui seul à permettre l’épanouissement des « rejetés de la société bien-pensante ».



Sexus redevient singulier lorsque, entre deux parties de jambes en l’air avec l’une ou l’autre des femelles de son entourage, et une bravade adressée à l’ordre établi (maudit soient le travail et la famille, destructeur de la pure innocence de mon âme préservée !), Miller s’interroge sur son obsession des mots et de l’écriture. Les questions ne sont pas nouvelles : qu’est-ce qui nous pousse à écrire ? quelle absence, quel manque cherchons-nous à pallier à travers l’utilisation des mots ? Les réponses apportées par Miller semblent être le fruit d’une longue maturation. C’est à ce moment-là où l’écrivain se retire de l’action frénétique –sorte de réaction de terreur dans laquelle on le sent obligé de prouver au lecteur qu’il est bien cet homme émancipé qu’il rêve d’être- qu’on sent enfin émerger une individualité à part entière, faite de réflexions et d’expériences singulières. Enrichis de ces passages qui nous permettent de prendre conscience que Miller ne se dupe pas quant à son art, on apprécie alors à leur juste valeur les moments au cours desquels la prose de l’écrivain s’emballe dans des descriptions burlesques et sordides. On n’est jamais loin de l’émerveillement, tant les images que convoque Miller interpellent l’imaginaire du lecteur.

Citation:
« Nous étions maintenant allongés au creux d’une dune de sable suppurante, à côté d’un lit d’herbes puantes et onduleuses, au bord sous le vent d’une route macadamisée, sur laquelle les émissaires d’un siècle de progrès et de lumières roulaient, dans ce fracas familier et sédatif dont s’accompagne la plane locomotion de ferblanteries à cracher et péter, étroitement tricotées à coups d’aiguilles en acier. Le soleil se couchait à l’Ouest comme d’habitude, dans le dégoût cependant, et non dans la splendeur et le rayonnement –pareil à une omelette somptueuse noyée dans des nuées de morve et de glaires catarrheux. C’était le décor idéal pour scène d’amour, tel qu’on le vend ou le loue dans les drugstores, relié cartonné, bonne petite édition de poche. »



En 668 pages, l’écrivain évoque seulement un tiers de ce qu’il juge convenable d’appeler son « existence ». Cette densité tient aux détails et aux anecdotes dont Miller se répand dans un souci d’hyperréalisme qui pousse au voyeurisme.

Plexus et Nexus se profilent à la suite de ce premier volume… Ce serait sans doute risqué de se jeter tout de suite dessus –risque de saturation. Il n’empêche, Henry Miller a réussi à susciter suffisamment d’intérêt pour nous donner envie de le retrouver dans les volumes suivants de la Crucifixion en rose, même s’il faudra sans doute attendre un certain temps afin que l’assimilation de ce premier volume se fasse dans son intégralité…



Miller sait aussi faire bref. En un paragraphe, il réussit à mettre en place une atmosphère qui résume tout l'état d'esprit de son roman :

Citation:
« Un homme traversa la pièce, un grand coutelas sanglant dans une main, tenant de l’autre, par les pattes, un poulet décapité : le sang dégoulinait sur le plancher, laissant une trace zigzagante –comme celle d’une putain ivre qui menstruerait à flots. »


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3 août 2012 5 03 /08 /août /2012 10:54


Avoir l’esprit « Wit », c’est posséder ce sens de l’humour particulier qui sied si bien aux anglais, et que l’on attribue à nombre des ressortissants de cette joyeuse nation, des Monty Python à Jerome K. Jerome en passant par Lewis Carroll ou Douglas Adams (à tout hasard). Mais à croire que le Wit Spirit est contagieux, on le décèle aussi en-dehors du domaine insulaire avec Woody Allen, Mark Twain ou Groucho Marx (mais la liste peut encore s’allonger démesurément…)

Dans une introduction intéressante, Jean-Loup Chiflet nous explique brièvement l’apparition de ce « Wit Spirit » et rappelle les grands noms qui l’ont honoré. Il ne s’agit là que d’un passage obligatoire, qui servira peut-être de source d’inspiration au lecteur qui aurait envie de s’imprégner plus profondément d’humour britannique après la lecture de l’ouvrage. En effet, l’objectif de Jean-Louis Chiflet n’est pas d’honorer ces grands noms du Wit Spirit, mais d’honorer cet esprit du nonsense, quel que soit le degré de notoriété de celui qui en a fait preuve. Ce sera l’occasion de grandes découvertes… Outre « Anonyme », qui revient très souvent dans les pages de ce recueil, vous découvrirez peut-être d’autres noms obscurs, en tout cas moins connus que ceux cités dans l’introduction, tels Clement Attlee, Cathy Ladman, Fanny Wood, Paul Hart ou Jan Barrett.

On s’en fiche ! Pas besoin de détenir un diplôme pour s’emparer du Wit Spirit. Un peu de dérision, un sens de l’humour caustique, une vision acerbe et lucide des évènements plan-plan du quotidien, et c’est parti. On rit plutôt qu’on ne se lamente –à moins qu’on ne fasse les deux en même temps.

« On naît nu, mouillé et affamé. Puis les choses empirent. » - ainsi pensait W. C. Fields. En effet, mais avec un bon recueil d’humour anglo-saxon, les choses iront bien mieux, c’est certain.

On ne commence pas cette lecture sans précautions ! Dans l'avertissement au lecteur, Jean-Louis Chiflet explique les "origines" de l'humour anglais :

Citation:
Il faut remonter au XVIIIe siècle pour situer les origines de l’humour anglais, plus exactement entre 1700 et 1770, où l’on voit poindre les premiers symptômes de cette alternance entre optimisme triste et pessimisme gai. C’est l’époque de Jonathan Swift, père de Gulliver et peut-être le plus grand des humoristes britanniques après avoir été le premier à démontrer qu’une idée incongrue poussée à l’extrême de l’invraisemblable, ou la description laconique d’un incident inattendu, pouvaient faire rire.



Et pourquoi parle-t-on de "Wit Spirit" ?

Citation:
En 1950, un professeur de littérature anglaise, Louis Cazamian, désespéré de ne pouvoir trouver les mots justes pour expliquer ce qu’était l’humour anglais, renvoyait ses élèves à la première édition de l’Encyclopaedia Britannica (1771) où, à la rubrique « humour », on trouvait un renvoi à Wit, qui se traduit en français par « mot d’esprit » mais aussi « faculté d’en produire ».



Quelques citations convaincantes :

« J’ai fait un régime en ne buvant plus et en mangeant très léger ; en quinze jours, j’ai perdu deux semaines. »
Joe E. Lewis oui

« En Angleterre, c’est facile de savoir si l’été est enfin là : la pluie devient plus chaude. »
Tim Harrod

« La bigamie, c’est avoir un mari de trop. La monogamie, c’est pareil. »
Anonyme

« Un gentleman, c’est quelqu’un qui, lorsqu’il propose à une femme de lui montrer ses estampes japonaises… lui montre ses estampes japonaises. »
Anonyme

« La seule chose que nous avons en commun, mon mari et moi, c’est que nous nous sommes mariés le même jour. »
Phyllis Dilller

« Parsifal est le genre d’opéra qui commence à 18h et, après trois heures, vous regardez votre montre et il est 18h20. »
David Randolph

« Il vaut mieux être noir qu’homosexuel parce que, quand on est Noir, on n’a pas à le dire à sa mère. »
Charles Pierce

« N’importe quel enfant est en droit d’exiger que son père soit présent à sa conception. »
Joe Orton

« Les noms ne sont pas toujours ce à quoi ils ressemblent. Par exemple, en gallois BZJXXLLWCP se prononce Jackson ; »
Mark Twain

« Monsieur le Président, je retire ce que je viens de dire, à savoir qu’une moitié du gouvernement est composée de crétins : une moitié du gouvernement n’est donc pas composée de crétins. »
Benjamin Disraeli

« La chaleur était terrible : 30° à l’ombre ! Mais heureusement, j’étais au soleil. »
Mill Hart

« Il n’y a rien de pire au monde que d’avoir un accident d’avion dans les Andes avec un ami anorexique. »
Denis Leary

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1 août 2012 3 01 /08 /août /2012 13:24




Ce livre sait à qui il s’adresse… Qui d’autres que les afficionados de lecture que nous sommes auraient pu considérer chacune des anecdotes littéraires de cet ouvrage comme des friandises… ?

En effet, il faut avoir un goût pour la lecture bien développé, ainsi que quelques connaissances de base dans le domaine, pour apprécier à leur juste valeur les curiosités ou les statistiques qui remplissent ce livre. D’ailleurs, ces curiosités n’en sont pas vraiment en elles-mêmes : il s’agit de chiffres, de noms, de dates…toutes sortes de valeurs qui n’ont rien de parlant, prises en elles-mêmes, mais qui deviennent très éloquentes dès lors que le lecteur fournit un travail d’interprétation et de mise en référence avec ses propres connaissances et intérêts. Il est plus intéressant de savoir quelles maladies ont touché quels auteurs lorsqu’on connaît leurs ouvrages ou leurs pensées ; plus drôle de voir répertoriées les injures du capitaine Haddock lorsqu’on se souvient de leur contexte d’émission ; plus incongru de prendre connaissance des noms dont les auteurs ont pu affubler leurs chats lorsque l’on connaît leur manière de traiter leurs personnages de romans ; plus nostalgique de relire les 20 meilleurs débuts ou fins de grands romans lorsqu’on les a soi-même déjà lus…

Sans cela, les friandises littéraires répertoriées par Joseph Vebret perdent quelque peu de leur saveur… Savoir quelle est l’occurrence de chaque personnage d’A la recherche du temps perdu de Proust n’apprendra rien à celui qui a déjà lu le roman, et n’impressionnera pas celui pour qui les chiffres ne veulent rien dire.

Malgré tout, force est d’admettre qu’on trouve de tout dans cette petite boîte à bonbons… Le livre est excitant et jamais lassant en ceci qu’on ne sait jamais quelle surprise va se présenter au lecteur gourmand, qui pioche de bonnes anecdotes comme autant de délices aptes à réjouir son appétit littéraire…

Une anecdote parmi tant d'autres :

Citation:
On vit un jour, paraît-il, Gérard de Nerval traînant au bout d’un ruban bleu un homard vivant dans les galeries du jardin du Palais-Royal. L’histoire fit le tour de Paris. « En quoi, expliquait-il, un homard est-il plus ridicule qu’un chien, qu’un chat, qu’une gazelle, qu’un lion ou toute autre bête dont on se fait suivre ? J’ai le goût des homards, qui sont tranquilles, sérieux, savent les secrets de la mer, n’aboient pas… »



L'épitaphe de Léautaud :

Citation:
Ci-gît Paul Léautaud
Plus connu : Maurice Boissard
Quand on l’enterrera : « C’est bien tôt ! »
Dirent quelques-uns, mais à part,
Beaucoup pensèrent : « C’est bien tard !"

Paul Léautaud (1872-1956)


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29 juillet 2012 7 29 /07 /juillet /2012 16:39



Il faut choisir le bon moment pour se lancer dans cette lecture…
Entamée pour ma part à la fin de la période des examens, elle m’a semblée totalement adaptée à la situation. Elle le paraîtra encore davantage à celui qui déciderait d’ouvrir ce livre au début de ses congés payés car Lafargue s’attaque moins au travail intellectuel d’apprentissage qu’au travail répétitif et abrutissant qui est avant tout motivé par l’acquisition de son gagne-pain.
En revanche, lecture à éviter peut-être pour celui pour qui les congés payés ne sont encore qu’un vague mirage : se faire comparer à un lourd bovin des prairies auvergnates et se faire rappeler l’abrutissement sévère qui est le sien ne saurait certainement pas remonter le moral après une longue journée à assembler des vis et des boulons, à rédiger des compte-rendu de réunion, ou à apporter des cafés à son supérieur et à ses collègues.

Aucune caste socio-professionnelle n’est épargnée par le constat de Lafargue : les politiciens, économistes et religieux sont les vecteurs de doctrines aptes à asservir les ouvriers, qui s’imaginent travailler pour leur bien et leur indépendance alors qu’ils ne servent qu’à enrichir le patron ou les bourgeois. Là où Lafargue surprend, c’est qu’il ne fustige pas entièrement ces vilains riches pleins de sous. Non, eux aussi sont victimes de la morale et des valeurs d’une société dédiée au labeur : contraints de s’enrichir toujours plus pour permettre aux ouvriers sans cesse plus nombreux d’avoir du travail, ils finissent par se morfondre d’une vie trop facile et ennuyeuse. C’est pour eux qu’on détourne une grande partie de la population active pour former cette caste qu’on nomme aujourd’hui le secteur tertiaire –celui des services. Des gens inutiles, qui n’ont d’autre mission que celle de distraire les bourgeois devenus malheureusement riches à cause des ouvriers qui se tuent malheureusement à la tâche, parce qu’ils croient aux discours faussement émancipateurs qu’on leur inflige.

Lafargue expose ce point de vue original avec une dérision souvent drôle. Il arrive à transformer cette agitation des sociétés capitalistes en une scène de théâtre absurde, uniquement dirigée par une poignée d’orateurs à l’esprit tordu. Où sont passés les philosophes de la Grèce Antique ? Eux, au moins, comme bon nombre d’autres peuples sauvages que Lafargue n’hésite pas à rappeler, avaient compris la nature aliénante du travail. Ces civilisations sont brandies comme des modèles, souvent comparées d’une manière caricaturale –mais drôle- à notre pauvre société qui s’est créée son propre malheur.

Lafargue a toutefois beau forcer le trait –procédé auquel on le sent obligé de recourir s’il se veut efficace, eut égard à la brièveté de son manifeste- jamais il ne paraît réducteur. L’enfermement dans lequel nous vivons ne provient que d’une chose : l’erreur qui est la nôtre lorsque nous pensons nous émanciper par le biais du travail acharné. Etant donnés les progrès techniques et technologiques qui caractérisaient la société du 19e siècle, 3 heures de travail quotidien auraient suffi à assurer son bon fonctionnement. Mieux que cela, tout le monde aurait enfin pu occuper une fonction et aurait disposé de suffisamment de temps pour se consacrer à ce que tout bon employé rêve de faire lorsqu’il s’image en vacances, mais qu’il ne fait jamais lorsqu’il l’est enfin –effrayé par la perspective de tout ce temps d’oisiveté qui se présente face à lui- : se prélasser, passer du temps en bonne compagnie, faire ripaille, se promener, instruire son esprit…

Heureusement que Lafargue n’exclut pas l’activité intellectuelle –modérée et motivée par le plaisir- de son Droit à la paresse : on se sentirait presque coupable de ne pas occuper notre temps libre à faire plutôt une petite sieste…Mais, au fait, pourquoi prendre de son temps libre pour effectuer cette lecture ? L’idéal reste certainement de lire ce manifeste pendant ses heures de travail, détournant ainsi la productivité de ses quotas de rendement exigés, et effectuant un bel hommage à la pensée de Lafargue… !



Van Gogh



Citation:
Et cependant, le prolétariat, la grande classe qui embrasse tous les producteurs des nations civilisées, la classe qui, en s’émancipant, émancipera l’humanité du travail servile et fera de l’animal humain un être libre, le prolétariat trahissant ses instincts, méconnaissant sa mission historique, s’est laissé pervertir par le dogme du travail. Rude et terrible a été son châtiment. Toutes les misères individuelles et sociales sont nées de sa passion pour le travail.



Puisque nous parlons de crise...

Citation:
Au lieu de profiter des moments de crise pour une distribution générale des produits et un gaudissement universel, les ouvriers, crevant de faim, s’en vont battre de leur tête les portes de l’atelier. Avec des figures hâves, des corps amaigris, des discours piteux, ils assaillent les fabricants : « Bon M. Chagot, doux M. Schneider, donnez-nous du travail, ce n’est pas la faim, mais la passion du travail qui nous tourmente ! » Et ces misérables, qui ont à peine la force de tenir debout, vendent douze et quatorze heures de travail deux fois moins cher que lorsqu’ils avaient du pain sur la planche. Et les philanthropes de l’industrie de profiter des chômages pour fabriquer à meilleur marché.



Une vision de l’obsolescence programmée :

Citation:
Notre époque sera appelée l’âge de la falsification, comme les premières époques de l’humanité ont reçu les noms d’âge de pierre, d’âge de bronze, du caractère de leur production. Des ignorants accusent de fraude nos pieux industriels, tandis qu’en réalité la pensée qui les anime est de fournir du travail aux ouvriers, qui ne peuvent se résigner à vivre les bras croisés. Ces falsifications, qui ont pour unique mobile un sentiment humanitaire, mais qui rapportent de superbes profits aux fabricants qui les pratiquent, si elles sont désastreuses pour la qualité des marchandises, si elles sont une source intarissable de gaspillage du travail humain, prouvent la philanthropique ingéniosité des bourgeois et l’horrible perversion des ouvriers qui, pour assouvir leur vice de travail, obligent les industriels à étouffer les cris de leur conscience et à violer même les lois de l’honnêteté commerciale.



Le tout servi par une langue souvent très lyrique...

Citation:
La France, capitaliste, énorme femelle, velue de la face et chauve du crâne, avachie, aux chairs flasques, bouffies, blafardes, aux yeux éteints, ensommeillée et bâillant, s’allonge sur un canapé de velours ; à ses pieds, le Capitalisme industriel, gigantesque organisme de fer, à masque simiesque, dévore mécaniquement des hommes, des femmes, des enfants, dont les cris lugubres et déchirants emplissent l’air […]


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