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30 août 2012 4 30 /08 /août /2012 20:15





Y avait-il besoin, en 1921, de faire paraître un énième ouvrage sur le Christ ? S’il n’avait pas été écrit par Giovanni Papini, on aurait pu en douter. Mais lorsque le grand maître, remueur de pensées, profondément sincère et attaché à ses convictions, revient à la source de sa foi pour retracer les contours d’un christianisme vigoureux, l’entreprise devient non seulement nécessaire mais salutaire.


Revenant sur l’Histoire du Christ telle qu’elle est narrée dans les Evangiles, se débrouillant avec les seuls moyens de sa compréhension et de son intellect, Giovanni Papini met de côtés toute exégèse et croyance antérieures pour se plonger entièrement dans les sources du christianisme. Alors qu’il était loin de s’en douter, il découvre un Christ dont l’image de simplicité bienveillante l’éblouit.


L’Histoire du Christ n’est pas un livre de prosélytisme ; Papini n’espère même pas se faire comprendre par le lecteur qu’il assimile à ces millions d’auditeurs distraits du Christ qui, au fils des siècles, n’ont jamais réussi à entendre le Prophète. Son livre est une démarche d’amour qui s’inscrit en filiation directe avec le message promulgué par le Christ. Déçu par la monotonie et l’ennui distillés par les textes de religieux, par l’hypocrisie cupide qui émane des ouvrages prosélytes, Giovanni Papini a désiré rendre hommage au Christ et à la beauté véhiculée par ses propos à travers une biographie fidèle, restituée par le biais d’une écriture simple mais puissante. Qu’à cela ne tienne si d’autres ne seront pas d’accord avec lui : Giovanni Papini s’investit totalement dans ce récit qui est aussi celui de sa conversion et n’hésite pas à se lancer dans des diatribes féroces contre le désenchantement du monde moderne, contre la lie du peuple et contre les mesquineries qui font le commun des mortels. Si on avait craint de perdre la férocité que l’écrivain avait pu déployer dans Gog, on la retrouve ponctuellement lorsqu’il s’agit de défendre des valeurs que le monde moderne et ses « principes » ont préféré oublier.


Citation:
« Aujourd’hui les hommes sont plus ivres qu’alors mais plus altérés. Aucun âge plus que le nôtre n’a éprouvé la soif dévorante d’un salut surnaturel. En aucun temps l’abjection n’a été si abjecte, la brûlure si brûlante. La terre est un enfer illuminé par la condescendance des astres. Les hommes sont plongés dans une poix faite d’ordures et de larmes, dont parfois ils émergent, défigurés et frénétiques pour se jeter dans le sang avec l’espoir de s’y laver. »




On peut adhérer ou non au message chrétien, peu importe. L’Histoire du Christ, dont l’intérêt historique pourra déjà suffire à la lecture, propose également une violente critique des sociétés modernes fondées sur la négation de la foi et la glorification de « la suprême trinité de Wotan, Mammon et Priape ». Giovanni Papini, qui jusque-là avait semblé d’un cynisme et d’un désespoir sans remèdes –il suffit de lire Gog ou La Vie de Personne- nous dévoile le fondement de sa virulence parfois presque agressive. C’est parce qu’il attend trop de ses congénères que, sans cesse déçu, il se plaît à en caricaturer les défauts dans ses écrits. Mais là où il aurait pu finir par se complaire sans sublimer son agressivité, Giovanni Papini trouve un remède dans la foi chrétienne et s’avoue à révéler ses véritables sentiments. Son écriture surprend puisque, pour une fois, il ne prendra pas ses airs de nihiliste pour faire réagir les plus disposés de ses lecteurs, mais il s’abandonnera au contraire à l’amour.


Citation:
« Jésus ne pose pas d’énigmes. Lui-même a dit à la fin de la parabole qu’il y a plus de joie dans le ciel pour un pécheur repenti que pour tous les justes qui se font gloire de leur bâtarde justice, pour tous les purs enorgueillis de leur pureté extérieure, pour tous les dévots zélés qui cachent l’aridité de leur cœur sous l’apparent respect de la loi. »




L’Histoire du Christ, sincère et adaptée aux conditions de la modernité, détache le Prophète de ses icônes poussiéreuses pour lui conférer une nouvelle dignité. L’adhésion au message chrétien ne se fera pas forcément à l’issue de cette lecture mais il y a fort à parier qu’elle fera renaître l’espoir d’un monde tourné à l’introspection et à l’amélioration, et qu’elle permettra aux plus athées ou agnostiques d’entre nous de considérer la foi non plus comme une croyance absurde mais comme une démarche salvatrice conférant du sens à un monde bâti sur des sables mouvants.

 


La préface de Papini éclaire sur sa démarche.
Il commence en tournant en dérision ceux qui se proclament comme les nouveaux "ennemis de Dieu" :

Citation:

« A peine sembla-t-il que la seconde agonie en fût aux avant-derniers râles, les nécrophores se présentèrent, buffles présomptueux qui avaient pris les bibliothèques pour des étables ; aérostatiques cervelles qui, grâce au ballon volant de la philosophie, croyaient atteindre les sommets du ciel, professeurs exaspérés par de dangereuses débauches de philologie et de métaphysique, tous s’armèrent –l’Homme le veut !- comme autant de croisés contre la Croix. »



Des êtres gonflés d'illusion :

Citation:
« Et voici la troupe des porte-flambeaux et des badigeonneurs de l’esprit venus pour fabriquer des religions à l’usage des irréligieux. Durant tout le XIXe siècle, ils les sortirent du four par douzaines : Religion de la Vérité, de l’Esprit, du Prolétariat, du Héros, de l’Humanité, de la Patrie, de l’Empire, de la Raison, de la Beauté, de la Nature, de la Solidarité, de l’Antiquité, de l’Energie, de la Paix, de la Douleur, de la Pitié, du Moi, du Futur et ainsi de suite. Certaines n’étaient que rapetassages d’un christianisme découronné et désossé, d’un christianisme sans Dieu ; la plupart étaient des doctrines politiques ou des philosophies s’efforçant de se transmuer en mystiques. Mais les fidèles étaient rares et faible l’ardeur. Ces froides abstractions, même soutenues par des intérêts sociaux ou des passions littéraires, ne suffisaient pas aux cœurs dont on avait voulu arracher le Christ. »



Citation:
« Jésus au contraire est vivant en nous. Il se trouve des hommes pour l’aimer et pour le haïr ; pour souffrir de sa passion, pour s’acharner à le détruire ; et cet acharnement dit qu’il n’est pas mort. Ceux mêmes qui s’épuisent à nier sa doctrine et son existence passent leurs jours à rappeler son nom. L’ère du Christ est la nôtre et elle dure encore. »




Qui ont mal interprété le message de Jésus. Papini cherche à leur transmettre sa propre compréhension. La parole de Jésus n'est plus porteuse de promesses seulement religieuses. Sa portée est presque métaphysique.

Citation:
« On dit que Jésus est le prophète des faibles et au contraire, il vient rendre force aux languissants et élever les piétinés au-dessus des rois. On dit que sa religion est celle des malades et des moribonds, mais il guérit les infirmes et ressuscite les dormants. »




Dans cette Histoire du Christ, Papini ne perd pas son habilité à dresser des portraits minutieux qui mettent en avant les failles de chacun :

Citation:
« Le converti, lui, cache toujours une inquiétude. Une goutte amère demeurée aux lèvres, une ombre d’immondice, le soupçon d’un regret, le souffle d’une tentation suffisent à renouveler son angoisse. Il garde toujours la crainte de n’avoir pas dépouillé la dernière peau du vieil homme ; de n’avoir qu’étourdi et non tué l’autre qui habitait son corps. Il a payé pour son salut ; il a souffert ; c’est pour lui un bien précieux et fragile qu’il a toujours peur de perdre ; il ne fuit pas les pécheurs, mais il les approche avec un involontaire frisson ; avec la terreur parfois inavouée d’une contagion nouvelle ; avec la crainte de voir renaître, au spectacle de la souillure où lui aussi se complut, le fantôme insupportable de sa honte est d’avoir à désespérer encore de son salut. »




Ces passages "cruels" sont compensés par des morceaux lyriques qui révèlent une autre facette de Papini :

Citation:
« Qui l’a lu une fois [Le Sermon sur la Montagne] et n’a pas senti, au moins pendant le court moment de cette lecture, un frisson de reconnaissante tendresse, le désir d’un sanglot au fond de la gorge, une angoisse d’amour et de remords, le besoin confus mais poignant de faire quelque chose pour que ces mots ne soient pas que des mots, pour que ce discours ne soit pas qu’un bruit et un signe mais un imminent espoir, la vie de tout vivant, vérité présente, éternelle vérité –qui l’a lu une seule fois et n’a pas éprouvé tout cela, mérite plus que tout autre notre amour, car tout l’amour des hommes ne compensera jamais ce qu’il a perdu. »




Et pour finir, un autre exemple de la critique des sociétés modernes comme destructrices des valeurs fondamentales promulguées par Jésus (la raison ?) :

Citation:
« Toutes les croyances, dans ce marasme infect, dépérissent et meurent. Une seule religion domine le monde : celle qui reconnaît la suprême trinité de Wotan, Mammon et Priape. La Force qui a pour symbole l’Epée et pour temple la Caserne ; la Richesse, qui a pour symbole l’Or et pour temple la Bourse ; la Chair qui a pour symbole le Phallus et pour temple le Bordel. Telle est la religion régnante sur la terre, pratiquée, sinon professée, par tous les vivants. L’antique famille se désagrège, le mariage est détruit par l’adultère et la bigamie ; avoir des enfants paraît à beaucoup une malédiction qu’il faut éviter par toutes les fraudes et par les avortements volontaires : la fornication supplante les amours légitimes ; la sodomie a ses panégyristes et ses lupanars ; les courtisanes publiques et secrètes gouvernent un peuple immense de crevés et de syphilitiques. »


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29 août 2012 3 29 /08 /août /2012 16:17






Dogville n’est qu’une scène : le plateau noir d’un studio de cinéma sur lequel des traits blancs tracés au sol délimitent les contours d’habitations qui ne s’érigeront jamais, de plantes et d’arbres dont nous ne verrons pas les fruits, de portes qui claquent mais que l’on ne voit ni s’ouvrir ni se refermer.



Dans ce décor minimaliste vivent quelques poignées d’habitants. Dogville est un village perdu au fin fond des Rocheuses. Une seule route permet d’y accéder, mais rares sont les visiteurs. Lorsque Grace arrive au milieu de cette quasi-fratrie à l’existence bien campée, tous la considèrent avec suspicion. Seul Tom, qui se définit comme un « philosophe à l’étude des comportements humains » accepte de lui faire confiance. Lors d’une assemblée avec les villageois, il propose à ceux-ci de mettre la jeune femme à l’essai pendant deux semaines. Au cours de cette période, elle se rendra utile à la communauté en effectuant diverses tâches. Si à l’issue des quinze jours, un seul villageois s’oppose à sa présence, Grace quittera Dogville. Cela ne se produira pas.


L’histoire, découpée en neuf chapitres, suit un cheminement terrifiant. Si les visages méfiants des villageois se drapent bientôt de sourires épanouis lorsqu’ils réalisent que Grace est une domestique efficace, qui leur rend la vie plus agréable, ils ne tardent pas à retrouver leurs traits angoissés lorsqu’un avis de recherche est placardé sur les murs du village. Grace serait une dangereuse criminelle et parce qu’ils consentent, bon gré mal gré, à continuer de l’héberger, les villageois se croient permis d’exiger de leur domestique une dose accrue de services, en même temps que le respect qu’ils lui accordent se réduit à peau de chagrin.



Lars von Trier met en place un crescendo de perversion et de cruauté qui ne semble jamais devoir s’arrêter. Grace devient une figure du martyr. Alors qu’elle se tue à la tâche, la plus minime de ses erreurs est désignée comme un crime terrible dont elle devra payer les conséquences. Chaque habitant exige d’elle des peines infinies, sans aucune considération pour l’énergie qu’elle doit déployer par ailleurs pour les autres villageois. Et son labeur seul n’est pas recherché… Son corps devient à son tour une propriété commune sur lequel les hommes tristes et sales de Dogville viennent essuyer la frustration de leurs vies rabougries. Quoi que Grace fasse, le regard que portent sur elle les villageois est devenu tel qu’il n’est plus possible de lui accorder le moindre mérite. Et pendant tout ce temps, point culminant du martyre : Grace subit sans broncher. Sa capacité à endurer la bassesse des comportements à son égard semble aussi inhumaine que la cruauté dont elle est victime. La terreur grandit encore lorsqu’on songe au moment inéluctable où Grace finira par craquer et par se décharger de l’animosité contenue et amplifiée en elle.




Au cours de ce processus, on réalise alors que le choix de mise en scène minimaliste de Lars von Trier est judicieux. Il ne s’agit pas d’un exercice de style gratuit. L’absence de décors envahissants empêche l’attention de se détourner du principal : l’observation des comportements et des psychologies des personnages. L’absence de murs, de cloisons et de portes donne l’impression d’un village constitué sur la base d’une unité. Les tortures, silencieusement subies par Grace dans diverses pièces confinées des habitations, deviennent des consentements implicites des autres habitants que l’on voit continuer à vivre, comme si de rien n’était, dans leurs maisons respectives.

Lars von Trier, comme Tom le « philosophe », semble prendre un véritable plaisir à animer les villageois de son invention pour leur faire prendre la direction d’un sadisme délicatement consommé. Et si l’on s’observe à son tour, l’hypothèse d’être le dernier représentant de ces villageois n’est pas improbable.
Qu’est-ce qui est le plus jouissif finalement ? L’ascension de cruauté des villageois ou la vengeance totale de Grace ? Lars von Trier a créé un film totalement désespérant qui ne met pas sa foi en l’humanité. Là où on pourrait douter des effets bénéfiques de ce film pour la psyché du spectateur, on se retrouve finalement totalement épuisé et apaisé par sa fougue cathartique.

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27 août 2012 1 27 /08 /août /2012 14:35






L’invasion avait commencé dès le printemps avec une déferlante de fraises… Puis sont arrivés les cerises, les framboises, les cassis, les groseilles et les mûres… Vinrent ensuite les pêches, les abricots, le melon, et bientôt les pommes, les poires et les prunes… A moins de trouver cela particulièrement agréable d’observer la lente mais certaine décomposition des fruits qui s’entassent par dizaines de kilos, il faudra bien en faire quelque chose…

La confiture, comme le dit Alain Sagault dans sa préface, représente « le grand rêve de la conservation », qui est aussi « un des plus anciens de l’humanité ». Elle est un des instruments permettant de s’assurer « la survie pendant les périodes de disette », faisant d’ « aliments périssables » une manne dans laquelle on pourra venir se servir tout au long de l’année dans la seule limite de sa gourmandise.




Surprise, en ouvrant le livre, de découvrir non seulement les confitures de nos fruits les plus classiques, déclinés toutefois en de nombreuses variations toutes plus savoureuses les unes que les autres (cassis et rhubarbe, cerises à la menthe, miel de poire…), mais aussi des recettes permettant de mettre en valeur des fruits plus inattendus (gelée de pamplemousses, marmelade de noix de coco, confiture de litchis et de pommes…) ou des bases qui échappent à toute qualification précédente (gelée de jasmin, gelée de genièvre, confiture de betteraves rouges…). En peu de pages, ce Petit traité gourmand des confitures cumule un nombre de recettes impressionnant et balaie le panel du plus classique au plus original.

Mieux que ça, les introductions au livre, réalisées par Alain Sagault et Gilbert Fabiani subliment le plaisir gustatif de la confiture en nous rappelant sa charge symbolique. Aliment séculaire –sinon millénaire-, elle répond à la fois aux besoins simples et primaires de l’humanité : s’assurer une source de nourriture disponible toute l’année, ne pas gaspiller de denrées alimentaires, se faire plaisir gustativement ; mais aussi à ses aspirations créatrices voire spirituelles : réussir une alchimie complexe, s’essayer à de nouveaux arrangements, s’émerveiller de ce processus qui permet de faire traverser des années à des fruits qui, s’ils n’avaient pas fini dans un bocal de confiture, seraient devenus blets au bout de quelques jours. La confiture représente en quelque sorte les premiers pas de l’homme vers l’immortalité…appliquée aux fruits ! Et si elle ne se contente pas de se tourner uniquement vers l’avenir, la confiture inscrit l’homme dans la continuité d’une histoire constituée d’héritages. Par le processus de répétition de pratiques vieilles comme la civilisation, nous voilà parfaitement inscrits dans une lignée qui a fait honneur à la vie et qui a su en préserver les fruits à force de créativité et d’intelligence.

Dans un recueillement humble, savourez donc une cuillère de cette délicieuse gelée de mûres…


Et des extraits succulents :

Citation:
La confiture fait partie de ces expériences essentielles où se manifeste notre potentiel d’humanité. Elle nous rappelle, que dans la course folle de notre société prétendument civilisée, nous perdons le sens, l’origine des choses alors qu’une simple fleur de pissenlit est capable de nous relier au monde d’une façon inextricable.






Citation:
La gelée, on se mettrait parfois à genoux devant, mais elle garde un côté ecclésiastique, quasiment désincarné : elle a beau faire, elle sent le presbytère. Et s’il arrive qu’elle atteigne à la spiritualité, elle reste trop souvent mièvre et doucereuse comme une vierge qui s’est trop respectée : qui veut faire l’ange fait la bête, disait Pascal, qui penchait pourtant du côté de l’âme, mais sans y perdre son bon sens.






Citation:
Magique et mystique sont bien les adjectifs propres à la confiture : il ne s’agit pas seulement de conserver, mais de restituer la quintessence, la substantifique moelle du fruit, tranchons le mot, son âme. Car les fruits, tout comme les fleurs, et contrairement à cette partie aveugle de l’humanité qui ne croit qu’à ce qu’elle voit, ont une âme.




Confiture et fessée, un couple quand même plus excitant que Nutella et télé. L’aventure, vous dis-je !
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26 août 2012 7 26 /08 /août /2012 20:24





Le Château des Ruisseaux n’est pas un lieu dans lequel on s’installe dans l’idée de couler des jours paisibles… C’est le lieu de recours ultime. On y fait ses preuves comme dans une salle d’entraînement aux conditions de la réalité, avant de retourner à l’extérieur derechef. Est-ce un chiffre qui doit rendre optimiste ou pessimiste ? «15% des patients demeurent abstinents après leur passage au château des Ruisseaux » : aurait-on pu espérer davantage, ou doit-on se réjouir de ce taux qui semble pourtant faible ?


Vincent Bernière présente une fiction autobiographique à travers le personnage de Jean, polytoxicomane d’une trentaine d’années. Après plus de dix ans passés à connaître toutes les étapes de l’addiction –euphorie, sentiment de surpuissance, manque, délits, isolement, overdose- Jean n’attend plus rien de l’addiction mais ne sait pas comment s’en débarrasser. Moins poussé par une volonté positive que par un abattement total, Jean accepte d’entrer dans le Château des Ruisseaux. Son trajet pour se rendre dans ce centre de traitement des addictions, situé en Picardie, nous permet de revenir brièvement sur les raisons qui ont conduit Jean à adopter cette solution de dernier recours. On découvre les pensées d’un homme qui ne voit plus d’espoir nulle part, rongé jusque dans ses élans vitaux, seulement « fatigué » :

Citation:
« Fatigué de courir à droite à gauche pour chercher la came. Fatigué de voler l’argent de ma famille. Fatigué de voler mes amis. Fatigué de voler dans les magasins. Fatigué.»


Désespoir d’un homme dans la force de l’âge qui n’a même plus la volonté de pourvoir à cet instinct qui semble le plus naturel de tous : se reposer. C’est dans cet état d’esprit de délabrement profond que Jean fait son entrée au milieu d’un petit groupe de patients plus ou moins aguerris… Les présentations se font, entre cynisme douloureux et compassion sincère. On découvre Jean et les autres personnages au rythme de la thérapie, lors des groupes de paroles organisés quotidiennement et au cours d’activités qui créent du lien social et détruisent l’obsession maladive.

On pourrait s’en étonner, mais Vincent Bernière ne s’attarde pas particulièrement sur les premiers jours du sevrage. C’est une torture –pas besoin de le rappeler- et en quelques pages, Jean a réussi à passer le cap douloureux des quelques jours qui le ramènent sans cesse à la réalité de son corps et au manque absolu dont il fait l’objet.


Vincent Bernière a raison, et il choisit plutôt de consacrer une grande partie du Château des ruisseaux au processus plus ambivalent et incertain de la guérison. Le produit à l’origine de l’addiction n’a aucune importance : seule compte la souffrance qui résulte du manque, la difficulté à se reconstruire et à se retrouver après des années passées dans le déni total de soi-même. Le traitement –comportementaliste- s’attache surtout à privilégier l’introspection. On ne s’apitoie pas sur le malade, qui est l’initiateur de son mal-être et qui se berne d’illusions pour fuir la réalité.

Citation:
« Lorsque tu as envie de consommer, essaye de reconnaître l’émotion qui se cache derrière cette envie. Peur, honte, colère ou culpabilité. Pendant des années, tu as consommé des drogues pour masquer tes émotions. »


Les conseils ne sont pas prodigués uniquement par des thérapeutes. Des anciens toxicomanes, guéris suite à leur séjour dans le centre, viennent apporter leur témoignage aux patients. Le « parrain » de Jean prend l’apparence d’un sage, non pas parce qu’il évite de commettre toutes les erreurs, mais parce qu’il les a commises et sait pourquoi il n’y reviendra jamais.



Citation:
« Gilles se sert de sa position d’orphelin pour se définir comme victime. Je m’identifie avec ce type de comportement. J’ai fait la même chose lorsque mes parents ont divorcé. Quand on est toxico, c’est pratique d’accuser l’extérieur, la famille ou la société. Ca dilue les responsabilités. »


Il évoque toutes les difficultés à l’origine de la rechute. Il peut s’agir de la lenteur à voir les choses se remettre en place correctement :

Citation:
« Ce fut une période très difficile, toute mon attention était portée sur le fait de ne pas rechuter. Petit à petit, le paysage autour de moi s’est éclairci. Je réalisais que je pouvais vivre sans trembler, sans être en manque. »


Mais aussi, et surtout, de la difficulté à se séparer de l’illusion principale qui avait fait naître l’amour de l’addiction : celle de mener une vie différente, forcément plus intéressante que celle que peuvent vivre les gens clean :

Citation:
« La seule chose que je redoutais, c’était de mener une vie moyenne. Bosser, prendre le métro, dormir à moitié. »


L’espoir, c’est celui de se découvrir différent de ce qu’on avait imaginé être, de réaliser qu’on peut se plaire sans devenir celui que les autres attendent :

Citation:
« Mais faut pas croire qu’un shoot d’héroïne c’est une expérience ultime. Nager un kilomètre dans une piscine, c’est aussi très fort. Quand j’étais enfant, je voulais vivre des choses fortes. Le shoot m’a permis d’être invité au banquet de la vie, avant de m’en exclure. Une montée de flash, c’est une vie. Mais survivre à la drogue, c’est encore plus fort. Avoir une vie anonyme, cela me faisait peur en arrivant. Mais en fait, c’est une expérience incroyable. »


Le premier tome du Château des ruisseaux se termine lorsque Jean achève sa thérapie et sort du centre. Son comportement a été remarquable, aussi bien dans sa gestion du manque que dans son intérêt à suivre les conseils des thérapeutes et des anciens toxicomanes. Quelle ironie alors de le voir, à peine libéré, se ruer dans la première cabine téléphonique pour contacter son fournisseur.

Dans toutes les étapes de l’addiction et de son traitement, dans l’évitement de l’apitoiement, ce récit évoque l’expérience et le vécu. Le ton, juste, considère le lecteur comme un interlocuteur dénué de préjugés. La fin du premier volume laisse d’autant plus désespéré qu’il nous avait pourtant semblé contenir en germes toutes les pièces du rouage qui saurait mettre en marche un processus de guérison inébranlable. Mais là encore, Vincent Bernière nous prouve qu’il connaît son sujet et qu’il ne doute pas des forces retorses de l’addiction. En éluder les problématiques en un volume aurait été une négligence qu’il n’a heureusement pas commise.


On peut rire de tout :



Vision globale du "Château" :

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25 août 2012 6 25 /08 /août /2012 11:56
Trois essais sur la théorie de la sexualité (1924)




Publiés pour la première fois en 1905, les Trois essais sur la théorie de la sexualité firent l’objet de quatre remaniements par un Sigmund Freud toujours vigilant à faire en sorte que ses travaux s’adaptent à l’évolution de la psychanalyse au cours du siècle passé. Le livre nous est proposé dans sa version définitive de 1924. Presque un siècle plus tard, que peut encore nous apporter cette lecture ?


Tout d’abord, une prise de conscience accrue des modifications qui ont affectées le 21e siècle. Si les Trois essais ont pu choquer leurs lecteurs lors de leur publication, alors nous pouvons dire sans exagérer qu’en seulement quelques décennies, nous n’avons pas seulement changé d’époque : nous avons radicalement changé d’univers. Le lecteur d’aujourd’hui qui espère du dérangeant sera déçu. L’idée neuve qui a fait la notoriété du livre –à savoir la théorie de la sexualité infantile- est connue de tous au moins depuis que les concours des mini Miss France existent.


Le plus intéressant de ces essais se révèle lorsque l’on suit le développement de la réflexion de Freud qui tente d’imbriquer la psychanalyse dans les ressorts de la sexualité de l’individu. Désirant perfectionner ses outils de médecin, il semble chercher à créer un nouvel instrument qui lui permettra de mettre à jour les mystères des névroses qui accablent les individus. Qu’une grande partie de celles-ci soient provoquées par des mécanismes d’origine sexuelle n’a rien de plus déshonorant ou de plus impensable qu’une quelconque autre explication. Quant à savoir si TOUT est lié à la sexualité, Freud n’y répond pas. Bien sûr, il se consacre uniquement à l’étiologie sexuelle dans ces essais, mais il s’agit d’un travail spéculatif à mettre en rapport avec les autres travaux réalisés par ailleurs. On comprendra alors que la pensée de Freud n’est pas aussi étroite qu’on veut bien nous le faire croire, et que sa conception de la « sexualité » couvre un domaine plus vaste que celui qu’on veut habituellement bien considérer.


Comme souvent, Freud observe des cas de déviation pour aborder le sujet de son étude. Ici, il s’attache aux déviations de la pulsion sexuelle relative à son objet et/ou à son but et se demande si ces dispositions sont innées ou acquises.
En observant les névrosés, il réalise que chacun possède une disposition à la perversion, et que la névrose est apparue suite au processus du refoulement. Le refoulement intervenant après l’enfance, Freud pense alors que les dispositions originelles sont à chercher chez l’enfant. Chaque déviation de la vie sexuelle serait une marque d’infantilisme. Bien sûr, dans sa grande souplesse d’esprit, Freud n’oublie pas de préciser que ces dispositions originelles sont en coopération avec les influences de la vie.

Freud s’attarde alors longuement à décrire la vie sexuelle de l’enfant qui mène au choix du sujet de la pulsion sexuelle de l’adulte. Cette vie sexuelle est découpée en plusieurs phases, dont une phase de latence qui permet le développement d’intérêts de type social ou culturel, par exemple. On distingue également la phase orale, la phase anale (sadisme) et la phase génitale. Cette vie sexuelle n’est pas encore centrée. Sans s’en tenir exclusivement et mot-à-mot aux propos de Freud, on admettra que ses descriptions font écho à certaines réalités, qu’il faut ensuite adapter au cas par cas. En aucun cas ce qu’écrit Freud ne mérite d’être rejeté en bloc ou tourné au ridicule.

L’origine des névroses serait ensuite à mettre sur le compte de facteurs exerçant une influence sur le développement sexuel. Il peut s’agir de précocité, d’une perturbation survenant sur la durée des phases ou d’une fixation sur une phase précise.
En-dehors des névroses, un mauvais développement peut conduire à la perversion. Lorsque le travail réussit correctement, l’individu a alors réalisé une sublimation, porteuse de fruits plus ou moins intéressants.


Les Trois essais sur la théorie de la sexualité ne se lisent pas dans l’optique d’engloutir d’une traite la pensée de Freud et de la rejeter ou de l’accepter en masse et dans son intégralité. Il me semble que le principal intérêt de ce livre –outre l’aspect historique instructif sur l’évolution des mœurs au cours du 20e siècle- est de nous faire réfléchir sur notre propre rapport à la sexualité : comment l’acceptons-nous ? que peut-elle dire sur notre façon d’interagir avec le monde ? sur notre vécu ? quelle place occupe-t-elle réellement parmi les hommes ? Freud a pris son courage à deux mains pour mettre en vue de tous cet élément primordial de la vie privée qu’on se refusait alors à aborder dans la vie publique.


Enfin, parce que Freud était aussi un littérateur de talent, ses Trois essais plaisent aussi par le charme désuet de leurs mots et la prudence extrême dont fait preuve le psychanalyste pour aborder des thèmes encore houleux à son époque : l’inversion (je veux bien sûr parler d’homosexualité), la zoophilie, la pédophilie ou le sado-masochisme. Autant dire que cette lecture constituerait presque un havre d’innocence et de pureté pour le lecteur d’aujourd’hui…

 

Une perle pour les plus romantiques des lecteurs :

Citation:
« Un de ces contacts, celui des muqueuses buccales –sous le nom ordinaire de baiser- a acquis dans de nombreux peuples, parmi lesquels les peuples civilisés, une haute valeur sexuelle, bien que les parties du corps intéressées n’appartiennent pas à l’appareil génital, mais forment l’entrée du tube digestif […]. »



Des interprétations un peu tirées par les cheveux mais qui font preuve -au moins- d'une belle inventivité (et pourquoi pas après tout ?)

Citation:
« Je vois la preuve de ce que certaines secousses mécaniques provoquent le plaisir dans le fait que les enfants adorent certains jeux, tels que la balançoire, et qu’y ayant goûté, ils ne cessent d’en demander la répétition. On berce les enfants pour les endormir. Les secousses rythmiques d’une promenade en voiture ou d’un voyage en chemin de fer impressionnent les enfants plus âgés, au point que tous les garçons du moins rêvent d’être mécaniciens ou chauffeurs. […] Si ensuite intervient le refoulement qui change en leur contraire les préférences de l’enfant, il arrivera que l’adolescent ou l’adulte réagiront par un état nauséeux au balancement et au bercement ; ou encore ils seront complètement épuisés par un voyage en chemin de fer, tandis que d’autres seront sujets à des accès d’angoisse ; il peut en résulter la phobie du chemin de fer qui serait un moyen de défense de l’individu contre la répétition d’expériences fâcheuses. »



Des réflexions esthétiques :

Citation:
« Il me paraît indiscutable que l’idée du « beau » a ses racines dans l’excitation sexuelle, et qu’originairement, il ne désigne pas autre chose que ce qui excite sexuellement. Le fait que les organes génitaux eux-mêmes, dont la vue détermine la plus forte excitation sexuelle, ne peuvent jamais être considérés comme beaux, est en relation avec cela. »



A côté de ça, des passages de grandes audace et intelligence :

Citation:
« Les rapports de l’enfant avec les personnes qui le soignent sont pour lui une source continue d’excitations et de satisfactions sexuelles partant des zones érogènes. Et cela d’autant plus que la personne chargée des soins (généralement la mère) témoigne à l’enfant des sentiments dérivant de sa propre vie sexuelle, l’embrasse, le berce, le considère, sans aucun doute, comme le substitut d’un objet sexuel complet. Il est probable qu’une mère serait vivement surprise si on lui disait qu’elle éveille ainsi, par ses tendresses, la pulsion sexuelle de son enfant, et en détermine l’intensité future. Elle croit que ses gestes témoignent d’un amour asexuel et « pur » dans lequel la sexualité n’a aucune part, puisqu’elle évite d’exciter les organes sexuels de l’enfant plus que ne le demandent les soins corporels. Mais la pulsion sexuelle, nous le savons, n’est pas éveillée seulement par l’excitation de la zone génitale ; ce que nous appelons tendresse ne pourra manquer d’avoir un jour une répercussion sur la zone génitale. D’ailleurs, si la mère était mieux renseignée sur l’importance des pulsions dans l’ensemble de la vie mentale, dans toute l’activité éthique et psychique, elle éviterait de se faire le moindre reproche. »
 
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24 août 2012 5 24 /08 /août /2012 11:49





Dix-huitième siècle. Le vicomte génois Médard de Terralba rejoint l’armée du Saint-Empire romain germanique en guerre contre les Turcs. Toute l’absurdité de la bataille est démontrée d’une manière cinglante à travers cet évènement : le vicomte, frappé par un boulet de canon, finit en bouillie. Mais peut-être devrait-on parler de semi-compote… ?


Citation:
« Quand on retira le drap qui couvrait le vicomte, on vit son corps effroyablement mutilé. Non seulement il lui manquait un bras et une jambe, mais tout ce qu’il y avait de thorax et d’abdomen entre ce bras et cette jambe avait été emporté, pulvérisé par ce coup de canon à bout portant. Pour la tête, il n’en restait qu’un œil, une oreille, une joue, la moitié du menton et la moitié du front : de l’autre moitié, il ne subsistait qu’une bouillie. Pour résumer, il ne demeurait plus qu’une moitié de lui, la moitié droite, du reste parfaitement conservée, sans une égratignure, à part l’énorme déchirure qui l’avait séparée de la moitié gauche réduite en miettes. »



En effet, le vicomte Médard, plus absurde que la guerre, a été scindé en deux parties strictement symétriques. L’une, a priori irrécupérable, est laissée à l’abandon. L’autre fera l’objet des soins acharnés de médecins d’abord passionnés par la biologie avant d’être dévoués à la cause humaine : c’est pourquoi ils passeront tout leur temps à réparer la moitié récupérable de Médard au détriment de petits blessés moins stimulants, qui finiront bon gré mal gré par rendre l’âme. A l’issue de ces soins, la moitié se relève, triomphante. Dispensée de guerre, elle retourne à Terralba et montre sa nouvelle nature : mauvaise, elle dispense sa cruauté sans distinction d’âge ni de sexe. Il semblerait que ce soit la mauvaise moitié de Médard qui ait survécu…

Le récit est pris en charge par le neveu de Médard, un orphelin un peu vagabond qui, par son statut même, permet au lecteur de prendre conscience des répercussions engendrées par les méfaits du vicomte sur l’ensemble du territoire de Terralba. La jeunesse du narrateur, dont l’âge ne dépasse pas la dizaine d’années au moment des faits, permet de porter sur les évènements un regard innocent qui frôle souvent la naïveté. Les actes, de quelque cruauté qu’ils soient, sont décrits avec un détachement et une neutralité qui feraient presque passer le jeune neveu pour un maître de l’humour noir. Toutefois, son innocence permet aussi d’atteindre à des emportements de bonheur sincères et à un humanisme primordial, dénué de toute considération cynique portant sur l’être humain. A ce moment-là, l’écriture se teinte d’imaginaire et devient plus poétique.

La vie à Terralba, centrée autour des péripéties engendrées par le vicomte, prend un tournant lorsque celui-ci tombe amoureux de Paméla, une bergère bonne vivante pour qui les sentiments amoureux sont un constituant de la vie au même titre que les travaux agricoles ou que le repos dans le pré. Se marier avec la cruauté même ne semble pas être le gage d’un avenir réussi… Mais l’hésitation ne tarde pas à se faire sentir lorsque de plus en plus de villageois témoignent de ce fait incroyable : le vicomte se montre parfois bon. L’amour métamorphoserait-il notre homme ? Que non ! La réalité est encore plus fantastique : la deuxième moitié du vicomte, que tout le monde croyait disparue, est revenue à Terralba.

Le récit prend une tournure symbolique et met en scène l’affrontement de la force du bien contre celle du mal. La confrontation n’est pas immédiatement directe : elle se met en place à travers les répercussions des actes de chaque moitié sur la vie des villageois, qui pâtissent plus que jamais de cette cohabitation des deux moitiés dans un même lieu. Elle finira dans un affrontement concret qui se cristallise autour de la possession de Paméla.

Malgré l’interprétation symbolique évidente de cette confrontation, on ne peut pas dire que la lecture du Vicomte Pourfendu soit vraiment marquante. La forme du conte est en partie responsable du caractère anecdotique d’une intrigue pourtant originale et qui aurait pu donner lieu à des approfondissements plus intéressants. La singularité de l’écriture, à la fois cruelle et enchantée, truffée de passages burlesques qui prêtent à sourire, ne parvient pas à compenser la banalité d’une conclusion moralisante qui étonne surtout pas son évidence. Malgré le caractère anecdotique de l’intrigue, il n’empêche que la lecture du Vicomte Pourfendu laisse le souvenir d’un divertissement stimulant qui donne envie d’aller creuser plus loin dans l’œuvre d’Italo Calvino.

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23 août 2012 4 23 /08 /août /2012 10:38




Ce court Essai sur l’art de ramper à l’usage des courtisans constitue un très bref extrait des œuvres du baron d’Holbach. Quatorze pages à peine ! et le baron aura fait une apparition éphémère dans notre existence. Heureusement, une biographie succincte accompagne le texte et permet de mieux situer son contexte d’écriture.

On s’en doutait : écrivant avec la plus grande ironie, dans un sérieux emprunté qui se veut aussi sincère que la bonté des sentiments qui poussent les courtisans à s’affaler aux pieds de leurs maîtres, d’Holbach n’épargne pas la caste des marquis qui se soumet aux plus grands dans l’espoir de s’élever à son tour. Partant du principe que ramper est un art, d’Holbach met en place une argumentation implacable visant à montrer, point par point, toutes les qualités que doit revêtir l’âme du courtisan s’il espère surpasser ses concurrents.

Du 18e au 21e siècle, les places convoitées ne sont plus les mêmes mais les processus d’élévation ou de déclassement restent identiques. Ce que d’Holbach décrit dans son essai, on peut le retrouver dans notre quotidien sous des formes amoindries, dissimulées ou détournées. Il n’empêche, le principe à la base de cet étrange comportement de soumission –qu’on pourrait presque ramener à un hara-kiri de l’homme occidental- n’a pas changé. D’où l’extrême pertinence de l’Essai sur l’art de ramper à l’usage des courtisans

La traversée du texte sera peut-être éphémère (il se lit encore plus rapidement que le fameux Indignez-vous, c’est tout dire), mais il est toutefois certain qu’il laissera un agréable souvenir sur lequel on pourra revenir avec plaisir.

Citation:
Quelque force d’esprit que l’on ait, quelqu’encuirassée que soit la conscience par l’habitude de mépriser la vertu et de fouler aux pieds la probité, les hommes ordinaires ont toujours infiniment de peine à étouffer dans leur cœur le cri de la raison. Il n’y a guère que le courtisan qui parvienne à réduire cette voix importune au silence ; lui seul est capable d’un aussi noble effort.


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22 août 2012 3 22 /08 /août /2012 11:21



Le Guide du Voyageur Galactique est connu par la quasi-intégralité de l’Univers. Arthur, représentant de l’humanité, a pourtant dû attendre la destruction de sa planète pour en découvrir l’existence. Est-ce à dire que nous, pauvres terriens, sommes un peu paumés au milieu de cet infini Univers ?
Peut-être, mais nous ne sommes certainement pas les pires puisque nous avons au moins conscience qu’il existe autre chose dans l’univers. Une évidence ? Pas pour les habitants de la planète Krikket en tout cas... Leur monde est entouré d’un nuage opaque qui les empêche d’imaginer qu’il puisse exister un au-delà galactique. Lorsqu’un vaisseau vient s’écraser sur le sol de leur planète, la stupéfaction les saisit. Ni une, ni deux, comme s’ils n’attendaient que cette distraction pour s’ouvrir à l’inconnu, ils rattrapent en quelques mois tout le retard scientifique dû à leur ignorance. Leur instinct d’imitation leur permet de rafistoler un vaisseau à la ressemblance du premier et de s’aventurer du côté de leur grand ciel gris… qu’ils s’empressent aussitôt de traverser, découvrant avec stupéfaction l’existence de tout un Univers qu’ils ne parviennent pas immédiatement à nommer faute de terme approprié. Eblouis par tant d’infini, étourdis devant la perspective de tant de nouveaux mondes se présentant à eux, les habitants de la planète Krikket n’ont désormais plus qu’une idée : détruire le reste de l’univers !

Les Krikket menacent la vie. Qui appelle-t-on à la rescousse ? Arthur, Ford et Slartibartfast chevauchent leur vaisseau écologique (il est propulsé à l’aide d’un générateur d’improbabilité qui use de la relativité des nombres inscrits sur les additions des tickets de restaurant) pour se lancer dans une grande contre-attaque qui permettra de rendre inoffensifs les habitants de la planète Krikket.

Ouf. Ce n’est pas de tout repos, et après deux premiers tomes plutôt reposants, Douglas Adams accélère la cadence en nous proposant une intrigue ficelée comme un gigot d’agneau –tellement ficelée qu’on s’y laisse parfois embobiner, et un sursaut d’inattention nous obligera à retourner quelques dix pages en arrière pour mieux comprendre les détours retors empruntés par l’intrigue (une redite du voyage spatio-temporel ?). Du coup, le rire disparaît derrière ces dégringolades d’actions en tous genres –sauf un sursaut surgi après la lecture d’un calembour que Douglas Adams n’oublie pas de parsemer au fil de ses pages. Il n’empêche, la place accordée aux conseils absurdes du Guide du Voyageur Galactique se fait pâlotte. Le burlesque s’efface au profit de l’aventure et l’aventure –même déjantée- ne permet pas les spéculations dingues que Douglas Adams s’accordait dans les épisodes précédents.

Lorsqu’on fait trop bien, il est difficile, ensuite, de faire mieux. L’ascension de Douglas Adams sur l’échelle du rire et de l’absurde ne pouvait pas être infinie –n’est pas l’Univers qui veut. Cette légère baisse de régime du troisième volume ne le rend toutefois pas contournable. Toujours excellent dans le domaine du loufoque, il est seulement moins bon que les précédents livres auxquels Douglas Adams nous avait habitués. Une légère déception, de temps en temps, ne fait pas de mal : un petit coup de baisse de régime et c’est reparti, à qui mieux-mieux pour le quatrième épisode !

 

 

Pour ceux que ça intéresse... Wink des extraits tordants digne d'un Douglas Adams en pleine forme !

Le passage excellent sur la longueur insupportable des dimanche après-midi :

Citation:
« Sur la fin, c’étaient les dimanches après-midi qu’il avait commencé à ne plus encaisser, avec ce terrible désœuvrement qui vous saisit sur le coup des quatorze heures cinquante-cinq, quand vous savez que vous avez déjà pris tous les bains que vous pouviez prendre ce jour-là, quand vous savez que vous aurez beau vous écorcher les yeux sur les articles du journal, quelques qu’ils soient, vous n’arriverez jamais à les lire vraiment, ni à appliquer cette révolutionnaire nouvelle technique de taille des arbres qu’on y décrit, quand vous savez que, tandis que vous contemplez la pendule, les aiguilles s’avancent inexorablement vers le chiffre quatre, funeste présage de cette languissante heure du thé, triste tasse pour les âmes. »



Le concept du CLEP -encore une belle trouvaille d'Adams :

Citation:
« Un CLEP […] est une chose que l’on ne peut pas voir, ou qu’on ne veut pas voir, ou que notre cerveau nous empêche de voir, parce qu’on s’imagine que c’est leur problème et pas le nôtre. C’est exactement ce que veut dire CLEP : C’est Leur Problème. Et le cerveau le censure, tout simplement. Comme s’il faisait un blanc. Si tu le regardes directement, tu ne pourras pas le voir, tant que tu ne sauras pas exactement ce que c’est. Ton seul espoir, c’est d’essayer de l’entrevoir par surprise du coin de l’œil.»



Enfin, pour les plus rêveurs d'entre nous... comment apprendre à voler ?

Citation:
« Il existe un art, ou plutôt un truc, pour voler.
Le truc est d’apprendre à se flanquer par terre en ratant le sol.
Choisir de préférence une belle journée pour s’y essayer.
[…] La plupart des gens n’arrivent pas à rater le sol et s’ils s’y sont bien pris, il est probable qu’ils n’arriveront pas à le rater assez durement.
[…] Le problème est en effet qu’il faut parvenir à rater le sol accidentellement. Inutile de vouloir délibérément rater le sol : ça ne marchera pas. Il faut avoir l’attention subitement distraite à mi-parcours, de manière à ne plus penser à la chute au sol, ou à quel point ça va faire mal si on manque de le rater.
Il est notoirement difficile de détourner son attention des trois susdits éléments durant la fraction de seconde dont on dispose.
D’où l’échec constaté chez la majorité des gens et leur conséquente déception quant à la pratique de ce sport pourtant exaltant et spectaculaire. »


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21 août 2012 2 21 /08 /août /2012 20:06






J’ai du mal avec les road-movies, que j’assimile trop souvent avec « ennui ». Deux cas de figure se présentent :
1- Le road-movie se veut pur divertissement. Je m’ennuie rapidement car ça ne m’intéresse pas de voir des personnages se marrer comme des bossus alors que je ne suis pas incluse dans l’amusement.
2- Le road-movie se veut porteur d’un message, revendicateur d’une cause. Le film s’effondre au bout d’un quart d’heure, ruiné par une imprécision et une caricature que le dynamisme du genre rend inévitable.

Thelma et Louise figure dans le second cas. Personne n’ignore que ce film se veut une illustration engagée de la cause féministe, et quiconque ne le sait pas ne tarde pas à le découvrir. Thelma fait figure de bobonne asservie à la domination mâle de son époux Darryl ; lorsque Louise, petite amie délaissée de Jimmy, lui propose une virée le temps d’un week-end, le drame conjugal semble proche. Darryl acceptera-t-il que sa donzelle convole sans lui ? Malgré son refus, Thelma finit quand même par se retrouver en voiture avec Louise, et les deux amies sont bien décidées à s’amuser comme de petites folles. Donc, elles conduisent toute la journée –chouette !- et, le soir venu, elles se retrouvent dans une boîte miteuse, à boire du bourbon, à se faire draguer, à danser et à manquer de se faire violer. Enfin, ça c’est le programme de Thelma la fêtarde. Heureusement, Louise est là pour veiller au grain, et lorsqu’elle retrouve son amie en mauvaise position, ni une ni deux, elle dégaine son flingue et abat le fornicateur affamé.



A partir de ce moment-là, le week-end destiné à la teuffe se transforme en cavale jusqu’au Mexique pour échapper aux keuffes. A la place de Thelma et Louise, on n’aimerait pas trop. Surprise : en fait, elles kiffent ce qu’il leur arrive (même si elles ronchonnent de temps en temps, mais en fait, c’est surtout parce qu’elles manquent de fric). Sorties du foyer, elles ont l’impression de retrouver leur liberté et de pouvoir faire ce qu’il leur chante. A d’autres : si elles se lâchent et semblent parfois péter un câble, c’est plutôt parce qu’elles sont passées de l’autre côté de la légalité en abattant un type. Maintenant, quitte à se faire chopper, autant que ce soit justifié, et les crimes s’accumulent les uns à la suite des autres : braquage de magasin, coffrage de flic, explosion d’un camion-citerne… La liberté flirte avec la démence, mais on n’est pas à ça près.



La scène finale -monumentale, épique, dramatique !-, est censée plonger le spectateur dans une profonde réflexion… Etait-on obligé d’en arriver là ? Si les garçons étaient plus gentils, tout cela ne se serait peut-être jamais produit… Il faut dire, en effet, que les membres de la caste masculine de ce film envoient du pâté : lorsque ce ne sont pas de gros machos qui regardent du baseball en avalant des pizzas, ce sont de beaux gosses en tournés toujours absents, des violeurs incontrôlables ou des dragueurs lourds et vulgaires, toujours prêts à considérer la femme d’abord comme un objet avant de lui accorder son statut d’être humain. Dans ces conditions, on comprend que Thelma et Louise ne soient pas contentes. Mais leur monde vire à la science-fiction.
De même, leur évolution psychologique n’est absolument pas crédible. Bêbêtes et insouciantes avant de partir, il suffit d’un crime pour que Louise endosse le rôle de cheffe des opérations qui ne se trompe jamais, et d’une trahison pour que Thelma perde toute sa naïveté vis-à-vis des hommes. Encore une fois : science-fiction, quand tu nous tiens.

En conclusion, ce film n’incite ni à la distraction, ni à l’instruction. La plupart du temps, Thelma et Louise conduisent en voiture, s’enferment dans des motels ou parlent au téléphone. Elles s’énervent souvent, mais elles rigolent quand même de temps en temps pour montrer que la vie n’est pas tout le temps triste, même quand on se trouve dans une situation désespérée. Derrière tout ça, on peut espérer soulever un débat sur la question de la condition féminine.
En effet, il semblerait que Ridley Scott ait voulu nous montrer comment la soumission de Thelma et Louise –représentatives des femmes en générale- les a conduites dans une situation désespérée. En réalité, le débat n’existe pas : si Thelma et Louise avaient été réellement soumises à leurs maris, elles n’auraient jamais pu sortir de leur maison, et Louise n’aurait pas su conduire. D’ailleurs, Louise ne travaillerait certainement pas et n’aurait pas eu d’argent pour s’acheter une voiture. Interrogeons-nous plutôt sur les particularités des Etats-Unis : le port d’arme libre et la peine de mort. Pourquoi ne pouvons-nous pas penser que Ridley Scott a également voulu dénoncer le port d’arme libre ? Sans cela, Louise ne se serait jamais trouvé en possession d’un flingue et n’aurait jamais tué quiconque. A moins que Ridley Scott n’ait voulu dénoncer la peine de mort ? En effet, sans cette menace, Thelma et Louise auraient peut-être connu une fin différente…



Bien sûr, tout cela n’est pas soulevé une seule fois dans le film. On se contentera donc d’un énième message féministe qui, loin d’arranger les choses, continue à faire passer les femmes pour des crétines.

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20 août 2012 1 20 /08 /août /2012 16:28





Il ne faut pas négliger la puissance d’attraction du titre d’un livre. Celui-ci se serait-il appelé Presseur de papier au temps de la répression communiste, je ne l’aurais peut-être pas ouvert avant longtemps et j’aurais raté la lecture d’un texte qui, bien qu’inscrit dans un contexte politique unique, ne s’épargne aucune réflexion universelle.

Hanta, le seul personnage sur lequel se concentre Une trop bruyante solitude, travaille à la presse d’un entrepôt de vieux papiers. Tous les jours, des tonnes de livres, gravures et paperasses diverses s’abattent sur lui depuis le plafond. Hanta effectue son travail sans se bousculer, s’attirant par la même occasion les plus vifs reproches de son supérieur. Plutôt que de forcer le rythme, Hanta préfère se laisser aller au charme de la découverte des papiers qu’on l’oblige à détruire, mettant de côté les ouvrages qui lui semblent nécessaires ou les gravures et peintures qu’il juge belles. De cette façon, l’employé illettré s’est peu à peu constitué une culture propre, qui résulte à la fois du charme qui s’opère à la rencontre de certains mots ou de certaines phrases, mais aussi de la terreur sourde que suscite la vie dans une société barbare.

Dans la presse où travaille Hanta, le silence et la solitude l’amènent à se sentir comme un démiurge contradictoire, doté d’une volonté propre qu’il ne peut toutefois suivre totalement. Hanta a conscience que sa tâche l’avilit et qu’elle est contraire à ses principes, mais son statut ne lui permet pas de faire autrement que de la poursuivre. D’où un sentiment de culpabilité qui rappelle –dans le fond et dans l’expression- celui qui poursuit Kafka dans la plupart de ses textes. Ce sentiment est sans doute le moteur qui pousse Hanta à ramasser frénétiquement des tonnes de livres qu’il accumule ensuite chez lui, formant des tours et des colonnes bancales qui prennent une allure menaçante, prêtes à s’effondrer, à chaque instant, sur un Hanta épuisé et assommé par les idées. D’autres aspects de la culpabilité surgissent sous des formes différentes. La violence de la vie en société et la répression qu’elle effectue sur ses individus se traduit à travers l’évocation récurrente de la guerre que se livrent les rats dans les égouts de Podbaba. Lorsque des images d’espoir surgissent –avec les tsiganes par exemple-, elles sont aussitôt éludées derrière une réalité grise et implacable.

La deuxième partie du roman prend une tournure plus accablante lorsque Hanta découvre la presse mécanique de Bubny et ses joyeux employés en uniforme, dont les rêves de voyages et de loisirs, ainsi que les goûters de sandwiches et de lait, traduisent pour Hanta la décadence d’une civilisation uniformisée et individualiste :

« Les ouvriers déchiraient les paquets, en tiraient des livres tout neufs, arrachaient les couvertures et jetaient leurs entrailles sur le tapis ; et les livres, en tombant, s’ouvraient ça et là, mais personne ne feuilletait leurs pages. C’était du reste bien impossible, la chaîne ne souffrait pas d’arrêt comme j’aimais à en faire au-dessus de ma presse. Voilà donc le travail inhumain qu’on abattait à Bubny, cela me faisait penser à la pêche au chalut, au tri des poissons qui finissent sur les chaînes des conserveries cachées dans le ventre du bateau, et tous les poissons, tous les livres se valent… »

Les sentiments de Hanta deviennent encore plus contradictoires. On sent un déchirement intérieur face auquel il est difficile de lutter. Le titre du roman se justifie encore davantage dans ce virage.

L’extrême tension de la situation vécue par Hanta ne se propage pas dans l’écriture de Hrabal. Peut-être parce qu’il frôle souvent le désespoir, Hanta ne s’apitoie jamais directement sur son sort. Il se protège en jouant avec l’absurde et la dérision et lorsque ces derniers ressorts ne sont plus possibles, il s’exprime à travers une colère sincère et effrayante. Le talent de Hrabal réside dans sa capacité à glisser d’une situation politique singulière donnée –la répression communiste des années 60 en Tchécoslovaquie- aux sentiments que peuvent universellement ressentir les individus lorsqu’ils se trouvent à la croisée d’un dilemme qui leur ordonne de choisir entre leurs convictions et la virulence de préceptes extérieurs.

« Les cieux ne sont pas humains, mais il y a sans doute quelque chose de plus que ces cieux-là, la pitié et l’amour que j’ai depuis longtemps oubliés, effacés totalement de ma mémoire. »

« Les cieux ne sont pas humains et la vie, hors de moi et en moi, ne l’est pas davantage.»

« Les cieux n’étaient pas humains et moi, c’était plus que j’en pouvais supporter. »

Des phrases lancinantes qui reviennent ponctuellement dans le texte, en réponse au « progressus ad futurum, regressus ad originem » de Hanta, finissent enfin d’angoisser le lecteur en même temps que le personnage. L’impression que le progrès et le recul vont de pair devient une certitude. Hanta nous abandonne finalement dans un monde dangereux, qui oscille sans cesse entre la chute et l’équilibre…

 

 

J'aime beaucoup la présentation du roman par Vaclav Jamek :

Citation:
« Ainsi Hrabal est-il un écrivain qui pardonne à la vie, à cause de la passion et de l'invention infinie que l'homme déploie pour la garder et l'entretenir, à son tour ébahi, ébloui, entraîné par cet acharnement à vivre qui est à la base de tout et qui se passe de justification. »



Citation:
« Profondément choqué sur le plan métaphysique, Hrabal ne porte pas de jugement moral sur la vie : il est proprement le contraire d'un métaphysicien moraliste -aux antipodes, donc, d'un Cioran. Il n'y a aucune visée satirique dans le tableau qu'il donne du ridicule humain ; ce ridicule constitue à ses yeux la preuve la plus vraie, la plus étonnante, quasiment héroïque et absolument émouvante, de l'appétit de vivre. »



Citation:
« La force de la vie chemine dans les petites gens, qui toutefois ne sont pas humbles, car enfin ils se débrouillent, ils font de grands gestes pour effrayer la mort, ce sont des originaux, des inventifs, des fiers-à-bras, de vrais salopards même, peu importe. C'est ainsi que pile et face peuvent rester liées, le foisonnement et la solitude, la légèreté et la gravité, la farce et la tragédie, et que parfois, dans quelques chefs-d’œuvre, on entrevoit le gouffre qui s'ouvre sous nos pas, fussent-ils de danse. C'est le cas surtout d'Une trop bruyante solitude, qui révèle le plus clairement la question à laquelle toute l'œuvre de Hrabal cherche sans doute à répondre : que peut la littérature après Auschwitz ? »



Elle met en valeur le talent humaniste de l'écrivain...

Un des passages du livre que j'ai beaucoup aimé concerne la découverte par Hanta des travailleurs de la presse mécanique. Un autre monde...

Citation:
« Justement, c’était l’heure de la pause, la chaîne s’arrêta, les ouvriers s’assirent sous le grand tableau mural barbouillé de punaises, de liasses de paperasses et d’informations et déballèrent leur goûter ; riant et bavardant, ils arrosaient sans gêne leur sandwiches au fromage et au saucisson de lait et de Coca-Cola, et moi, rien que d’entendre les bribes de leur conversation joyeuse, je dus m’appuyer à la rambarde : j’apprenais, en effet, qu’ils formaient une brigade socialiste du travail ; tous les vendredis, aux frais de l’entreprises, un bus les emmenait dans un chalet des Monts-des-Géants, l’été dernier, ils avaient visité la France et l’Italie, et cette année, projetaient-ils en allumant une cigarette, ils feraient bien un tour en Grèce et en Bulgarie. Et ils s’interpellaient, inscrivaient leurs noms sur des listes et s’incitaient les uns les autres à être tous de la partie. En les voyant se déshabiller à mi-corps pour se faire bronzer aux rayons déjà hauts du soleil, je n’étais même plus étonné ; ils hésitaient sur l’emploi judicieux de leur après-midi : iraient-ils se baigner aux Bains-Jaunes ou jouer au foot à Modrany ? »



Citation:
« Leurs projets de vacances en Grèce m’avaient complètement ébranlé : moi que la lecture de Herder et de Hegel avaient projeté dans la Grèce antique, moi que Friedrich Nietzsche avait initié à la vision dyonisienne du monde, je n’avais jamais pris de vacances. »



Et voilà ce qu'il leur mettrait dans la tête s'il était du voyage :

Citation:
« Si je pouvais partir en Grèce avec cette brigade socialiste du travail, je leur ferais des conférences sur l’architecture et la philosophie, des cours sur tous les suicidés, sur Démosthène, sur Platon et Socrate, si je pouvais les y accompagner… Mais voilà, nous entrions dans une nouvelle époque, un monde nouveau, ça leur passait bien au-dessus de la tête, à ces jeunes gens, tout sans doute était déjà bien différent. »



Il n'empêche, c'est finalement Hanta qui se résigne...

Citation:


« Et je pressai, je pressai avec fureur des paquets anonymes, sans la moindre reproduction de maître ancien ou moderne, je ne faisais que le boulot pour lequel on me payait, fini l’art, la création, l’enfantement dans la beauté, en continuant à ce train-là, je pourrais certainement former à moi tout seul une brigade socialiste du travail avec l’engagement d’accroître de cinquante pour cent la productivité annuelle, et j’aurais sûrement droit aux chalets de l’entreprise, j’irais certainement passer l’été en Grèce, faire en caleçon long le tour du stade d’Olympie et m’incliner à Stagire en l’honneur d’Aristote. Ainsi, buvant directement le lait à la bouteille, je travaillai, inhumain, insensible comme les gens de Bubny, et le soir tout était fini, j’avais tout écrasé, prouvant ainsi que je n’étais pas une nullité. »


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