Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
18 octobre 2013 5 18 /10 /octobre /2013 08:43


L’illusionniste est un personnage qui attire d’emblée la sympathie : démodé, il traîne sa carcasse, brandissant de temps en temps des lapins blancs de son chapeau, dans l’espoir de concurrencer les nouvelles stars du rock. Pire que le rejet, il attire seulement l’indifférence de ses spectateurs. Le gag se répète plusieurs fois jusqu’à ce que l’illusionniste écope d’un poil de succès dans une taverne perdue sur une côte de écossaise. Il rencontre la petite Alice avec qui il finit par convoler sous d’autres cieux –en fait pas si loin que ça : à Edimbourg.



Avec Alice, la magie fonctionne toujours. La grande ville lui fournit des images merveilleuses de fourrures, de chaussures et d’autres vêtements de luxe qui la séduisent comme l’improbabilité d’un tour merveilleux. Pour lui faire plaisir mais aussi pour conserver son aura de magicien, l’illusionniste se ruine et lui procure les plus belles parures qu’il fait apparaître devant elle en un tour de magie. Tel est pris qui croyait prendre : à se donner des airs de duchesses, la petite Alice devient une grande dame qui attire le damoiseau.



S’il faut aimer le style de Jacques Tati pour apprécier cet « hommage » animé constitué principalement de scènes muettes, il faut aussi avoir le goût pour la lenteur et la révérence. Dans l’hommage, Sylvain Chomet semble parfois s’oublier et l’humour délicat –pour ne pas dire imperceptible- de son adaptation fait profil bas pour laisser place à une création si humble qu’elle convainc presque de sa faiblesse. Il est toutefois indubitable que la création graphique atteint des sommets de qualité tout en perpétuant le style propre à Sylvain Chomet. Reste également le constat mélancolique d’un monde moderne qui a balayé ses anciennes figures du rêve pour laisser place à un système consommatoire nettement moins féérique. Sylvain Chomet serait-il lui aussi un illusionniste déchu ?


Un hommage pas tout à fait apprécié ?

Citation:
Une polémique est survenue fin janvier 2010 : la famille McDonald, notamment les fils de Helga Marie-Jeanne Schiel et petits-fils de Jacques Tati, a exprimé sa colère à travers une lettre de l'un d'eux, Richard McDonald, destinée à la maison britannique de The Observer et à Roger Ebert au Chicago Sun-Times. « the sabotaging of Tati's original L'Illusionniste script, without recognising his troubled intentions, so that it resembles little more than a grotesque, eclectic, nostalgic homage to its author is the most disrespectful act » (« le sabotage du script original de L’Illusionniste, ne reconnaissant pas les intentions troubles de Tati et les masquant derrière un hommage grotesque et nostalgique, est profondément irrespectueux »).


Partager cet article
Repost0
17 octobre 2013 4 17 /10 /octobre /2013 12:29



« L’or et la chair » : voici les deux mots par lesquels Emile Zola résumait ce second volume de la série des Rougon-Macquart.

« L’or » : bien mal acquis par transactions immobilières frauduleuses, bien mal dépensé en vêtements de luxe, soirées somptueuses et copinages illicites.
« La chair » : tentation inéluctable d’une société en débauche qui, après s’être permise des illégitimités dans les actes publiques, ne voit pas quelles raisons lui interdirait de se permettre des illégitimités dans les actes intimes.


Ainsi se commettent sans presque le vouloir –en tout cas sans le savoir- les hérésies les plus touchantes d’innocence. Celles-ci conduisent d’une part à la Curée, cet étonnant passage historique qui eut lieu sous Napoléon III lors des grands travaux historiques effectués par le baron Haussmann, et d’autre part aux premiers sentiments de malaise existentiels connus par l’homme moderne –un avant-goût de l’american dream déchu.


Aristide Saccard, marié par intérêt à Renée Béraud du Châtel, spécule sur des immeubles qu’il compte ensuite revendre lors de la construction des grands boulevards de Paris. Il ne se refuse aucun luxe et en fait également profiter sa compagne qu’il ne voit qu’entre deux maîtresses, lorsqu’elle-même ne se trouve pas en compagnie d’un amant. Bientôt, Renée s’éprend de Maxime, un jeune dandin de dix ans son cadet. Leur relation d’abord amicale ne tardera pas à prendre des tournures plus scabreuses. Précisons que Maxime est le fils issu du premier mariage d’Aristide Saccard. Inceste et adultère, savamment relevés d’homosexualité et de chronophilie, constituent le côté outrageant de cette Curée aussi politiquement que moralement réprouvable.


« On ne pouvait voter contre un pouvoir qui faisait pousser, dans le terreau des millions, une fleur comme cette Renée, une si étrange fleur de volupté, à la chair de soie, aux nudités de statue, vivante jouissance qui laissait derrière elle une odeur de plaisir tiède. »


A ceux qui ont voulu bannir la Curée du paysage littéraire à cause d’outrage à la pudeur, Emile Zola répondit : « J’ai voulu, dans cette nouvelle Phèdre, montrer à quel effroyable écroulement on en arrive quand les mœurs sont pourries et que les liens de la famille n’existent plus ». Et qu’on ne dise pas que le message n’est pas clair ! Il suffit de lire le roman jusqu’à son dénouement tragique et désespéré pour comprendre qu’une existence qui ne sait plus donner de priorité à ses valeurs ne vaut que déchéance.


Après un premier volume panoramique et essentiellement descriptif, Emile Zola effectue une plongée étroite sur l’arbre généalogique de ses Rougon-Macquart et change la teneur de sa verve, pour nous livrer un témoignage subjectif sur cette période de spéculation effrénée connue sous le règne de Napoléon III. Pour nous aider et s’aider soi-même à la compréhension, Emile Zola se projette avec une telle force dans la vie et la psychologie de ses personnages que certains ont pu croire qu’il partageait avec eux leurs conceptions et leurs valeurs. Son talent est tel qu’il aura réussi à duper certains lecteurs inattentifs jusqu’à se confondre avec ses sujets et à se faire passer pour un « hermaphrodite étrange venu à son heure dans une société qui pourrissait ».





Citation:
« Maxime et Renée, les sens faussés, se sentaient emportés dans ces noces puissantes de la terre. Le sol, à travers la peau d’ours, leur brûlait le dos, et, des hautes palmes, tombaient sur eux des gouttes de chaleur. La sève qui montait aux flancs des arbres les pénétrait, eux aussi, leur donnait des désirs fous de croissance immédiate, de reproduction gigantesque. Ils entraient dans le rut de la serre. C’était alors, au milieu de la lueur pâle, que des visions les hébétaient, des cauchemars dans lesquels ils assistaient longuement aux amours des Palmiers et des Fougères ; les feuillages prenaient des apparences confuses et équivoques, que leurs désirs fixaient en images sensuelles ; des murmures, des chuchotements leur venaient des massifs, voix pâmées, soupirs d’extase, cris étouffés de douleur, rires lointains, tout ce que leurs propres baisers avaient de bavard, et que l’écho leur renvoyait. »



Citation:
« Il accepta Renée parce qu’elle s’imposa à lui, et il glissa jusqu’à sa couche, sans le vouloir, sans le prévoir. Quand il y eut roulé, il y resta, parce qu’il y faisait chaud et qu’il s’oubliait au fond de tous les trous où il tombait. Dans les commencements, il goûta même des satisfactions d’amour-propre. C’était la première femme mariée qu’il possédait. Il ne songeait pas que le mari était son père. »



Citation:
« Ah ! que sa pauvre tête souffrait ! comme elle sentait, à cette heure, la fausseté de cette imagination qui lui faisait croire qu’elle vivait dans une sphère bien heureuse de jouissance et d’impunités divines ! Elle avait vécu au pays de la honte, et elle était châtiée par l’abandon de tout son corps, par la mort de son être qui agonisait. Elle pleurait de ne pas avoir écouté les grandes voix des arbres. »




*peinture de Louis-Léopold Boilly

Partager cet article
Repost0
15 octobre 2013 2 15 /10 /octobre /2013 12:47



Si le crowdfunding, le colunching ou le coworking ne vous évoquent rien, c’est que le système économique classique est encore trop présent dans notre quotidien pour nous avoir permis de découvrir totalement les nouvelles pratiques de l’économie de partage. La vie share se propose d’en répertorier les principaux mouvements et de figer ses élans fondateurs. Le paysage étant mouvant et défilant dans les sphères virtuelles de l’Internet pour mieux rassembler les pratiques concrètes d’hommes et de femmes bien réels, il y a fort à parier que ce manuel sera déjà obsolète dans un an. En attendant, plongeons-nous sans tarder dans la manne de bonnes idées et d’adresses que nous livre son contenu.


Dans presque tous les domaines de la vie courante, il est désormais possible de consommer autrement. Des spécialistes de l’économie de partage analysent le phénomène : face à l’individualisme croissant et à la précarité de la vie moderne, les hommes en quête de sens cherchent à créer de nouveaux réseaux et à tisser du lien social. Telle est la conclusion que tire Thanh Nghuiem, spécialiste de l’économie collaborative et open-source :


« La vie dans les métropoles est dure, chère, anonyme, quand l’économie du partage permet de créer de la souplesse, offrant une source organique de services de proximité. Fondée sur la valorisation des biens ou de compétences sous-utilisées, elle crée du lien social. Il serait regrettable de censurer cette source de développement local au motif qu’elle bouscule le statu quo. »


Si l’économie de partage permet de réaliser de menues économies, c’est surtout cette fameuse « convivialité » déjà chère à Ivan Illich qui apparaît à l’horizon des pratiques du troc, de la location, du don ou du partage. Outre ces pratiques déjà bien connues, on découvrira également d’autres systèmes qui rivalisent d’ingéniosité. Citons par exemple le partage de locaux ou de bureaux, l’échange de domiciles, le partage de loisirs ou de repas, la location de jardins, de places de parking privées ou d’espace libre pour stocker du matériel. Il est normal d’être intrigué par la mise en place de telles pratiques, et encore plus légitime de douter de leur fiabilité et de leur crédibilité. Qu’à cela ne tienne, novices en la matière, nous ne le resterons pas longtemps –tout du moins dans la théorie- grâce à des précisions juridiques et des témoignages éclaircissants. Anne-Sophie Novel connaît son sujet : docteure en économie et journaliste spécialisée dans le développement durable, l’innovation sociale et l’économie collaborative, elle a écrit ce livre en intégrant des partenaires impliqués dans les projets qu’elle énumère, qu’il s’agisse des fondateurs de Zilok (location d’objets entre particuliers), de Ouicar (location de voitures entre particuliers), de Blablacar (covoiturage), de Ouishare ou de la Ruche qui dit oui. Ces contributeurs n’ont pas l’intention de nous convaincre du bien-fondé de cette économie de partage. Elle se justifie d’elle-même et nous séduit par la promesse d’une vie qui fait sens, en nous épargnant la passivité néfaste d’une économie qui impose plus qu’elle ne propose.


Citation:
Votre cuisine cache peut-être dans ses placards une machine à crêpes ou un appareil à raclette ? Vous possédez sans doute dans votre garage une tondeuse ou des appareils de bricolage que vous n’utilisez pas au quotidien ? Pourquoi les laisser dormir dans un coin alors qu’ils peuvent servir à d’autres quand vous n’en avez pas l’usage ?

Zilok
E-loue
Tipkin


Citation:
Prenons la voiture par exemple. Elle connaît un vrai désamour chez les jeunes et l’imaginaire automobile n’est plus ce qu’il était : en 2011, seulement 59% des 18-24 ans possédaient un véhicule, contre 74% il y a vingt ans.

Carpooling
Blablacar
MonsieurParking
Je loue mon camping-car


Citation:
Conçues comme des « écoles éphémères participatives », les « trade schools » fonctionnent donc grâce au troc entre particuliers passionnés : des cours de « taekwondo pour les nuls » au « choix de la non-scolarisation de ses enfants », en passant par des cours de guitare pour débutants ou un enseignement sur « la meilleure façon de danser du Michaël Jackson sur des talons de 15 centimètres », nul doute que vous devriez vous y amuser !

Cup of teach
Skilio
Leeearn



Interview d'Anne-Sophie Novel sur RUE 89.

Partager cet article
Repost0
13 octobre 2013 7 13 /10 /octobre /2013 20:07



Voici Paul. Il se promène avec sa fille, et s’engouffre dans une réflexion existentielle sur le sens de la vie qui le pousserait presque à la dépression. Un peu de mélancolie ouvrirait-elle la voie à la science-fiction ? Il faut le croire. Paul vit sur Terre mais s’envole parfois vers un autre monde qu’il a découvert lors de son enfance, dans des bandes-dessinées et des livres de science-fiction. Si vous-même êtes souvent émerveillé par les intuitions qui se dévoilent derrière ces romans de gare, une affinité immédiate se créera avec Paul.


« Comment lui faire comprendre que l’avenir de l’humanité se dévoilait dans des romans à deux sous ? Que des souvenirs venus du futur s’y reflétaient, comme dans une boule de cristal ? Comment prouver aux yeux du monde que ces sagas enluminées, retranscrites par des scribes maladroits, parlaient par prophéties à qui savait les lire ? »


On aimerait comprendre la chronologie des contacts extraterrestres avec le personnage et on s’accroche alors à une trame décousue, faite de projections déstabilisantes dans des années et des lieux différents, passant tantôt de 1958 à 1953, avant de se projeter en 1956 pour revenir en 1950. Les voyages s’effectuent parfois en moins de quatre planches –à peine le temps de comprendre ce qui vient de se passer. On évite ainsi l’écueil de la linéarité mais on rejoint malheureusement celui du chaotique.



L’empire de l’atome est indéchiffrable, et le peu que l’on décrypte ne donne pas particulièrement envie d’en savoir davantage. Il est regrettable que ce territoire fantastique ne soit pas davantage valorisé et que sa description n’ait pas fait l’objet de mises en scènes plus ambitieuses. Pour compenser notre déception, reste heureusement le personnage de Paul –cet amoureux de la science-fiction qui a poussé la passion au point d’en devenir un membre à part entière. Dans la remémoration de ses souvenirs, la psychologie d’un adorateur de la science-fiction se dessine progressivement, derrière des dessins au graphisme futuriste et aux couleurs techno-dynamiques.



A défaut d’être une bande dessinée qu’on aimera pour elle-même, les Souvenirs de l’empire de l’atome constituent un honnête hommage au monde de la science-fiction. Pour peu qu’un Philip K. Dick se trouve à notre portée, on se l’enverrait au fond du gosier aussitôt, pour épancher notre soif de science-fiction que cet album n’aura fait qu’attiser sans combler entièrement.

 

Citation:
- Je sens encore le dallage frais de la cuisine sous mes pieds nus… les brins colorés de la ficelle qui se tendent entre mes doigts… je vois les timbres. La poussière qui danse dans un rayon de soleil.
- Que contenait-il ?
- Un véritable trésor. Des dizaines de magazines et de livres de science-fiction.
- Sarah était-elle dans les parages, vous vous en souvenez ?
- Mais bon sang ! Vous ne comprenez pas ? Sarah n’était qu’une pauvre petite souillon en rut, égarée sur le mauvais continent, et qui sentait l’animal ! Elle ne tenait aucune place dans l’univers que m’ouvraient ces livres magiques ! Les aventures de John Carter sur Mars ! Le voyage dans l’atome d’or ! Les habitants du mirage !...


Partager cet article
Repost0
11 octobre 2013 5 11 /10 /octobre /2013 12:38


Connaître le sort de Sisyphe nous éclaircit d’emblée sur les intentions d’Albert Camus :


« Les dieux avaient condamné Sisyphe à rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où la pierre retombait par son propre poids. Ils avaient pensé avec quelque raison qu’il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir. »



Pauvre Sisyphe –et pauvre homme absurde. Car tout homme n’est pas Sisyphe, mais l’est seulement celui qui aura été un jour frappé par un instant de lucidité féroce. A partir de ce moment-là se révèle la question philosophique majeure : la vie mérite-t-elle d’être vécue malgré son inutilité absolue et apparente ? Si non, il faut se suicider. Si oui, il faut trouver une bonne raison de continuer à vivre. Celui-là qui continue est l’homme absurde, jonglant d’un jour sur l’autre entre espoir et lassitude.


Dans son exposé de la question, Albert Camus se montre austère et très peu engageant. Cherchant peut-être à prendre de la distance avec son sujet, il détaille les arguments et les réflexions avec une rigueur scientifique qui sied peu à la question, qui rebute souvent par une impression de manque d’empathie, mais qui finit toutefois de bouleverser par la pertinence des vérités ainsi discrètement révélées.


Inspiré et nourri de figures littéraires, Albert Camus disparaît le temps de deux chapitres derrière les interprétations absurdes des œuvres de Dostoïevski et de Kafka. Il nous donne ainsi la possibilité de renouveler notre regard et de compatir avec ces hommes absurdes qui, pour faire fuir la terreur de la mort, ont créé ce qu’on appelle parfois « l’œuvre d’une vie ».


Le mythe de Sisyphe est utilisé à escient pour dépasser son aspect tragique. Sisyphe est-il désespéré ? Parfois, sans doute, mais « il faut imaginer Sisyphe heureux » car « la lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme ». Si la seule et ultime raison qui nous conserve vivant est la vie elle-même, alors cela suffit.


Vraiment ? Il faut imaginer Albert heureux. Et si l’on y parvient, c’est que nous-mêmes le sommes encore un peu.



Citation:
« L'homme absurde entrevoit ainsi un univers brûlant et glacé, transparent et limité, où rien n'est possible mais tout est donné, passé lequel c'est l'effondrement et le néant. Il peut alors décider d’accepter de vivre dans un tel univers et d’en tirer ses forces, son refus d’espérer et le témoignage obstiné d’une vie sans consolation. »





Citation:
« J'en viens enfin à la mort et au sentiment que nous en avons. Sur ce point tout a été dit et il est décent de se garder du pathétique. On ne s'étonnera cependant jamais assez de ce que tout le monde vive comme si personne "ne savait". »




Par-delà le bien et le mal ?

« Là où la lucidité règne, l'échelle des valeurs devient inutile. »



Citation:
« Un monde qu’on peut expliquer même avec de mauvaises raisons est un monde familier. Mais au contraire, dans un univers soudain privé d’illusions et de lumières, l’homme se sent comme un étranger. Cet exil est sans recours puisqu’il est privé des souvenirs d’une patrie perdue ou de l’espoir d’une terre promise. Ce divorce entre l’homme de sa vie, l’acteur et son décor, c’est proprement le sentiment de l’absurdité. »



*Peintures d'André Masson

Puisqu'on parle de Sisyphe...

Une chanson des Pink Floyd : ICI

Et quelques peintures :



Sisyphe, par Franz von Stuck, 1920



Agrandir cette image

Le Titien
Partager cet article
Repost0
9 octobre 2013 3 09 /10 /octobre /2013 14:25





Réunissons en quasi-huis clos cinq personnages : Leo, Mariagrazia, Carla, Michel et Lisa. Tissons entre ces personnages des liens officiels : Mariagrazia est l’amie proche de Lisa et l’amante de Leo tandis que Carla et Michel sont ses enfants. Emberlificotons-les dans des liens officieux qui sauront créer la discorde : Leo est attiré par Carla tandis que Lisa, l’ancienne maîtresse de Leo, essaie de mettre le grappin sur Michel. Entourons ce marivaudage de quiproquos qui sauront semer la discorde et laissons la naïve Mariagrazia s’imaginer que l’éloignement progressif de son Leo est une conséquence de la perfidie de son amie Lisa, et nous pourrons obtenir une image ressemblante du casse-tête que sont capables d’imaginer des Indifférents.


Mais au fait, tous ces personnages sont-ils vraiment indifférents ? Il semblerait plutôt qu’ils ne soient que deux et qu’il s’agisse des enfants de Mariagrazia : Carla et Michel. Lancés sur leur vingtaine, ceux-ci vivent encore aux crochets d’une mère fantasque et excentrique qui les domine et contrôle la plupart de leurs choix de vie. En résulte une certaine apathie, cause de leur indifférence, et une quête d’identité qui les poussera à mettre en jeu leur existence au petit bonheur la chance, le masochisme semblant être l’explication la plus pertinente de leurs choix aberrants. Toute la durée du livre est censée nous maintenir dans un suspense insoutenable jusqu’à ce que nous sachions si, oui ou non, Carla se forcera à coucher avec Leo et si, oui ou non, Michel réussira à surpasser son dégoût pour Lisa et à se mettre en couple avec elle. Malheureusement, même si l’on comprend les ressorts grossiers qui poussent ces jeunes personnages à l’autodestruction, il sera difficile de se passionner pour leurs intrigues amoureuses et de se prendre d’intérêt pour leurs failles psychologiques. La classe bourgeoise a ses problèmes, si dérisoires qu’ils n’intéressent même pas les autres bourgeois.


A la manière de Knut Hamsun, Alberto Moravia a créé des personnages qui se jettent d’eux-mêmes dans l’humiliation ou la douleur en y prenant une certaine forme de plaisir qui n’ose pas se revendiquer comme tel. Toutefois, à la différence de cet autre écrivain, Alberto Moravia n’induit aucune subtilité de réflexion et ne se distancie pas une seconde de ses personnages, transformant leurs petites embrouilles en tragédies.


« Mais ces visions ne le tourmentaient pas, n’éveillaient en lui nul sentiment. Il aurait aimé être tout autre : indigné, plein de rancune et de haine. Il souffrait de se retrouver à ce point indifférent. »


On comprend le désespoir d’un jeune homme si indifférent. Peut-être même a-t-on déjà connu cette insensibilité apparente. Pourtant, aucune compassion ni intérêt n’est possible. Alberto Moravia nous a transmis l’indifférence de ses personnages. On comprend que c’est embêtant, mais on ne va pas s’apitoyer…





Citation:
« Il aurait voulu se passionner. C’était pour la famille une question vitale : « Voyons, se disait-il, c’est notre existence qui est en jeu… D’un moment à l’autre, nous pouvons être réduits à n’avoir plus que juste de quoi manger. » Mais, en dépit de ses efforts pour s’échauffer un peu, il restait de glace, il demeurait étranger à cette ruine. C’était comme s’il eût assisté à une noyade sans lever le doigt. »



peinture de Harold Bruder

Partager cet article
Repost0
8 octobre 2013 2 08 /10 /octobre /2013 11:59


Le Paris que vous verrez dans Minuit à Paris n’existe pas –ou n’existe que dans les films de Woody Allen. Les premières minutes forment une comédie à mourir de rire. En promenant sa caméra dans les rues de la capitale, Woody Allen nous fait découvrir une ville baignée d’une luminosité qui ne doit rien au naturel. Aberration suprême : les rues et les parcs sont vides ! Un ou deux badauds, une ou deux voitures roulant au pas, se glissent parfois subrepticement pour éviter une supercherie trop voyante. Plus tard, une fois la scène d’exposition passée, l’étonnement sera toujours aussi vif : le Paris choisi par Woody Allen est nostalgique au possible. Les rues sont pavées, bordées d’antiques lampadaires, et ne débouchent que sur des boutiques de seconde-main, de vieux bistrots ou des restaurants sophistiqués. Un seul point authentique : les français ne parlent pas anglais. Discrète pointe d’ironie dans laquelle on pourra enfin saluer le réalisme de Woody.



Cette affabulation n’est cependant pas un problème. Woody Allen a choisi de mettre en valeur Paris telle qu’il l’apprécie et son film ne revendique aucune valeur documentaire. On commence toutefois à se poser des questions sur la nécessité de Minuit à Paris lorsqu’on entend le réalisateur avouer que la conception du scénario lui a posé problème et l’a laissé manchot devant une page blanche pendant plus de six semaines. Le manque d’inspiration se ressent en effet devant ce film qui avance un peu à l’aveuglette. Si le désaccord amoureux entre Gil et Inez est parfois drôle et s’accompagne de joutes verbales et de désaccords savoureux –quoique convenus et caricaturaux-, les virées nocturnes de Gil dans un Paris vieille époque où s’ébattent les plus grands noms de la littérature et de la peinture sont plus lassantes. L’admiration excessive d’un groupie se pâmant devant des figures exagérément provocantes –mais toujours très politiquement correctes- font de ce film un hommage bruyant et démonstratif.

Partager cet article
Repost0
7 octobre 2013 1 07 /10 /octobre /2013 11:57



Lorsque le compteur électrique s’éteint, le conteur lunaire s’allume…
L’histoire est aussi simple que ça et nos aïeux, qu’on imagine rassemblés en veillées nocturnes sous un ciel lunaire, la connaissent déjà. La télévision n’est qu’un pauvre succédané des nuits qu’elle illumine.


C’est donc ça que nous raconte Fred ? Des histoires qui sentent le romantisme vieillot nourri aux clichés d’un clair de Lune ? On pourrait le craindre si l’histoire du conteur électrique n’était pas, en fait, une histoire dirigée contre l’hégémonie télévisuelle du compteur électrique et pour la rêverie gratuite.


Avec un sens de la caricature subtil et mordant, Fred introduit ses planches en faisant surgir l’exécrable Président, maître-gouverneur des chaînes télévisées du monde entier. C’est un mauvais jour pour lui –quiconque osera d’ailleurs le saluer d’un « bonjour » se souviendra du soufflet dont il écopera pour sa punition- car les chiffres de l’audimat ne cessent de s’effondrer. Incompréhensible puisque les programmeurs s’évertuent pourtant à concocter des programmes de plus en plus médiocres pour la déchéance de leurs spectateurs.


A en devenir dingue ! Puisque tout devient sans cesse plus naze, comment se fait-il que le public ne s’amoncelle pas en masse devant son écran ? Les conseillers du Président n’osent tout d’abord pas le dire et puis, forcés d’avouer, ils chuchotent, sur le ton de l’hypothèse vague : les gens préfèrent regarder la Lune plutôt que la télévision.


Aux sources de cet engouement excentrique ne pouvait se trouver qu’un reclus de la société. Monsieur Mousse, après avoir été envoyé dans une chambre de bonne sous les toits, sans électricité ni distraction autre que la lucarne surplombant son lit, a découvert avec délice les charmes des contes lunaires. Monsieur le Président se laissera-t-il charmer à son tour ?



Un marginal et sa poésie s’opposent à un homme d’affaires sans vergogne, qui a poussé la télévision au pinacle des valeurs du monde moderne. On frissonne : allons-nous succomber au péché du stéréotype ? Un peu, certes, mais assez peu pour que cela reste bon. Le plaisir naît de la douce revanche qui s’effectue sur la domination des valeurs commerciales au profit de la rêverie gratuite et sans ambition. Le cynisme ridicule du Président nous fera rire davantage que les élucubrations oniriques d’un Monsieur Mousse à la mélancolie indomptable.


L’histoire du conteur électrique est une jolie histoire que la Lune elle-même aurait pu raconter et qui, comme ses récits, s’imprègne si délicatement dans les esprits qu’elle risque à tout instant de se faire éjecter par la fulgurance du Bigdil. A moins que le compteur électrique ne soit en rade…




Citation:

- Je vous ai préparé une soupe aux étoiles, ce soir.
- Une soupe aux étoiles ?
- Oui. J’ai trouvé des pâtes en forme d’étoiles. Ça vous changera un peu de la soupe aux choux.


Partager cet article
Repost0
4 octobre 2013 5 04 /10 /octobre /2013 12:54



C’était le bon vieux temps… Ambiance folklorique oblige, La jungle s’ouvre sur une cérémonie lituanienne de l’acziavimas. Un défilé de personnages s’anime sous nos yeux : Teta Elzbieta apporte les mets du banquet, la grand-mère Majauszkiene complète avec le plat débordant de pommes de terre, Tamoszius Kuszleika remplit la salle des mélodies endiablées et joyeuses qu’il tire de son violon, faisant danser les invités au nombre desquels on découvre Jurgis et Ona, tandis que Marija Berczynskas, infatigable, se démène d’un bout à l’autre de la salle pour assurer le bon déroulement de la cérémonie, veillant à ce que les règles et les traditions soient appliquées selon le bon ordre. On ne s’ébroue pas dans la richesse mais enfin, il y a des pommes de terre, du jambon, de la choucroute, du riz bouilli, de la mortadelle, des gâteaux secs, des jattes de lait et de la bière ; et puis surtout, les retrouvailles sont joyeuses et animées ; elles consolident un peu plus une communauté déjà chaleureuse.


C’était le bon vieux temps, et il faudra se souvenir de cette cérémonie dans le pays comme le dernier épisode heureux vécu par Jurgis et Ona. Les deux jeunes personnes ont à peine la vingtaine lorsqu’elles décident de prendre le bateau, de traverser l’Atlantique et d’atteindre les Etats-Unis. Il paraît qu’ici, le travail se trouve facilement, que les salaires sont élevés, et que les logements et les institutions modernes permettent à n’importe quel individu méritant de s’installer confortablement dans le bonheur d’une existence aisée. Pour ce qui est du mérite, Jurgis et Ona, accompagnés de quelques autres membres de leurs familles, n’ont pas de soucis à se faire. Ils ont été élevés à la dure et ne chôment jamais. Les Etats-Unis n’ont qu’à bien se tenir.


Le désenchantement commence sitôt arrivés dans les quartiers pauvres de Chicago. Grisaille et misère se conjuguent avec l’aspect déshumanisé d’un monde industriel qui a aboli toute ressource naturelle. Les paysages verdoyants de la Lituanie semblent ne pas pouvoir trouver d’égaux, jusqu’à ce que Jurgis découvre les abattoirs, dont le système de production ingénieux rivalise avec les prodiges de la nature. L’installation est gigantesque : entièrement mécanisée, elle permet d’abattre huit à dix millions d’animaux chaque année. Pour cela, l’usine emploie trente mille personnes. Elle fait vivre directement deux cent cinquante mille personnes ; indirectement un demi-million. Ses produits submergent le marché mondial et nourrissent une trentaine de millions de personnes. Nous sommes en 1906 et les prémisses catastrophiques d’un monde industrialisé, sans âme, perdu dans les affres du bénéfice, ont déjà germé : la déchéance est imminente.


La jungle semble d’abord accueillante. Elle fournit du travail à tous nos lituaniens nouvellement arrivés et leur offre un salaire plus généreux qu’ils ne l’auraient espéré. Malheureusement, le coût de la vie aux Etats-Unis est également plus élevé que prévu. On leur promet la propriété puis on les roule en leur faisant payer des charges mensuelles et annuelles qui les éloignent sans cesse davantage de l’acquisition définitive. Les enfants doivent bientôt se mettre au travail pour permettre à la famille de subsister. Pour une journée entière de labeur, ils ramènent quelques cents, une somme dérisoire. Passe encore lorsque les parents ont du travail mais bien souvent, après la frénésie productive qui précède les fêtes de fin d’année, les usines ferment sans préavis et laissent à la rue des milliers d’employés affamés et abrutis par la fatigue. Il faut alors trouver du travail ailleurs –même si toutes les entreprises du coin appartiennent à la même famille-, vivre d’expédients, envoyer les enfants faire la manche dans la rue, grappiller quelques repas en échange d’un verre d’alcool. Très rapidement, la force vitale d’Ona et de Jurgis s’éteint. On se souvient de l’émerveillement naïf, de l’énergie intarissable et de la joie pure qui les animait encore en Lituanie. On constate que tout cela a commencé à s’éteindre après quelques mois aux Etats-Unis, avant de disparaître complètement au bout de quelques années. On comprend que la misère et la fatigue seules ne sont pas responsables de leur déchéance. Le mal est plus sournois : derrière des apparences accueillantes, il désolidarise les individus, les isole dans un mur de silence et les empêche de trouver du réconfort en faisant briller sous leurs yeux des promesses de richesse et d’ascension sociale plus attirantes que l’assurance d’un foyer uni, se satisfaisant à lui-même.




Si la Jungle désigne métaphoriquement cette vie tournant autour des abattoirs de Chicago, les abattoirs constituent quant à eux la métaphore terrible de la destinée humaine :


« On dirigeait d’abord les troupeaux vers des passerelles de la largeur d’une route, qui enjambaient les parcs et par lesquelles s’écoulait un flux continuel d’animaux. A les voir se hâter vers leur sort sans se douter de rien, on éprouvait un sentiment de malaise : on eût dit un fleuve charriant la mort. Mais nos amis n’étaient pas poètes et cette scène ne leur évoquait aucune métaphore de la destinée humaine. Ils n’y voyaient qu’une organisation d’une prodigieuse efficacité. »


Les animaux aussi bien que les êtres humains sont à la merci des abattoirs. Sophistiqués comme jamais, ils émerveillent encore, alors qu’aujourd’hui ils répugneraient aussitôt. C’est que tout leur potentiel d’hypocrisie, de manipulation –pour ainsi dire de sordide- n’a pas encore été révélé. Qu’est-ce qui tue vraiment les employés des abattoirs ? Outre le travail inhumain, on soupçonne la perfidie des moyens.


La Jungle nous révèle que la déchéance moderne a déjà une longue expérience derrière elle. La pourriture de l’hyper-industrialisation que l’on connaît aujourd’hui existait déjà au début du 20e siècle aux Etats-Unis. Ce qui nous différencie des lituaniens ignorants de ce roman tient à peu de choses : eux pensaient vraiment que la société capitaliste permettrait l’épanouissement des individus tandis que nous sommes bien peu nombreux à le croire encore –mais dans les deux cas, les individus sont bernés. La tactique début du 20e siècle pour juguler le mécontentement consistait à épuiser les travailleurs, à les désolidariser, à leur faire perdre toute dignité humaine. La duperie ne pouvait cependant pas fonctionner éternellement et Upton Sinclair nous décrit la constitution progressive des forces opposantes socialistes s’unissant pour faire face aux débordements de l’entreprise Durham. Dans cette dernière partie de la Jungle, la tension rageuse accumulée tout au long du livre trouve un exutoire dans le discours et l’action politiques. Si les socialistes finissent par remporter les élections locales, la victoire reste cependant fragile : « Les élections n’ont qu’un temps. Ensuite, l’enthousiasme retombera et les gens oublieront. Mais, si vous aussi, vous oubliez, si vous vous endormez sur vos lauriers, ces suffrages que nous avons recueillis aujourd’hui, nous les perdrons et nos ennemis auront beau jeu de se rire de nous ! ».


La suite de l’histoire reste en suspens. Pendant ce temps, la Jungle sera traduite en dix-sept langues et entraînera les menaces des cartels mais aussi l’approbation de la masse populaire. Des enquêtes viendront confirmer la véracité des propos rapportés par Upton Sinclair avant que le président Theodore Roosevelt ne le reçoive à la Maison-Blanche pour entamer une série de réformes touchant l’ensemble de la vie économique du pays. La conclusion n’est pas joyeuse pour autant. Plus d’un siècle vient de passer mais le roman entre encore en écho avec la déchéance industrielle de notre époque. Certes, aux Etats-Unis ni en Europe, plus personne ne meurt d’épuisement physique, plus aucun enfant n’est exploité et tout employé peut bénéficier –en théorie- des protections sociales et sanitaires de base. Mais nous sommes-nous vraiment échappés de l’abattoir ? Il semblerait plutôt que le mal se soit déplacé –peut-être même a-t-il carrément retourné sa veste pour s’emparer de ce qui manquait alors cruellement aux personnages du roman : le confort. Les coups, les mutilations, le froid destructeur, la chaleur vectrice de maladies, les engelures, les brimades, la tuberculose, les noyades –toutes ces violences physiques faites aux corps des habitants du premier monde deviennent des métaphores vénéneuses des violences morales faites aux habitants du deuxième monde. A bien y réfléchir, notre situation est tout aussi désespérée : nous ne savons plus que nous sommes victimes car notre corps ne se désagrège plus –ou si peu- au fil des saisons. Nous ne savons pas, et nous sommes comme ces porcs que l’on conduit à l’abattoir :


« Chacun d’entre eux était un être à part entière. Il y en avait des blanc, des noirs, des bruns, des tachetés, des vieux et des jeunes. Certains étaient efflanqués, d’autres monstrueusement gros. Mais ils jouissaient tous d’une individualité, d’une volonté propre ; tous portaient un espoir, un désir dans le cœur. Ils étaient sûrs d’eux-mêmes et de leur importance. Ils étaient pleins de dignité. Ils avaient foi en eux-mêmes, ils s’étaient acquittés de leur devoir durant toute leur vie, sans se doute qu’une ombre noire planait au-dessus de leur tête et que, sur leur route, les attendait un terrible Destin. »


Le socialisme a changé la couleur des murs de l’abattoir. On aimerait pouvoir dire qu’il a œuvré davantage mais ce n’est certainement pas le cas car la lecture de la Jungle, plus d’un siècle après sa première publication, est encore saisissante et ne laissera pas de remuer des plaintes sourdes qui signifient que le massacre ne s’est pas arrêté.





Citation:
« A l’abattage, les ouvriers étaient le plus souvent couverts de sang et celui-ci, sous l’effet du froid, se figeait sur eux. Pour peu que l’un d’eux s’adossât à un pilier, il y restait collé ; s’il touchait la lame de son couteau, il y laissait des lambeaux de peau. Les hommes s’enveloppaient les pieds dans des journeaux et de vieux sacs, qui s’imbibaient de sang et se solidifiaient en glace ; puis une nouvelle couche s’ajoutait à la précédente, si bien qu’à la fin de la journée ils marchaient sur des blocs de la taille d’une patte d’éléphant. De temps en temps, à l’insu des contremaîtres, ils se plongeaient les pieds dans la carcasse encore fumante d’un boeu ou se précipitaient à l’autre bout de la salle s’arroser le bas des jambes avec des jets d’eau chaude. Le plus cruel était qu’il était interdit à la majorité d’entre eux, en tout cas à ceux qui maniaient le couteau, de porter des gants ; leurs bras étant blancs de givre et leurs mains engourdies, les accidents étaient inévitables. En outre, en raison de la vapeur qui se formait au contact du sang fumant et de l’eau chaude, on ne voyait pas à plus de trois pas devant soi. Quand on considère de surcroît que, pour respecter les cadences imposées, les ouvriers des chaînes d’abattage couraient en tout sens avec, à la main, un couteau de boucher aiguisé comme un rasoir, on peut être étonné qu’il n’y eût pas davantage d’hommes éventrés que d’animaux. »






Citation:
« Les enfants ne se portaient pas aussi bien qu’au pays. Comment leurs parents auraient-ils pu savoir que leur maison ne disposait pas de tout-à-l’égout et que les eaux usées de quinze années stagnaient dans une fosse creusée sous leur habitation ? Comment auraient-ils pu savoir que le lait bleuâtre qu’ils achetaient au coin de la rue était étendu d’eau et additionné de formol ? Dans leur pays, Teta Elzbieta soignait les petits avec des plantes qu’elle cueillait dans la campagne ; ici, elle devait aller les acheter à la pharmacie sous forme d’extraits. Comment aurait-elle pu deviner que ceux-ci étaient falsifiés ? Comment Jurgis et les siens se seraient-ils doutés que leur thé, leur café, leur sucre, leur farine étaient frelatés, que, pour en rehausser la teinte, on avait ajouté des sels de cuivre dans leurs conserves de petits pois et des colorants azoïques dans leurs confitures ? Et même l’auraient-ils su, qu’auraient-ils pu y faire puisqu’on ne pouvait rien se procurer d’autre dans un rayon de plusieurs miles ? »






Citation:
« [Les entreprises] déduisaient systématiquement une heure de salaire pour tout retard, fût-il d’une minute. Le système était d’autant plus rentable que les retardataires devaient malgré tout travailler les cinquante-neuf minutes restantes. Il était hors de question d’attendre en se tournant les pouces. Par contre, ceux qui arrivaient en avance ne recevaient aucne compensation, alors que les contremaîtres attelaient fréquemment l’équipe à la tâche dix ou quinze minutes avant la sirène. C’était ainsi tout au long de la journée. Aucune heure incomplète, « interrompue » comme on disait, n’était rétribuée. Par exemple, si un ouvrier travaillait cinquante minutes pleines et n’avait plus rien à faire le reste de l’heure, il ne touchait pas un sou. C’était une lutte perpétuelle, qui tournait presque à une guerre ouverte entre les contremaîtres d’un côté, qui essayaient de hâter le travail, et les ouvriers de l’autre, qui s’efforçaient de le faire durer autant qu’ils le pouvaient. »



Pour un résumé :

Citation:
« Considérez le gâchis engendré par une production aveugle et non planifiée : fermetures d’usines, ouvriers mis à pied, marchandises pourrissant dans les entrepôts ! Considérez l’activité des boursicoteurs qui paralysent des secteurs industriels entiers et en stimulent d’autres artificiellement dans le seul but de spéculer ! Pensez aux transferts de capitaux et autres faillites bancaires, aux crises, aux paniques qui vident les villes de leurs habitants et réduisent les populations à la famine ! Pensez à l’énergie stérilement dépensée en recherche de débouchés et en métiers inutiles, comme ceux de commis voyageur, d’avoué, de colleur d’affiches, d’agent publicitaire ! Songez aux conséquences néfastes de la surpopulation des villes, rendue inévitable par la concurrence et le prix trop élevé des transports dû à la situation de monopole des chemins de fer : taudis, air vicié, maladies, vies gâchées. Songez au temps et à la quantité de matériaux nécessaires à la construction de gigantesques immeubles de bureaux et au creusement de leur sous-sol ! Gardez-vous d’oublier le secteur de l’assurance et la masse énorme de travail de bureau qu’il génère, tout cela en pure perte… »


*peinture de James Ensor : Squelettes voulant se chauffer, 1889
* photos de l'Union Stock Yards, 1890

Partager cet article
Repost0
3 octobre 2013 4 03 /10 /octobre /2013 12:51




Li-Chin Lin se considère comme une rescapée miraculeuse de la propagande taïwanaise en faveur du régime dictatorial du Kuomintang. La première partie de Formose nous donne une vision de cet endoctrinement, tel qu’il le fut vécu par l’âme innocente d’un enfant –qui pourrait être également l’âme innocente d’un adulte ignorant. Mais au fait, est-il possible de n’avoir jamais connu autre chose que les discours manipulateurs du parti au pouvoir ? Après réflexion, l’existence d’une telle catégorie de taïwanais semble improbable. Les habitants de Formose, soumis à la colonisation depuis le IIe siècle, n’ont jamais perdu l’unité d’une culture qui leur est propre et que les nombreuses vagues de peuplement n’ont jamais réussi à dissiper. Si les discours officiels du Kuomintang sont convaincants, ils ne le sont toutefois pas assez pour faire disparaître des siècles de traditions.


Au moment où Li-Chin Lin est enfant, Taïwan est soumise au joug chinois. Celui-ci succède directement à la colonisation japonaise et s’évertue à vilipender les gouvernements précédents pour mieux imposer la légitimité de sa domination. Le 20e siècle voit s’affronter l’âme taïwanaise, l’ombre japonaise et le corps chinois. Entre ces trois cultures, définies par trois langues et trois paradigmes différents, la petite fille voit apparaître ses premières contradictions identitaires. Richesse ou schizophrénie destructrice ? Li-Chin Lin semble avoir personnellement peu pâti de ces affrontements culturels -elle a plutôt su en percevoir la richesse- mais l’identité de la Formose millénaire n’est pas du même avis.


Sans haine ni regrets, Li-Chin Lin raconte la crédulité et l’aveuglement –couplé au silence de sa famille- de ses années d’enfance et d’adolescence. Le réveil n’est permis qu’à ceux qui auront survécu à la pression des exigences lycéennes et qui auront négligé la voix royale des études techniques pour se lancer dans une formation obsolète –dans l’étude de l’histoire, par exemple. La propagande se dévoile, révélée par les discours de professeurs intègres qui cessent enfin d’être à la solde du régime. Même ainsi, l’apprentissage de la réalité est violent –pourquoi croire en ces discours plutôt qu’en ceux du Kuomintang ? Le temps viendra à bout des dernières réticences de l’auteure, jusqu’à ce qu’elle prenne progressivement conscience de l’oppression vécue par Taïwan, et jusqu’à ce qu’elle comprenne les raisons de la pérennité dictatoriale. Aucun pays puissant au monde n’a intérêt à défendre les intérêts d’une île aussi économiquement insignifiante que Formose. La faute aux taïwanais silencieux ; aux japonais obséquieux ; aux chinois tyranniques ; au monde indifférent ; la faute à tout le monde et à personne, car nul endroit au monde n’est meilleur ou pire que Taïwan. C’est la conclusion à laquelle aboutit Li-Chin Lin lorsqu’elle se rend à une manifestation pacifique à Genève pour défendre les droits de l’homme –où elle finit menottée !


Dans cette perspective apparemment pessimiste, l’auteure laisse toutefois l’espoir se manifester. Quoique tyrannique, injuste et violente, l’histoire fonde durablement une trame culturelle qui nourrit sa population, à condition que celle-ci soit consciente des processus qui se jouent trop souvent à son insu. Et pour commencer à pallier à cette ignorance, cette bande dessinée étonnante, accessible et enrichissante mérite le détour.


Citation:
- Petite, la panne d’électricité est importante pour le dépouillement des votes. Dans le noir, des choses « magiques » peuvent se passer. Imaginons que ma casquette est une urne. On y met un bulletin de vote… Maintenant, ferme les yeux comme s’il y avait une panne d’électricité.
- …
- Ouvre les yeux. La lumière revient…
- Mais… il y a plus de bulletins qu’avant ! Je connais votre jeu ! Vous avez mis les autres bulletins pendant que je fermais les yeux… c’est nul !
- Bravo, tu as tout compris. Voilà ce qui s’est passé pendant la panne d’électricité pour le dépouillement.



Un extrait : ICI

Partager cet article
Repost0